L’intelligence artificielle en classe : abandonner, céder ou se tenir debout?
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catégorisé, N. (2025). L’intelligence artificielle en classe : abandonner, céder ou se tenir debout?. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=13591Chicago
catégorisé Non. "L’intelligence artificielle en classe : abandonner, céder ou se tenir debout?." Histoire Engagée, 2025. https://histoireengagee.ca/?p=13591.Edward Dunsworth[1]
Traduit de l’anglais par Camille Robert[2]
Deux approches dominent le débat sur la manière dont le personnel enseignant devrait gérer l’« intelligence artificielle » générative en classe : abandonner ou céder.
Abandonner. Face à une nouvelle technologie idéale pour la triche, plusieurs professeur·es et chargé·es de cours baissent les bras, avec un certain désespoir. C’était le constat qui émergeait d’un article du New York Magazine, largement partagé en mai dernier. «Everyone is cheating their way through college: ChatGPT has unraveled the entire academic project», proclamait son titre alarmiste. L’article dresse un portrait pessimiste avec, d’un côté, des étudiant·es qui utilisent l’IA pour tricher, constamment et sans scrupules, et de l’autre, des professeur·es à court d’idées pour y faire face. « ‘Chaque fois que j’en parle à un collègue, la même solution revient : la retraite’, a raconté un professeur au journaliste James D. Walsh. ‘Quand vais-je prendre ma retraite? Quand pourrai-je y échapper?’ C’est ce à quoi nous pensons tous en ce moment».
Céder. Une deuxième réaction a été de se laisser séduire par le battage médiatique autour de ChatGPT et d’adopter l’IA générative comme outil pédagogique. «C’est l’occasion de laisser place à la créativité dans les salles de classe», s’est enthousiasmée l’historienne Jo Guldi dans une entrevue accordée en 2024, en ajoutant que cela permettrait également de «rehausser le niveau d’exigence quant à la qualité du travail que nous attendons de nos étudiant·es». Ainsi, des professeur·es encouragent les étudiant·es à utiliser l’IA non seulement pour des tâches routinières comme la transcription et la compilation de données, mais aussi pour des activités plus réflexives telles que le remue-méninges, l’analyse et même la rédaction. Mark Humphries, qui a plaidé en faveur de l’IA auprès des historien·nes du Canada, a audacieusement déclaré dans un article publié en février dernier qu’avec l’utilisation croissante de cet outil par les étudiant·es, «les thèses mal rédigées, les arguments non étayés et les dissertations narratives sans argumentation deviendront chose du passé».
Je rejette ces deux approches[3]. Non pas parce que je ne saisis pas le défi majeur que représente l’IA générative pour l’enseignement des sciences humaines et sociales (et pour notre société en général), mais précisément en raison de cela[4]. Alors que de nombreuses personnes, dans les universités et ailleurs, confient de plus en plus la réflexion et l’écriture à des outils informatisés, les historien·nes et autres intellectuel·les ne devraient pas éviter le défi, mais le relever. Nous reconnaissons (ou devrions reconnaître) la valeur de la réflexion approfondie et du travail persévérant, que ce soit dans le cadre de projets de recherche ou de rédaction complexes. Nous comprenons (ou devrions comprendre) ce que les étudiant·es perdent lorsqu’ils et elles délaissent ces tâches. Plutôt que d’abandonner ou de céder, nous devons nous tenir debout et prendre la parole. Pour nos étudiant·es, pour notre discipline et pour la pérennité des pratiques humaines vieillottes telles que la réflexion et l’écriture.
Pour ce faire, je dois d’abord préciser exactement ce dont il est question quand j’évoque l’«IA» et quelles fonctions, parmi toutes celles que recouvre ce vaste terme, me préoccupent. « En toute franchise », écrivent Emily M. Bender et Alex Hanna dans leur nouveau livre, The AI Con, «l’IA est un terme de marketing. Il ne fait pas référence à un ensemble cohérent de technologies. L’expression “intelligence artificielle” est utilisée lorsque les personnes qui développent ou commercialisent un ensemble particulier de technologies ont intérêt à faire croire que leur produit est similaire à ce que font les humains».
Aujourd’hui, une grande variété de tâches informatisées sont qualifiées d’« IA » : de la transcription et la traduction à la reconnaissance faciale, en passant par la génération de textes et d’images. La cooptation d’un ensemble de fonctions sous la bannière de l’« IA » représente une partie du défi face aux partisans de ces technologies, que ce soit dans le milieu universitaire ou ailleurs. Cette confusion permet de dépeindre les détracteurs de ChatGPT comme des technophobes paranoïaques, vêtus de toges et isolés, étudiant des manuscrits anciens à la lueur d’une chandelle. (En fait, ça semble plutôt agréable, mais je m’égare.) Je serai donc précis. Ce que je souhaite critiquer ici, ce n’est pas l’utilisation de logiciels (que vous pouvez appeler « IA » si vous voulez) pour des tâches comme la transcription, la recherche de mots-clés, la vérification orthographique ou l’extraction des chiffres d’un texte vers un tableau (à condition que ça fonctionne). Il y a certainement des critiques à faire de ces technologies, et elles suscitent des débats animés depuis plusieurs années. Mais ce n’est pas ma cible. Je vise plutôt l’utilisation d’outils d’IA générative tels que ChatGPT pour remplacer le travail de réflexion et d’écriture.
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Un peu partout, des professeur·es branché·es s’empressent de rejoindre le train de l’IA générative. Jo Guldi, la professeure enthousiasmée par la manière dont ChatGPT stimulerait la créativité des étudiant·es, était interviewée aux côté de six autres historien·nes dans un épisode du balado de l’American Historical Association, History in Focus, consacré à l’IA générative et à l’enseignement de l’histoire. Trois d’entre eux étaient très optimistes. Pensant aux étudiant·es «qui ont de la difficulté à structurer leur projet créatif» ou qui « ont des idées pas complètement abouties », l’historienne et spécialiste des humanités numériques Kalani Craig a affirmé que « le fait d’avoir un interlocuteur qui ne porte pas de jugement est un moyen très utile pour les étudiants d’expérimenter avec leurs idées». Ces derniers peuvent ensuite « sortir ces idées de ChatGPT pour les mettre au service de leur propre réflexion ».
Ce ne sont pas que les profs. Il semble que tout le monde utilise maintenant l’IA générative dans son travail quotidien : avocats, enseignantes, administrateurs, syndicalistes, employées d’organisations à but non lucratif… Ce ne sont là que quelques exemples tirés de mes interactions personnelles. Et, bien sûr, les étudiant·es.
Je suis convaincu que nous avons beaucoup à perdre avec cet engouement pour l’externalisation de notre écriture, et bien plus qu’on peut se l’imaginer.
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Écrire, c’est réfléchir. Cette affirmation peut ressembler à un cliché d’écrivain, mais elle reste vraie. Quand vous préparez pour la première fois une conférence, un chapitre de thèse, un livre, voire un article pour Active History [ou Histoire Engagée!], tout semble si simple. «Ça sera facile», pensez-vous. «Ça me prendra deux jours, maximum». Une fois que vous vous installez pour écrire, cet optimisme débordant s’éteint. Écrire, c’est difficile. C’est douloureux. La rédaction amène différentes phases de doute. Les idées semblaient si naturelles et fluides dans votre tête. Maintenant, vous vous trouvez face à une page blanche et les phrases qui émergent sont maladroites et gênantes. Vous êtes sans cesse confronté à des questions agaçantes. Qu’est-ce que j’essaie de dire? Qui s’en préoccupe? Pourquoi je me donne tout ce mal?[5]
Considérant la nature pénible de cette expérience, il n’est pas surprenant que certaines personnes veuillent éviter tout ce tracas et se rendre directement à la fin. Ou du moins à une fin. Car tout·e écrivain·e vous dira que la fin est déterminée par le chemin emprunté pour y arriver. Il est assez rare qu’un texte soit écrit exactement comme il a été esquissé. Pourquoi? Parce qu’écrire, c’est réfléchir.
Sur la page, vous êtes confronté aux lacunes de votre réflexion, aux failles de vos preuves, aux défauts de votre argumentation. Vous prenez conscience de questions importantes que vous n’aviez pas envisagées. Le processus d’écriture consiste à résoudre ces problèmes, à trouver la meilleure façon de transmettre ce que vous essayez d’exprimer. Aussi exigeant que cela puisse être, le résultat est satisfaisant, pour un bref instant.
C’est satisfaisant parce que vous avez créé un produit fini dont, espérons-le, vous tirez une fierté. Mais une satisfaction plus profonde vient certainement du fait d’avoir résolu un problème (ou, plus précisément, des dizaines de problèmes interreliés). Le plaisir de compléter le cube Rubik ne s’explique pas par les six faces brillantes et monochromes. C’est la fierté d’y être parvenu. (Je suppose, car j’ai tenté sans succès de résoudre un cube Rubik. Je ferais mieux de me limiter à l’écriture.)
Si écrire, c’est réfléchir, alors l’externalisation de l’écriture amène une externalisation de la réflexion. Et cette tendance s’accélère à un rythme effréné. Cela devrait nous préoccuper ; en tant qu’enseignant·es, mais aussi en tant que citoyen·nes.
Le but de notre enseignement n’est pas d’engendrer des «produits» sous forme de dissertations, de balados et de cahiers d’examen griffonnés. «Nous ne demandons pas aux étudiants de rédiger un travail de dix pages sur les traités de Westphalie parce qu’il y a une pénurie mondiale de textes sur le sujet», a judicieusement observé Irina Dumitrescu dans un essai publié sur The Walrus consacré à ChatGPT et l’enseignement de l’écriture. L’objectif de ces travaux, c’est précisément le processus qui consiste à les réaliser.
Les compétences acquises grâce à la recherche, à la réflexion et à la rédaction (et mobilisées pour les dissertations) ont des retombées positives dans de nombreuses autres sphères. Ces compétences contribuent à la résolution de problèmes. Et qu’est-ce que la vie, sinon une succession de problèmes à résoudre?
À quelle université devrais-je aller? Pour quel parti vais-je voter aux élections? Que puis-je faire face à mon propriétaire négligent? Comment mon équipe peut-elle développer une meilleure stratégie de communication pour l’entreprise? Comment notre syndicat doit-il préparer la prochaine ronde de négociations? Ce sont toutes des questions auxquelles ChatGPT répondrait rapidement. Mais ces réponses permettront-elles d’obtenir les résultats souhaités? Si les représentants syndicaux s’appuient sur une plateforme de négociation tirée de ChatGPT, comment s’en sortiront-ils face aux avocats redoutables de l’employeur?
Face à l’IA générative, notre rôle consiste notamment à défendre la valeur de la réflexion – une réflexion laborieuse, douloureuse et frustrante. Ce n’est pas une mince tâche. Mais y renoncer, c’est renoncer à nos étudiant·es, dont la plupart sont à un âge où la technologie est attrayante, leur offrant des dissertations instantanées pour un minimum d’effort et avec peu de risques de se faire prendre. Ils et elles méritent mieux de notre part.
Est-ce la fin du monde si un·e étudiant·e n’a pas pleinement réfléchi aux répercussions des traités de Westphalie, de la révolution haïtienne ou de la Confédération canadienne? Bien sûr que non. Mais en sautant ces étapes, l’étudiant·e se prive d’une expérience et d’une expertise en matière de résolution de problèmes, des compétences essentielles pour la vie, sans parler du travail ou des études.
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Je suis étonné de constater à quel point certains collègues semblent prêts à rejeter les compétences et les connaissances acquises individuellement et collectivement au fil des décennies. Avons-nous une si faible estime de nous-mêmes et de nos capacités? Mark Humphries affirme que les versions avancées de ChatGPT sont «aussi compétentes qu’un bon doctorant pour effectuer des tâches comme l’analyse de documents, l’interprétation historique et les revues de littérature». Ça peut sembler impressionnant, jusqu’au moment où on se rappelle que ce logiciel n’«analyse», n’«interprète» ni n’«examine» quoi que ce soit. ChatGPT exploite une grande quantité de textes et répond à une requête en prédisant le mot qui devrait suivre. Il est en mesure de produire un essai historiographique convaincant parce qu’il s’approprie des dizaines de textes du genre et imite leur ton, leur structure et leur contenu. En d’autres termes, il est capable de passer pour un «bon doctorant» parce qu’il régurgite le travail passé de (véritables) doctorant·es et d’autres personnes.
Humphries propose également de confier le travail de révision aux ordinateurs. Il recommande aux étudiant·es d’utiliser ChatGPT pour réviser leurs travaux, louant sa capacité à expliquer les raisons qui motivent les modifications. «À mon avis, il n’y a pas de différence entre cela et encourager les étudiants à se rendre au centre d’aide à la rédaction». Ce qu’Humphries et ceux qui partagent son point de vue oublient, c’est que la révision n’est pas un processus mécanique. Il ne s’agit pas uniquement du résultat final. Le lien entre un éditeur et une autrice, ou entre un étudiant et une correctrice, est une relation humaine, sociale. Cette relation, lorsque bien entretenue, permet non seulement d’améliorer le texte, mais aussi d’apprendre. Discuter de son écriture avec une autre personne nous expose à la critique et à la rétroaction. C’est difficile et inconfortable. Ce sont des expériences importantes et formatrices pour les étudiant·es.
Sans doute avons-nous été affectés par la rationalité néolibérale qui touche de plus en plus le milieu universitaire. Parfois sans le vouloir, nous avons pris part à la course à la productivité, à l’inflation des CV ou des rapports annuels, et à la culture institutionnelle qui valorise infiniment plus l’accumulation de réalisations – articles, livres, subventions – que la qualité ou le contenu de ces efforts.
Ce n’est pas étonnant que nous soyons si facilement enivrés par une machine à écrire. Imaginez combien d’articles (que personne ne lira) nous pouvons produire maintenant!
Mais tout comme la valeur des travaux imposés aux étudiant·es de premier cycle ne repose pas sur un «besoin» d’essais sur les traités de Westphalie, la valeur de notre recherche ne réside pas dans ses résultats «publiables». Nous ne sommes pas des fabricants de marchandises. Ou du moins, nous ne devrions pas l’être. Nous produisons des connaissances, des analyses, des façons de comprendre le monde. Et nous sommes des enseignant·es. Nous enseignons l’histoire, la politique, la sociologie, bien sûr. Mais plus fondamentalement, nous enseignons à nos étudiant·es comment penser et comment écrire.
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Je comprends la frustration des profs qui rêvent de prendre leur retraite. Je ne souhaite pas les critiquer. Qui ne voudrait pas prendre sa retraite en mars ou en avril, alors que nous complétons péniblement un marathon de huit mois, avec une montagne de dissertations et d’examens à gravir avant la ligne d’arrivée?
Mais abandonner, c’est aussi céder, et adhérer à l’idée que ChatGPT et ses semblables pourraient un jour remplacer l’écriture ou la réflexion. Ce n’est pas possible. Si quelqu’un devrait le savoir, ce sont les universitaires en arts et en sciences humaines.
Mais l’idée d’«abandonner» est tout simplement inacceptable. L’IA générative représente un défi majeur pour l’éducation – et particulièrement dans les disciplines écrites comme l’histoire, un défi que j’ai allègrement écarté il y a deux ans sur Active History. Je reconnais maintenant cette réalité.
Les enseignant·es et les historien·nes sont bien situé·es pour intervenir en cette période de profonds bouleversements. Nous pouvons le faire en défendant l’écriture et la réflexion. Et en défendant nos étudiant·es, qui méritent d’avoir la chance de réaliser leur plein potentiel à travers la réflexion, l’écriture et la résolution de problèmes. Ce n’est pas le temps de prendre sa retraite, de céder ou d’abandonner, mais d’agir.
Que signifie «agir»? En bref, nous devons mener le combat sur plusieurs fronts. Il ne fait aucun doute qu’il faudra changer nos méthodes d’évaluation – un sujet auquel plusieurs enseignant·es réfléchissent[6]. Mais nous devons également interpeller nos institutions. Tout comme les jeunes de 19 ans sont facilement attiré·es par les dissertations «automatiques», les administrations universitaires sont vulnérables à la tentation de réduire les effectifs grâce à la technologie, d’accepter des dons importants des grandes entreprises technologiques ou de paraître à la fine pointe du progrès. Les chercheurs et les chercheuses en sciences sociales doivent jouer le rôle d’adultes responsables auprès de ces deux groupes. Et nous devons sortir nos arguments du milieu universitaire pour les porter dans la sphère publique et auprès du gouvernement, dont les représentants sont aussi emportés par l’engouement pour l’IA. C’est un mandat complexe. Il serait facile d’abandonner ou de céder ; nous devons plutôt nous tenir debout.
[1] Edward Dunsworth enseigne l’histoire à l’Université McGill et est membre du comité éditorial d’Active History. Il remercie Mack Penner et Tom Fraser pour leurs commentaires sur cet article.
[2] Le texte original est intitulé « On Generative AI in the Classroom: Give Up, Give In, or Stand Up » et a été publié sur Active History en juin 2025.
[3] « Abandonner » et « céder » ne sont pas les seules postures adoptées par les professeur·es, même si elles sont les plus visibles. Il existe de nombreuses voix critiques, dont certaines sont citées dans ce texte. Et plusieurs universitaires ont exprimé des positions nuancées.
[4] Dans un article publié en 2023 sur Active History, j’avais largement sous-estimé ce défi. Je maintiens la plupart de mes propos, mais j’avais manifestement tort concernant le potentiel de tricherie de cette technologie, que j’avais minimisé à l’époque.
[5] Mes réflexions sur l’écriture s’inspirent du livre de William Zinsser intitulé On Writing Well et de la chronique de John McPhee dans le New Yorker, « The Writing Life ».
[6] Voir, par exemple, les commentaires de Katharina Matro, Johann Neem et Kevin Gannon dans le même balado de l’American Historical Association cité précédemment. Il existe d’innombrables articles et ressources en ligne sur la création de travaux à l’épreuve de l’IA et d’autres questions relatives à l’évaluation.
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