La maison funéraire Lépine-Cloutier dans le quartier Saint-Roch, Québec, 1845-2010*

Publié le 12 novembre 2010

Luc Nicole-Labrie

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Sors le catafalque, le corbillard arrive - Quebec, Quebec

Source : Jean-Pierre Forest (photographe). Vue de l’actuel siège social de Lépine-Cloutier. Consultation en ligne, 6 novembre 2010.

Cette semaine, nous avons appris par le site de Cyberpresse que le quartier Saint-Roch de Québec « perdra » une de ses institutions commerciales les plus vénérables. En effet, avec les commerces tels la pharmacie Brunet (fondée en 1874) et les fourrures Laliberté (fondé en 1867), le complexe funéraire Lépine-Cloutier de la rue Saint-Vallier était un des témoins de l’âge d’or industriel et commercial de Saint-Roch. En voici une brève histoire.

Le fondateur de cette maison est Germain Legris dit Lépine (1821-1899). Fabricant de meubles de bois, Lépine s’installe dans l’actuelle résidence de Saint-Roch en 1844. En 1845, il commence la confection de cercueils de bois et l’organisation de funérailles. Ce service répond clairement à un besoin. La ville de Québec avait déjà connu de grandes épidémies, mais depuis 1830 ces épidémies ont pris une allure plus « moderne » avec des décès très élevés dans des conditions très difficiles, la dignité dans la mort devient une réelle considération. De plus, l’ouverture du commerce coïncide avec le grand feu de 1845, incendie qui épargne les bâtiments de Germain Lépine (pour quelques détails sur cet incendie, consultez un carnet précédent que nous avons publié en cliquant ici). Les fabricants de meubles ne sont généralement pas des entrepreneurs qui se spécialisent en confection de cercueil, mais M. Lépine fait un choix différent. Pour environ 2 dollars, on peut se procurer un cercueil fabriqué selon une taille adaptée au défunt, à chaque écart de trois pouces (longueur de cinq pieds trois, cinq pieds six, cinq pieds, neuf, etc.)

Source : Amélie Breton (Perspective), Musée de la civilisation, Collection du Séminaire de Québec, 1991.168, Joseph Légaré, 1845-1848. Consultation en ligne, 6 novembre 2010.

Germain Legris dit Lépine se lance aussi rapidement dans l’organisation de funérailles. Vers 1860, on achète les premiers corbillards et vers 1865, la famille Lépine abandonne son commerce de meuble et se spécialise désormais uniquement sur le cercueil et les funérailles. D’ailleurs, la famille Lépine aura pendant longtemps le groupe de chevaux le plus impressionnant de la ville de Québec pour ses services funéraires. Et le professionnalisme dont la famille fait preuve fait venir la clientèle. C’est pourquoi le commerce grandit et rapidement Elzéar et Germain Lépine, les fils du premier, se joignent à leur père dans la gestion de l’entreprise familiale. Les fils vont aider à ouvrir deux nouvelles adresses dans Saint-Sauveur et Saint-Jean Baptiste. Et ils vont permettre à la compagnie de rester au fait des plus récentes techniques et modes dans ce domaine.

Source : « L’entreprise Lépine ayant pignon sur la rue Saint-Vallier telle quelle était dans les années 1900 », consultation en ligne, 6 novembre 2010.

Par exemple, en 1896, le petit-fils de Germain Legris dit Lépine, Adélard Lépine, devient le premier embaumeur dans la ville de Québec, une pratique jusqu’alors interdite par l’Église catholique. Le premier « embaumé »? L’archevêque Elzéar-Alexandre Taschereau (premier cardinal canadien) pour qui l’Église organise de fastes funérailles qui coûteront plus de 680 dollars en 1898, ce qui inclut aussi la construction d’un corbillard spécial sur mesure. Mais aussi, la compagnie Lépine est connue pour avoir embaumé plusieurs des victimes du naufrage de l’Empress of Ireland du 29 mai 1914. Depuis le début du XXe siècle, la maison de Germain Lépine est certainement celle qui fait la plus grande proportion de funérailles de personnalités municipales, politiques et religieuses dans la ville de Québec.

Source : Musée de la Civilisation. Consultation en ligne, 6 novembre 2010.

En parallèle, c’est en 1856 que Charles Cloutier, grand-père de Arthur Cloutier, fonde sa première maison funéraire dans le quartier Saint-Jean Baptiste (voir ici-bas). Cette entreprise survit longtemps au fondateur, mais le nom Cloutier qui se joindra à celui de Lépine n’est pas directement celui de Charles. C’est Arthur Cloutier qui met sur pied en 1928, le premier véritable laboratoire d’embaumement de la ville à même sa maison funéraire fondée quelque temps plus tôt, Arthur Cloutier & Fils enr. Bien que Arthur Cloutier meure en 1942, sa famille possède toujours des établissements dans la région de Québec et devient certainement le compétiteur le plus solide et le plus féroce de la famille Lépine.

Source : auteur inconnu, « Salon Charles Cloutier, sis à 174 rue d’Aiguillon », dans La Société Historique industrielle, inc., Une page d’histoire de Québec : magnifique essor industriel, Québec, 1955, p. 196. Consultation en ligne, 6 novembre 2010.

Chez les Lépine, l’édifice de la rue Saint-Vallier demeure le siège social de la compagnie jusqu’en 2010. Et c’est aussi pendant longtemps la maison familiale. Ainsi, les clients étaient reçus au rez-de-chaussée de la résidence. Dans le salon, on avait une série de trappes dans les murs qui pouvaient s’ouvrir pour faire voir les différents modèles de cercueils. Ces trappes étaient ouvertes pour les clients puis refermées pour que la vie familiale se poursuive normalement. De 1917 à 1937, c’est la veuve de Germain Lépine, Malvina Racicot, qui dirige l’entreprise familiale. Dans les années 1950, l’entreprise de la famille Lépine (comme celle de la famille Cloutier) se modernise au même rythme que les grandes entreprises de cette industrie. On offre des préarrangements, notamment. La maison Lépine sera aussi la première à Québec à offrir les services de crémation dans la région de Québec au début des années 1970.

En 1975, la maison funéraire Lépine fusionne avec la maison Arthur Cloutier. En 1988, alors que Lépine-Cloutier est une des importantes maisons funéraires du Canada, le groupe Urgel-Bourgie de Montréal fait l’acquisition de la compagnie de Québec. Ayant ensuite été brièvement cédé à des intérêts américains en 1996, le groupe est revenu sous le contrôle des travailleurs des maisons funéraires, autant de Montréal que de Québec, en 2002. Aujourd’hui, c’est le regroupement des services de la compagnie sous un même toit qu’invoquent les administrateurs pour justifier le déménagement. On ne sait pas encore ce qui adviendra du bâtiment de la rue Saint-Vallier.

*Publié sur Histoire et Société.