Du palais de justice à l’université : rendre visible la judiciarisation de la critique médiatique
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Gagnon, S. (2024). Du palais de justice à l’université : rendre visible la judiciarisation de la critique médiatique. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=12521Chicago
Gagnon Simon-Olivier. "Du palais de justice à l’université : rendre visible la judiciarisation de la critique médiatique." Histoire Engagée, 2024. https://histoireengagee.ca/?p=12521.Depuis le mois de juin 2021, combien de fois ai-je parcouru le trajet entre le Palais de justice de Québec et l’Université Laval ? Chercheur doctoral en archivistique, je m’affaire avec d’autres citoyens à suivre les aléas d’un dossier judiciaire initié par RNC Media, propriétaire de CHOI Radio X, qui cherche à identifier les membres anonymes de la coalition Sortons les radios-poubelles. La demanderesse reproche aux membres de cette coalition dissoute d’être entrés en contact avec ses annonceurs pour les sensibiliser au fait que des propos controversés, condamnés par les tribunaux et le Conseil de Presse de Québec, aient été tenus sur les ondes de la station où ils achètent de la publicité.
Quelques données relatives à l’identité de membres anonymes ont été obtenues depuis le début des tractations judiciaires, par le biais d’injonctions de type Norwich[1] déposées auprès de Meta Platforms (Facebook), X (anciennement Twitter), ainsi que des fournisseurs de services de télécommunication. Le dossier principal de l’affaire s’est multiplié, à présent, en sept dossiers qui ont occupé autant de membres de la magistrature de la Cour supérieure de Québec. Le tribunal ne s’est toutefois pas encore prononcé sur les allégations de harcèlement reprochées. Avant l’audience du 18 janvier 2024, aucun juge n’avait relevé la question de fond du litige, à savoir si tenter de persuader des annonceurs de retirer leur publicité d’un média constitue un préjudice condamnable, soit du harcèlement, ou plutôt un geste citoyen d’incitation au boycottage – une pratique qui relève de la critique médiatique et, donc, de la liberté d’expression.
À plus d’une reprise, dans le contexte académique, j’ai pris le temps d’exposer le registre d’actions de ces activistes, lequel implique des documents d’archives. Active presque chaque jour pendant plus de dix ans, de 2012 à 2023, cette coalition a eu pour objectif « [d’]observer et [d’]agir contre le racisme, le sexisme, l’homophobie et l’anti-journalisme ordinaire[2] ». Formée par plusieurs membres de la société civile, elle a agi de quatre manières différentes et complémentaires : 1) documenter les propos radiophoniques controversés (diffamation et désinformation); 2) les archiver; 3) gérer un site web et des comptes de médias sociaux (Facebook et X); 4) et lancer un appel à l’action pour sensibiliser les annonceurs. De ma perspective disciplinaire, je relève que ce sont les archives produites par cette coalition et leurs utilisations effectives qui sont au cœur de cette affaire judiciaire. Ce n’est que par le recours à ces documents d’archives radiophoniques qui, transcrits et rediffusés sur les médias sociaux, deviennent des sources, des preuves à l’appui, que la critique médiatique formulée a eu une telle efficacité symbolique. L’identité de ces activistes qui ont assumé une veille médiatique sera éventuellement révélée et une audience devrait avoir lieu pour débattre des gestes reprochés.
En janvier 2024, pour la première fois depuis le début de cette affaire, l’avocat de RNC Media s’est fait questionner à la cour : peut-il plaider pour autrui, pour des tiers, à savoir pour des annonceurs absents qui se seraient dits victimes de harcèlement ? De plus, comment chiffrer l’impact, en pertes financières pour l’entreprise de radiodiffusion, des gestes de cette coalition ? Ce chiffre hypothétique est d’autant plus difficile à établir que pendant la période ciblée, la Ville de Québec a choisi, dans le contexte de la pandémie de COVID-19, de retirer ses investissements publicitaires de cette station[3].
Dans les allers et retours entre la cour et l’université, j’ai appris beaucoup de part et d’autre. J’ignorais encore il n’y a pas si longtemps les termes du vocabulaire juridique, les façons de suivre un litige au plumitif du greffe et la possibilité de pouvoir consulter des documents de parties en cause. Et j’ai commencé à réfléchir, d’une part, à la fonction du Palais de justice comme un lieu où sont délibérées les questions relevant de l’intérêt public et, d’autre part, au rôle fondamental de l’université, tel que le pensait le sociologue Michel Freitag, comme un lieu d’orientation normative de la société et d’élaboration d’une pensée critique[4].
En ce sens, il importe de considérer les interventions de la coalition Sortons les radio-poubelles et de rendre visible la tentative de judiciariser la critique médiatique, dans la mesure où cette forme d’activisme archivistique permet de fournir des sources à partir desquelles il est possible d’analyser systématiquement, de discuter et de dénoncer les incitations à la haine ou les propos relevant de la désinformation sur les ondes radiophoniques.
Dans l’esprit de remplir un devoir civique, j’ai entretenu mes concitoyens et concitoyennes de l’actualité de ce dossier et, à titre de chercheur universitaire, j’ai présenté des communications dans des colloques et un article, paru dans la revue californienne Resonance : The Journal of Sound and Culture, qui s’intitule « Archiving Trash Radio in Québec City : The Soundwork of the Coalition Sortons les radios-poubelles ». À une seule occasion, l’année passée, j’ai tenté d’intervenir à la cour dans ce dossier, pour rétablir des faits et corriger certaines prétentions de la demanderesse. Afin de présenter cette intervention dite « à l’amiable » dans ce dossier à la Chambre civile de la Cour du Québec, j’ai dû débourser près de 200$ pour obtenir la possibilité de prendre la parole. L’intervention au nom de l’intérêt public que j’ai tentée, en recourant à l’article 187 du Code des procédures civiles, ne s’est pas révélée concluante, en raison de formalités et de questions procédurales pour déposer des pièces au dossier. Malgré l’hostilité de ces procédures, je me suis inspiré du courage d’un Alain Denault contre les Goliaths de l’industrie minière et du récit d’une Marie-Ève Maillé qui raconte son expérience judiciaire dans L’Affaire Maillé : l’éthique de la recherche devant les tribunaux[5].
N’y a-t-il pas là un péril pour la démocratie ? Cette question m’habite depuis que je constate l’acharnement judiciaire de cette corporation qui tente de museler les critiques à son égard, et ce, sans couverture médiatique conséquente. Hormis quelques articles dans le journal La Presse[6] et Pivot[7], les seules contributions qui permettent de suivre les dédales obscurs de ces dossiers sont celles du journaliste W. Stuart Edwards parues dans le journal communautaire Droit de parole[8]. La complexité des procédures de l’institution judiciaire, y compris la relative nouveauté des injonctions de type Norwich dans un cas de liberté d’expression, explique possiblement le manque de couverture médiatique. Il faudrait de toute évidence dans cette affaire éviter de redéfinir en vase clos la « justice », comme le mentionnait Pierre Trudel dans sa chronique du 9 janvier dernier, « en fonction d’intérêts arbitrés selon des logiques commerciales[9] ». Après avoir tenté d’informer le tribunal et communiqué ces considérations dans des contextes académiques au sein de communautés de recherche en radiodiffusion (au colloque du Groupe de recherches et d’études sur la radio en novembre 2022) et en archivistique (au symposium du Groupe interdisciplinaire de recherche en archivistique en mars 2023)[10], il m’apparaît pertinent de faire resurgir des éléments de ce litige dans cet espace public, entre le Palais de justice et l’université – un espace liminal d’engagement académique, politique et citoyen.
[1] Une demande introductive d’instance en injonction de type Norwich oblige un tiers, essentiellement un fournisseur de service Internet et téléphonique, à dévoiler certaines informations nécessaires à la justice pour identifier une personne inconnue.
[2] Coalition sortons les radios-poubelles, s.d., https://web.archive.org/web/20220126110028/https://sortonslespoubelles.com/mission/
[3] Jonathan Lavoie, « Régis Labeaume en remet sur CHOI : ‘la banalisation, c’est dangereux!’ », Radio-Canada, 29 septembre 2020, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1737474/regis-labeaume-choi-radio-x-pandemie-coronavirus-publicite-quebec-rnc-media
[4] Michel Freitag, Le naufrage de l’université et autres essais d’épistémologie politique, Québec et Paris, Nuit blanche éditeur et Édition La Découverte, 1995.
[5] Marie-Ève Maillé, L’Affaire Maillé : l’éthique de la recherche devant les tribunaux, Écosociété, 2018.
[6] Gabriel Béland, « Radio X veut démasquer ses détracteurs », La Presse, 8 avril 2023, https://www.lapresse.ca/actualites/2023-04-08/radio-x-veut-demasquer-ses-detracteurs.php.
[7] Sam Harper, « Radio-poubelle : ‘une radio de combat pour la classe dirigeante’ », Pivot, 27 juillet 2023, https://pivot.quebec/2023/07/27/radio-poubelle-une-radio-de-combat-pour-la-classe-dirigeante/#:~:text=La%20Coalition%20sortons%20les%20radios%20poubelles%20de%20Qu%C3%A9bec%20a%20annonc%C3%A9,du%20dixi%C3%A8me%20anniversaire%2C%20en%202022.
[8] W. Stuart Edwards, « ‘Sortons les poubelles’ perd l’anonymat », Droit de parole, 7 novembre 2022, https://www.droitdeparole.org/2022/11/sortons-les-poubelles-perd-lanonymat/; W. Stuart Edwards, « Radio X contre ‘Sortons les radios-poubelles’, un acharnement inexplicable », Droit de parole, 19 avril 2023, https://www.droitdeparole.org/2023/04/radio-x-contre-sortons-les-radios-poubelles-un-acharnement-inexplicable/.
[9] Pierre Trudel, « Gérard Depardieu, l’arbitraire et le temps de la justice », Le Devoir, 9 janvier 2024, https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/804971/chronique-arbitraire-temps-justice.
[10] Ces deux communications devraient paraître au cours de l’année 2024-2025 dans des actes de colloque sous les titres suivants : « Propos radiophoniques controversés en temps de pandémie, archives et critiques. Le travail de la coalition Sortons les radios-poubelles dans la ville de Québec » dans La radio dans l’univers audio. Expression, concurrences et contextes : Actes du 10e Colloque international du Groupe de recherches et d’études sur la radio (GRER), Université Laval, Québec, 9-10 novembre 2022, Québec : Presses de l’Université Laval; « Radiodiffusion, activisme et rediffusion d’archives radiophoniques. Le travail de la coalition Sortons les radios-poubelles dans la ville de Québec », dans Retour et détour autour de la diffusion : Actes du 9e symposium du Groupe interdisciplinaire de recherche en archivistique (GIRA), Université de Montréal, 24 mars 2023.
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