Entrevue avec Jean-Philippe Bernard

Publié le 24 juin 2016

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Marsan, B. et Bernard, J. (2016). Entrevue avec Jean-Philippe Bernard. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=5529

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Marsan Benoit et Jean-Philippe Bernard. "Entrevue avec Jean-Philippe Bernard." Histoire Engagée, 2016. https://histoireengagee.ca/?p=5529.

Par Benoit Marsan, doctorant en histoire à l’UQÀM et collaborateur pour HistoireEngagee.ca

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Le colloque "Question sociale et citoyenneté" se tiendra à l'UQÀM du 31 août au 2 septembre 2016. Plus de détails ici.

Le colloque « Question sociale et citoyenneté » se tiendra à l’UQÀM du 31 août au 2 septembre 2016. Plus de détails ici.

Jean-Philippe Bernard est candidat au doctorat en histoire à l’UQÀM sous la direction de Magda Fahrni et la codirection de Karine Hébert. Ses recherches portent sur les programmes de colonisation au Québec pendant la Grande Dépression. Plus spécifiquement, il cherche à retracer l’expérience et le vécu des colons à travers les questions de genre et de citoyenneté par l’entremise des relations avec l’État québécois. Dans le cadre du colloque Question sociale et citoyenneté, il propose une communication intitulée « De désirable à indésirable. Le choix des colons dans le mouvement de colonisation des années trente : le cas de l’Abitibi et du Bas-Saint-Laurent » qui aura lieu dans le cadre d’un panel sur la pauvreté, le chômage et la formation de la classe ouvrière[1].


Benoit Marsan : En quoi la colonisation des espaces québécois au cours de la Grande Dépression s’articule-t-elle avec la question sociale?

Jean-Philippe Bernard : Malheureusement, l’historiographie ne s’est pas vraiment penchée sur cet aspect de la colonisation. Pourtant, juste pour l’Abitibi, c’est plus de 10 000 personnes qui ont été déplacées sous les différents programmes de colonisation durant les années 1930. Beaucoup de gens qui ont donc vécu – ou subi, selon les interprétations – cette aventure et ont ainsi été confrontés à la « question sociale » à travers ce processus. Notamment, cet aspect est central pour les colons dans leurs relations avec l’État ou encore dans la foulée de leurs décisions individuelles ou familiales. Pour faire bref, comme on ne s’est pas encore intéressé outre mesure à cette dimension de la colonisation, il est donc possible de réinterpréter ce phénomène historique à l’aune de la question sociale.

Benoit Marsan :  Pour le gouvernement québécois de la période, quels sont les principaux critères qui définissent ce que vous nommez le « bon citoyen »?

Jean-Philippe Bernard :  Dans le cas des programmes de colonisation onpourrait plutôt utiliser le synonyme de « colon désirable », puisque c’est sous cette épithète que sont identifiés les colons dans les rapports des autorités faisant état de la situation des candidatures et du processus de sélection. Cette tendance ne date pas de la Grande Dépression, mais comme le nombre de colons croît de façon significative au cours des années 1930, on devient de plus en plus précis dans les critères de sélection. Ceux-ci sont assez diversifiés. En première importance, il y a la question de la foi catholique, parce que ce sont les sociétés de colonisation, organisées par diocèse, qui font la sélection des colons. C’est elles qui les recommandent au gouvernement. Comme les aspirants-colons doivent passer par leur curé, ils n’ont pas vraiment le choix d’avoir une bonne relation avec lui!

Il y a également les critères de genre, puisqu’il s’agit exclusivement d’hommes, qui sont généralement des fils de cultivateurs, ou qui ont une expérience en agriculture, qui peuvent partir pour l’Abitibi. Les adjectifs « sobres », « vaillants » et« persévérants », reviennent à de nombreuses reprises. On s’attend en outre qu’ils fassent preuve de soumission à l’égard de l’autorité. On ne veut pas d’individus jugés « subversifs », associés par exemple au socialisme ou au communisme, parce qu’on veut éviter que cette catégorie de personnes se retrouve dans les régions de colonisation. Une autre dimension de cette sélection est celle des caractéristiques des femmes accompagnant les futurs colons. J’espère pouvoir aborder cette question lors de ma présentation afin de démontrer la nature genrée de ce type de programmes. Les colons doivent être accompagnés de femmes qui sont dites « économes » et « laborieuses », c’est-à-dire qui sont considérées capables de soutenir le colon dans son établissement. Tout ceci contribue à établir des normes de citoyenneté, d’autant plus que ce sont seulement les Canadiens français du Québec qui peuvent se prévaloir de ces mesures, les autres n’étant pas éligibles. Avec tous ces éléments, on a une très bonne idée de qui était considéré un colon « désirable ».

Benoit Marsan : Pourriez-vous dessiner le « portrait-robot » du « colon désirable »?

Jean-Philippe Bernard :  C’est un homme qui est en bonne forme physique, puisqu’il doit passer des examens de santé pour établir son admissibilité. Il a entre 18 et 30 ans. On cherche des jeunes avant tout, même s’il arrive que des hommes entre 30 et 40 ans soient sélectionnés. C’est un agriculteur, ou dans le cas du Plan Gordon de 1932, un chômeur en milieu urbain avec un passé agricole.


Benoit Marsan :
 Comment les colons réagissent-ils à l’égard des différents responsables de la colonisation?

Jean-Philippe Bernard : C’est un aspect intéressant que je veux approfondir lors de ma présentation. Pour l’instant, il s’agit plus de voies à explorer. Cependant, je peux avancer quelques pistes de réflexion à ce sujet. Par exemple, dans mon mémoire de maîtrise, j’ai beaucoup travaillé sur la colonisation de l’Abitibi en utilisant la correspondance que les colons entretenaient avec les représentants de l’Église en milieux de colonisation, ou encore avec certains représentants de l’État. Dans ces documents, on peut également voir tout le travail d’enquête qui est mené dans le processus de sélection par les agents du ministère. En croisant les rapports d’enquête des agents, la correspondance des hommes d’Église et les lettres des colons, on arrive à saisir certaines pratiques et revendications des colons.

On trouve par exemple des demandes de se faire payer le retour à Montréal parce que l’individu doit aller s’occuper d’un proche qui est malade, ou parce qu’il est lui-même malade et ne peut plus s’occuper de sa terre. Le colon décide alors d’abandonner le programme et quand il ne peut obtenir satisfaction auprès de l’Église, il s’adresse à l’État en espérant manœuvrer entre les deux. Il s’agit avant tout de stratégies individuelles et non collectives. On voit alors tout un jeu qui s’opère. Sans entrer dans les détails, ceci démontre une certaine résistance et une volonté de détourner les normes de ce processus d’établissement. En étudiant cette correspondance, on se rend également compte qu’il y a une panoplie d’« indésirables », selon les critères officiels, qui ont réussi à passer à travers le filtre initial, en refusant de se conformer aux règles et critères une fois installés en Abitibi ou en ayant menti lors de l’enquête. Pour l’instant, c’est plutôt de ce type de stratégies que j’ai été témoin dans les sources.

Benoit Marsan : Est-ce que le répertoire d’action utilisé par les colons et leurs familles peut aussi se situer au niveau collectif?

Jean-Philippe Bernard : Pour l’instant, les actions que j’arrive à déceler sont plus de nature individuelle. Comme il s’agit de correspondances, c’est avant tout des gens qui écrivent en leur nom ou au nom de leur conjoint ou conjointe. C’est d’ailleurs un peu la limite de ce genre de sources. Par contre, il y a des actions collectives qui se produisent à petite échelle, par exemple des pétitions, qui semblent être le moyen d’action collective privilégié en milieu de colonisation. On va généralement s’adresser d’abord au curé, en autant qu’il n’est pas impliqué dansle litige, et par la suite on s’adressera à l’agent de l’État. Souvent, ces pétitions vont être signées par près de la moitié d’un village ou d’une « colonie ». Par exemple, on demandera d’avoir accès à certaines marchandises au magasin général ou encore on dénoncera les abus d’un marchand local. Certaines pétitions vont même remettre en question l’autorité du curé qui, par certaines décisions, s’est par exemple opposé à la volonté générale qui s’exprime à travers des coopératives d’achat. On va aller dans certains cas jusqu’à demander le remplacement de l’homme d’Église. Ainsi, si dans le processus de sélection et ses suites l’action reste plus individuelle, une fois les colons établis, on peut déceler certaines formes d’action collective. Celles-ci sont plus difficiles à identifier, mais elles restent une piste intéressante à explorer.


[1] Cette entrevue a été publiée, à l’origine, sur le blogue Question sociale et citoyenneté. C’est avec l’accord des responsables que ce texte est ici reproduit. Vous trouverez d’ailleurs d’autres entrevues et contributions de ce blogue sur l’espace qui leur est réservé sur notre site.