Fausses nouvelles, altérité et manifestations du racisme
Citer cet article
APA
Chevalier-Caron, C. (2017). Fausses nouvelles, altérité et manifestations du racisme. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=7925Chicago
Chevalier-Caron Christine. "Fausses nouvelles, altérité et manifestations du racisme." Histoire Engagée, 2017. https://histoireengagee.ca/?p=7925.Par Christine Chevalier-Caron, candidate au doctorat en histoire à l’Université du Québec à Montréal (UQAM)[1]
Version PDF
Le 12 décembre dernier, TVA Nouvelles diffusait un regrettable reportage de Marie-Pier Cloutier qui allait provoquer un important tollé. La journaliste y affirmait faussement que les dirigeants de deux mosquées voisines de Côte-des-Neiges, autour desquels sont actuellement effectués des travaux, auraient passé un accord avec l’entrepreneur afin que les femmes travaillant sur le chantier en soient exclues le vendredi après-midi, moment lors duquel se tient la grande prière. En réaction à cette « nouvelle », les réponses ont été multiples : certains individus ont vivement et injustement critiqué les responsables de la mosquée, et, plus largement, les Musulmans.es; d’autres ont fait preuve de scepticisme en réclamant des preuves tangibles à la journaliste. En dépit du fait que Marie-Pier Cloutier a soutenu avoir en sa possession une preuve écrite « noir sur blanc », le caractère frauduleux de ses allégations, rapidement dénoncé par les dirigeants des Mosquées concernées, a été rapidement révélé au grand jour, et la « nouvelle » a été classée au rang des Fake News. Une fois la lumière faite sur cette affaire, TVA a finalement retiré ce reportage mensonger de sa plate-forme, et l’a remplacé par un timide message d’excuse dans lequel le média se justifiait en évoquant que les versions des témoins de cet « événement » avaient changé en court de route. Malgré les preuves évidentes de la supercherie du reportage, certaines personnes persistent à y croire : le vendredi 15 décembre, quelques dizaines d’individus.es se sont présentés.es aux abords des mosquées ciblées par le reportage afin de dénoncer une situation dont leur imagination fort probablement imprégnée d’islamophobie n’acceptait pas de reconnaître comme fausse.
Consacrant une bonne partie de mes recherches à l’histoire juive au Québec, cette fausse nouvelle à caractère islamophobe m’a rappelé un événement antisémite qui aurait été qualifié de Fake News si ce concept avait existé dans les années 1940. Les parallèles entre l’histoire juive et l’histoire musulmane à Montréal sont nombreux. Malheureusement, ces similarités résident surtout dans les discriminations vécues par ces communautés confessionnelles. Néanmoins, se pencher sur les discriminations liées à l’appartenance religieuse qui se sont manifestées tout au long du vingtième siècle au Québec me parait être une piste de réflexion permettant de réfléchir au racisme et aux discriminations religieuses bien présentes dans la société québécoise d’aujourd’hui. Suivant cette logique, il me semble intéressant de nous pencher sur une fausse nouvelle qui a animé le Québec dans les années 1940, et qui, comme le reportage de TVA Nouvelles, ciblait une minorité religieuse canadienne.
En 1943, le Canada, conscient des exactions commises par le régime nazi envers les Juifs.ves, refuse encore d’adopter quelconque mesure de secours afin accueillir des réfugiés.es. après avoir ouvert ses frontières à quelques millions d’immigrants.es pendant les deux premières décennies du siècle, notamment à 142 000 Juifs.ves[2], le gouvernement fédéral s’est ensuite engagé dans un processus de resserrement de ses politiques migratoires dans la période d’entre-deux-guerres. Malgré les pressions exercées par les organisations juifs du pays, notamment le Congrès juif canadien, et le fait que le gouvernement était bien conscient des politiques génocidaires auxquelles faisaient face les populations judéo-européennes, le pays n’a accueilli que quelques centaines de Juifs.ves annuellement durant toute la durée de la guerre. Ce resserrement des frontières du pays allait, à coup sûr, plaire aux élites canadiennes-françaises opposées à l’immigration, notamment le clergé catholique. Or, la réalité est plus complexe. Certains hommes politiques québécois voulaient à tout prix pouvoir blâmer Ottawa pour ses politiques migratoires. Ainsi, à défaut d’avoir une véritable situation à dénoncer, certains politiciens ont monté de toutes pièces une « fausse nouvelle » antisémite.
De passage à Saint-Claire de Dorchester en novembre 1943, le chef de l’Union nationale et de l’opposition officielle, Maurice Duplessis, farouchement opposé à l’immigration qu’il percevait comme une menace à la race canadienne-française, prononce un discours alarmiste sur les migrations et leurs conséquences. Soutenant d’abord que l’immigration est « un problème vital[3] », il poursuit son discours en mentionnant une « lettre providentielle[4] » qu’il a reçue. Cette mystérieuse missive prétend que le Canada se prépare, en collaboration avec les organisations juives, à accueillir près 100 000 réfugiés.es juifs.ves. Plus précisément, dans cette lettre supposément signée par un certain H-L Roscovitch, et prétendument adressé au Rabbin J. Schwartz et à l’International Zionist Brotherhood[5], il est mentionné, tel que le rapporte le quotidien La Presse le 8 novembre, que :
Notre organisation aidera financièrement tous les candidats libéraux qui acceptent ouvertement ou secrètement d’appuyer à la Chambre des Communes le projet du gouvernement, c’est-à-dire l’établissement sur les fermes de la province de 100 000 réfugiés juifs de l’Europe centrale[6].
Sans même vérifier l’authenticité de cette soi-disant lettre, de nombreux médias rapportent la nouvelle. Seul le quotidien anglophone The Gazette conteste la validité du document et contacte le rabbin impliqué, malgré lui, dans cette affaire. Toujours le 8 novembre, The Gazette rapporte que le Rabbin Jesse Schwartz remettait en question l’existence d’une telle lettre, et la validité de son contenu, en soutenant que : « C’est une absurdité absolue. Je n’ai jamais vu une telle lettre. Je n’ai jamais entendu parler d’une telle lettre[7] ». Il poursuit en signalant le fait, qu’à sa connaissance, aucune organisation du nom de l’International Zionist Brotherhood n’existe et, pire encore, qu’il ne connait aucun H-L Roscovitch, nom qui, d’ailleurs, ne figure pas à l’annuaire téléphonique[8]. Malgré les déclarations du Rabbin Schwartz, et le fait que ni l’International Zionist Brotherhood, ni H-L Roscovitch n’existent[9], de nombreux.ses acteurs.rices de la société civile, et plusieurs hommes politiques ont persisté à croire en la véracité de la lettre qui, manifestement, était tout aussi frauduleuse que le reportage et la preuve écrite « noir sur blanc » de Marie-Pier Cloutier.
D’ailleurs, encore en mars 1944, différents quotidiens francophones de la province publient des extraits de débats lors desquels Duplessis, et son acolyte politique Roméo Lorrain, réitèrent leur croyance et rappellent l’existence « des faits irréfutables [qui] corroborent l’authenticité de cette lettre[10] ». Les conséquences de cette situation sont difficilement mesurables, comme le démontre l’historien Pierre Anctil. Toutefois, il est assez évident qu’elle n’est pas sans impact. Dans l’histoire de 1943, Anctil souligne que suite au dévoilement de la « lettre » par Duplessis, la Société Saint-Jean-Baptiste de Québec a lancé une pétition anti-immigration qui a été signée par des milliers d’individus et déposée au gouvernement fédéral en mars 1944 par le député Wilfrid Lacroix[11]. Cette obstination à croire à ces fausses déclarations n’est pas sans rappeler celle de certains individus et groupes identitaires qui se sont rendus aux abords des deux mosquées de Côte-des-Neiges le vendredi 15 décembre pour manifester leur hostilité à la communauté musulmane. Les propos du tristement célèbre Bernard « Rambo » Gauthier viennent aussi en tête.,il a écrit : « Si jamais ça s’avère un fake news de TVA, çà aura au moins servi à lancer un message assez claire !! [sic] ».
Évidemment, il faut analyser ces phénomènes (l’antisémitisme des années 1930 et 1940 et l’islamophobie actuelle), en ayant en vue le contexte international dans lequel ils s’insèrent. Mais il faut aussi se rappeler les fonctions sociales de l’altérité radicale. L’antisémitisme exacerbé s’appuyait, en partie, sur les archétypes du Juif-conspirateur ou du Juif-communiste. La production de la figure du Juif comme Autre radical, si elle puisait dans une peur et une inquiétude locale, participait en même temps, à la consolidation et à la défense de l’identité du groupe canadien-français. L’antisémitisme, comme l’islamophobie, construit et manipule un « étranger » qui menace les valeurs fondamentales de la société. Le discours antisémite présentait le « Juif » comme portant atteinte à l’ordre social catholique. L’islamophobie actuelle et sa figure du « Musulman oppresseur des femmes », stéréotype réactivé par le reportage frauduleux de TVA, évoquent quant à elles les valeurs égalitaires chères à la société québécoise. On peut certes mieux comprendre ces phénomènes, mais ce qu’il faut rappeler, c’est que dans un cas comme dans l’autre, le dévoilement de ces fausses nouvelles n’a pas été sans conséquence, et des gestes discriminatoires ont été posés.
Bref, l’islamophobie québécoise contemporaine est, à bien des égards, similaire à l’antisémitisme des années 1930 et 1940, et comme certains.es l’ont fait à cette époque, il est nécessaire de la combattre vigoureusement bien que de nombreux individus nient en bloc son existence, ou déclarent que le racisme au Québec est une chose révolue. Les manifestations de discriminations en vertu d’une appartenance religieuse autre que chrétienne ne sont pas exclusivement chose du passé, et jeter un regard sur celles d’aujourd’hui à la lumière du passé me semble être l’un des moyens de révéler l’ampleur du phénomène actuel pour mieux le dénoncer.
Pour en savoir plus
[s. a.]. « Ce projet d’immigration juive ». Le Devoir (8 novembre 1943), p. 3.
[s. a.]. « La chambre se prononce contre l’immigration ». Le Nouvelliste (14 mars 1944), p. 5.
ANCTIL, Pierre. Histoire des Juifs au Québec. Montréal, Boréal, 2017, 504 p.
Envoyé spécial. « Projet dénoncé par l’hon. Maurice Duplessis ». La Presse (8 novembre 1943), p. 13-14.
[1] Je voudrais remercier Catherine Larochelle pour son précieux apport au texte.
[2] Pierre Anctil, Histoire des Juifs au Québec, Montréal, Boréal, 2017, p. 85.
[3] Envoyé spécial, « Projet dénoncé par l’hon. Maurice Duplessis », La Presse, 8 novembre 1943, p. 13-14.
[4] Idem.
[5] Fraternité sioniste internationale.
[6] Envoyé spécial, « Projet dénoncé par… », p. 13.
[7] « Ce projet d’immigration juive », Le Devoir, 8 novembre 1943, p. 3.
[8] Idem.
[9] Pierre Anctil, Histoire des Juifs…
[10] « La chambre se prononce contre l’immigration », Le Nouvelliste, 14 mars 1944, p. 5.
[11] Pierre Anctil, Histoire des Juifs…
Articles sur les mêmes sujets