La parole publique des étudiants, une victoire historique menacée
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Goyette, J. et Hébert, K. (2012). La parole publique des étudiants, une victoire historique menacée. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=1659Chicago
Goyette Julien et Karine Hébert. "La parole publique des étudiants, une victoire historique menacée." Histoire Engagée, 2012. https://histoireengagee.ca/?p=1659.Par Karine Hébert et Julien Goyette, professeurs.es d’histoire à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR)
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L’histoire des associations étudiantes est celle d’une longue lutte pour la reconnaissance. L’identité des étudiants, la légitimité de leurs associations, leur voix dans le concert démocratique sont toutes des conquêtes du 20e siècle. Le présent mouvement de grève qui agite le monde collégial et universitaire québécois s’inscrit dans ce temps long des revendications étudiantes. Cependant, compte tenu de la position de fermeture actuelle du Gouvernement du Québec, du premier ministre et de la ministre de l’Éducation, on peut craindre un inquiétant recul dans la reconnaissance sociale dont jouissent les étudiants, et plus largement les groupes sociaux, au sein de la société québécoise.
Dès la fin du 19e siècle, les étudiants des universités québécoises se regroupent au sein d’associations, se dotent de journaux étudiants afin de mieux diffuser leurs idées. Autour des maisons étudiantes, des students clubs, des associations générales et des revues étudiantes, avec des symboles carabins comme le béret et la canne, se développe un esprit étudiant qui permet une éventuelle affirmation identitaire. La reconnaissance de ces associations et de leur rôle de porte-parole démocratique auprès des administrations universitaires et sur la scène publique se fait lentement, et non sans heurts.
Jusqu’au creux de la Crise des années trente et, surtout, jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, les étudiants universitaires, en très grande majorité de jeunes hommes, sont perçus et se perçoivent eux-mêmes comme l’« élite de demain ». À ce titre, le point de vue des étudiants n’a de valeur que par la place privilégiée que ceux-ci sont destinés à occuper dans la société après leur formation. Recteurs, principals et professeurs se font d’ailleurs un devoir de rappeler aux étudiants les responsabilités inhérentes à leur statut d’avant-garde de la jeunesse : «Vous êtes, messieurs, l’élite et l’espoir de la nation de demain. Cette pensée est au fond des sentiments de respect et d’affectueux dévouement avec lesquels nous vous recevons. Nous avons confiance que, de votre côté, vous ne l’oublierez point.» (Le recteur, Mgr Piette, «Bienvenue de Monseigneur le Recteur aux étudiants», Université de Montréal, Quartier latin, 5 octobre 1932)
Mais, bientôt, les étudiants ne se satisfont plus de cette identité différée. Précipités dans le monde trouble de la crise et de la guerre, défiant à différents degrés l’autorité des adultes, ils façonnent des conceptions novatrices d’eux-mêmes. S’appropriant la définition de la jeunesse, ils changent plusieurs fois de peau, expérimentent de nouveaux rôles sociaux. Ils se présentent comme génération, groupe social, classe sociale, groupe de pression, jeunes travailleurs intellectuels, etc.
Si elle s’organise autour de la défense des intérêts des étudiants, cette affirmation identitaire des étudiants ne s’accomplit pas dans un enfermement corporatif, mais bien au contraire à travers une ouverture sur la société québécoise et le monde. Qu’ils interviennent dans les débats entourant la question nationale ou les conflits internationaux, qu’ils prennent position à propos d’idéologies comme le libéralisme, le personnalisme, le féminisme et le socialisme, ou encore qu’ils militent pour une démocratisation de l’éducation, les étudiants universitaires sont préoccupés par le monde qui les entoure et désirent désormais être entendus ici et maintenant. Sous Duplessis, la crise du financement des universités – une autre ! –, permet même une scène rare : les étudiants de McGill et de l’Université de Montréal s’unissent pour le temps de la grève générale de 1958. Par la suite, l’agitation de «Mai 68», le mouvement McGill français, la grève de 2005 contre la hausse des frais de scolarité et la diminution des bourses au profit des prêts étudiants constituent autant de démonstrations de la volonté des étudiants et, de plus en plus, des étudiantes de participer au débat public et de se faire reconnaître comme une force sociale agissante et responsable.
Ces jours-ci, à l’instar du discours de plusieurs groupes sociaux comme les femmes et les travailleurs, la parole étudiante se perd dans le bruit de l’individualisme et de l’économisme ambiants. Ils sont nombreux et nombreuses pourtant, dans les rues, sur la colline parlementaire, dans les médias, à nous répéter que l’éducation ne doit pas servir uniquement à produire des carrières individuelles mais aussi, et surtout, à construire une société, à affirmer que l’éducation est une richesse qui se mesure autrement qu’en dollars constants et qui doit permettre à chacun de participer à la société à la hauteur de ses compétences et de ses aspirations. L’attitude de nombreuses administrations universitaires et du Gouvernement du Québec, qui nient la légitimité de la démocratie étudiante et refusent toute négociation, trahit un retour en force du paternalisme et de l’élitisme. À la fin, si le dialogue de sourds se poursuit, les universités québécoises se seront peut-être enrichies de quelques poignées de dollars, mais la démocratie québécoise, elle, en sortira assurément appauvrie. La parole étudiante est une victoire historique et l’un des derniers refuges de la pensée collective au Québec. La moindre des choses, ce serait qu’on la respecte, qu’on l’écoute et qu’on la prenne en compte.
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