L’archive vidéo et photo au cœur de la vingt-cinquième édition des Rencontres internationales du documentaire de Montréal

Publié le 12 décembre 2022
Samia Dumais

12 min

Samia Dumais, membre du comité éditorial d’Histoireengagée.ca et candidate à la maîtrise en histoire à l’Université du Québec à Montréal

TW : consommation de drogues, suicide

Photo prise par Samia Dumais lors de l’événement.

 

Après deux ans à se tenir en ligne, la vingt-cinquième édition des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM) était de retour entièrement en présentiel, du 17 au 27 novembre 2022. Honorer le documentaire et ses subtilités, voilà le but du festival, qui diffuse des œuvres traitant « de la réalité de façon artistique ».  La programmation de cette année, qui comprend des courts, moyens et longs-métrages, était constituée de plus de 140 œuvres de 55 pays différents, faisant du RIDM l’un des plus importants festivals de films en Amérique du Nord. Pour la première fois en vingt-cinq ans, plus de 55% de ces œuvres sont réalisées par des femmes. J’ai eu l’énorme privilège de participer à cette édition du RIDM[1]. Est-il possible de lier documentaire contemporain, histoire et archives ? Avec le lancement de la nouvelle rubrique « L’histoire à travers », qui cherche à mettre de l’avant des médiums alternatifs pour se détacher des logiques académiques, j’ai décidé de me prêter moi-même à l’exercice en couvrant le RIDM et en me penchant sur ses origines. J’ai eu la chance de visionner cinq documentaires qui se distinguent par la mobilisation (et même par l’omniprésence, dans deux cas) de l’archive vidéo par les cinéastes. Cet usage démontre que même lors de la documentation d’enjeux contemporains, l’utilisation de sources primaires demeure incontournable pour contextualiser des faits réels ; pour démystifier le passé ; pour revisiter des moments clés.

Historique des RIDM

Lors de sa fondation en 1998 par un petit groupe de documentaristes, les RIDM avaient pour but de promouvoir les documentaires francophones, dans une perspective non comparative et politique. Il n’y avait pas de remises de prix et l’accent était mis sur les échanges entre créateur.ice.s et le public. Lors de son allocution à la soirée d’ouverture, Malcom Guy, un des fondateurs du RIDM, a souligné que l’un des principaux défis avait été de convaincre les bailleurs de fonds de la pertinence de telles rencontres, initiées par « une bande de joyeux radicaux. »  Selon lui, le documentaire a tout de même réussi à prendre plus de place dans la société québécoise. On peut penser entre autres à la création d’études sur le documentaire au Canada, et la fondation de l’observatoire du documentaire. Cependant, certains angles morts demeurent : le documentaire est gravement sous-financé, particulièrement dans un monde politique caractérisé par la « montée de la droite et d’agendas néo-libéraux ». Ému par cette vingt-cinquième édition, Guy admet que la programmation présente certaines lacunes : « il y a moins de films coup de poing, anticapitalistes, qui mettent de l’avant les travailleurs de première ligne ».  

L’archive vidéo au centre du documentaire : Rewind & Play et Terra Femme

 

Le festival s’ouvre avec le long-métrage franco-allemand d’Alain Gomis, Rewind & Play, précédé du court-métrage d’Aluyana, Des racines nées, qui explore les thématiques d’appartenance identitaire et de déracinement diasporique. L’œuvre de Gomis, d’une durée de 64 minutes, rejoint certaines thématiques du court-métrage qui le précède. Le documentaire suit le pianiste afro-américain Thelonious Monk lors de son passage à Paris en 1969, et se concentre particulièrement sur son passage à l’émission de télévision française « Jazz Portrait ». Gomis présente uniquement les archives inutilisées par l’équipe de production lors du montage et présente l’envers de la médaille de cette émission qui semble, aux premières vues, célébrer le talent de Monk. Le documentaire met en lumière le processus de dépersonnalisation dont est victime Monk par son interlocuteur arrogant, qui s’entête à mythifier le pianiste jazz. Ce film percutant démontre comment Monk se retrouve prisonnier des représentations coloniales à son égard, enfermé dans un narratif performé par et pour le white gaze. Alors qu’il est d’abord amusant d’assister aux déblatérations de l’animateur, qui s’invente une amitié avec le pianiste, il devient de plus en plus troublant de constater que les réponses brèves de Monk, qui ne parle pas français, sont grossièrement romancées par l’animateur. Gomis réussit toutefois à mettre de l’avant la musique novatrice de Monk, en consacrant une grande partie du documentaire à sa performance musicale lors de l’entrevue. À la lumière de ce documentaire, on ne peut que se questionner sur le processus de création et de diffusion d’archives ; pouvons-nous réellement parler d’inclusivité et de décolonialité lorsque les archives sont manipulées, créées, et diffusées par les mêmes individus qui perpétuent l’essentialisation des acteur.ice.s au sein de ces documents[2] ?

C’est une réflexion similaire qui guide le documentaire de Courtney Stephens, Terra Femme, réalisé sans financement. Tout comme Rewind & Play, le documentaire est entièrement constitué d’archives. La démarche très personnelle de Stephens s’articule autour d’une réflexion lors d’un voyage en Inde. À l’occasion de celui-ci, elle se questionne sur les traces laissées par les femmes qui voyagent entre les années 1920 et 1950, à une époque où les journaux de voyages sont surtout rédigés par des hommes. Avec Terra Femme, elle propose un accès inédit à des archives vidéo filmées par des femmes issues de la bourgeoisie anglaise qui ont voyagé en Inde à l’époque où cette région était soumise au colonialisme britannique.

Présente lors de la projection, la cinéaste a proposé à son auditoire une séance-performance, narrée en direct. Stephens s’est saisi de ce moment pour partager ses interrogations sur la vie de ces femmes, la façon dont elles perçoivent le monde, les représentations coloniales qu’elles perpétuent et ce qu’il est possible de déduire sur leur existence. En se penchant sur ces documents privés qui ne sont pas destinés à devenir des archives, Stephens démontre qu’il est possible de créer de nouveaux récits à l’aide de sources non traditionnelles, telles que des vidéos « personnelles ». Au-delà de cette dimension fort intéressante, ce documentaire comporte aussi certaines limites dont il est impossible de faire fi. Le manque de contextualisation historique tant lors de la représentation que dans la narration de certaines archives vidéo perpétuent les représentations raciales et coloniales que Stephens tente de démystifier ; principalement envers les femmes indiennes, alors que l’émerveillement de la cinéaste pour les coutumes indiennes féminines s’entremêle dans sa narration qui frôle l’exotisme.

Documenter le présent à l’aide du passé : Big Fight in Little Chinatown et Anhell69, Le Mythe de la Femme Noire

Il n’est pas anodin de voir plusieurs documentaristes utiliser des archives photos pour historiciser la réalité portée à l’écran. Le documentaire de Karen Cho, Big Fight in Litte Chinatown, récipiendaire du Prix du jury des détenues et du Prix du public du RIDM, utilise cette technique pour contextualiser le remplacement urbain auquel font face plusieurs quartiers chinois en Amérique du Nord. Dans ce documentaire ambitieux qui nous transporte à Montréal, à Vancouver, à New York et à Toronto, la documentariste recourt aux archives dans l’optique de mettre de l’avant l’espace autrefois occupé par les quartiers chinois dans les métropoles ; espaces qui sont considérablement réduits à la suite de la gentrification excessive et des politiques municipales qui rasent les quartiers chinois. La réalisatrice démontre qu’il s’agit d’un processus qui se répète constamment dans le temps et dans l’espace. Le quartier chinois de Montréal, le plus ancien de la ville après le Vieux-Port, n’échappe pas à ces cycles économiques instables, alors que le quartier connaît une période importante de prospérité économique à la suite de la visite de milliers de touristes lors de l’expo 67. L’instauration des politiques modernistes de Jean Drapeau cause la destruction de plusieurs édifices du Chinatown pour les remplacer par d’autres infrastructures qui incarnent davantage la modernité montréalaise. Les images utilisées par Cho pour documenter ces transformations sont percutantes, porteuses d’une réalité lointaine ; un quartier chinois vivant, respecté par les autorités municipales, ainsi qu’une communauté centralisée et ancrée dans son espace.

 Anhell69, du réalisateur Theo Montoya, utilise une technique similaire pour contextualiser son documentaire expérimental, qui lie la fiction à la réalité. Récipiendaire de la mention spéciale du Grand prix de la compétition internationale longs métrages du RIDM, le documentaire est nommé sous le pseudonyme Instagram de Camilo Najar choisi parmi plusieurs jeunes queers de Colombie, pour incarner le personnage principal du nouveau film de Montoya. Cependant, Najar décède subitement d’une surdose d’héroïne, une semaine après son audition, avant même d’être conscient de son nouveau rôle.  Cette situation tragique n’est pas isolée. Elle s’inscrit dans un phénomène bien réel qui touche les communautés queer de la Colombie : les surdoses et les suicides de ses membres. En présentant les archives des auditions vidéo des jeunes queers de Colombie pour le projet de Montoya, on ne peut qu’être frappé par leur vision nihiliste de la vie, leur incapacité à se projeter dans un futur proche, mais également leur grande créativité. En utilisant de nombreuses archives qui illustrent des moments marquants en Colombie, telles que l’ère de Pablo Escobar et les manifestations contre la répression policière en 2021, le documentaire de Montoya illustre toute la complexité d’être une personne queer en Colombie, à l’aide d’archives multiples. Certaines sont personnelles, telles que les vidéos filmés lors des manifestations. D’autres sont médiatiques, comme les extraits de reportages sur ces manifestations, ou bien des images de la série Narcos, dont les deux premières saisons tournent autour de Pablo Escobar.

Dans le documentaire Le mythe de la femme noire de Ayana O’Shun, de nombreuses archives vidéo et photos sont utilisées pour accentuer les propos des nombreuses femmes noires interviewées. En passant du vidéoclip Anaconda de Nicki Minaj aux publicités « Aunt Jemima », O’Shun historicise les représentations essentialisantes auxquelles les femmes noires font face, autant dans la sphère privée que dans la sphère publique.  Dans ce documentaire, trois stéréotypes sont présentés et questionnés, soient la Jézabel, la Mammy/Nounou et la femme noire en colère. Récipiendaire du prix Magnus-Isacsson du RIDM, le film plonge dans les représentations esclavagistes, qui sont trop souvent associées à l’expérience étasunienne, et démontre avec doigté comment elles évoluent et continuent d’évoluer au sein de notre société. Peu importe le milieu, le métier, l’âge ; aucune d’entre elles n’ont été épargnées par ces stéréotypes, qui impactent constamment leur vécu et leur expérience. Lors de la discussion après la projection, O’Shun révèle que l’un des défis du documentaire a justement été la libération des archives photos mises de l’avant lors du film. En effet, les lieux de conservation d’archives sollicités ne souhaitaient pas être associées à ce projet, par crainte d’être eux-mêmes accusés de racisme, à la lumière de l’usage potentiel de ces documents dans le documentaire. Ce blocage démontre les limites en lien avec la conservation et la retenue des archives par les personnes qui les possèdent, et par le fait même, le manque de responsabilité de ces lieux face aux préjudices commis dans le passé, préjudices qui sont de plus en plus documentés et portés dans nos écrans.

À l’issue de cette vingt-cinquième édition, les réflexions nourries à la suite des documentaires et leur usage des archives sont nombreuses, que ce soit sur la manipulation des archives vidéo et photo, leur diffusion ou bien leur conservation. Produites par tous types d’individus, la réappropriation d’archives, originalement destinées à un but autre que celui utilisé par les réalisateur.ice.s, permet de documenter l’expérience de personnes qui sont trop souvent mises de côté par les récits dominants. C’est en puisant dans le passé que l’on peut comprendre le présent ; l’importance d’archives au sein d’un médium contemporain comme le documentaire démontre la nécessité d’archiver le matériel utilisé lors de la production de connaissances historiques.


[1] Je voudrais remercier Caroline Rompré pour son support lors du processus d’émission d’une passe média pour qu’HistoireEngagée.ca ait la chance de participer à plusieurs séances.  

[2] J’aimerais remercier ma collègue et amie Christine Chevalier-Caron, qui m’a accompagné à deux représentations du festival. Certaines idées reprises dans cet article s’inspirent des discussions vives que nous avons eu à la suite du visionnement des documentaires.