Le discours «néo-réactionnaire» : recension

Publié le 9 juin 2017

Par Félix L. Deslauriers, candidat à la maîtrise en sociologie à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM)[1]

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Il y a plus de treize ans, Daniel Lindenberg publiait Le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires. Ce pamphlet brossait le tableau d’une constellation émergente du paysage intellectuel français : issus pour la plupart de la gauche, ces écrivains semblaient désormais convertis à la critique de l’égalitarisme associé à l’«esprit» de Mai 68. Cette intervention allait déclencher une vive polémique et cristalliser les termes d’un débat qui n’a pas faibli depuis.

Les auteurs réunis dans Le discours «néo-réactionnaire» s’engagent donc sur un sentier que d’autres ont tenté de baliser avant eux, non sans difficultés et résistances. Conscients qu’il s’agit d’une route semée d’embuches, ils entendent contribuer à un «examen dépassionné» de la nébuleuse intellectuelle «néo-réactionnaire». Leur démarche cherche à s’inscrire davantage dans le registre de l’analyse sociologique que dans celui de l’intervention politique, sans renoncer à une posture critique. Sociologues de la littérature à l’Université de Liège, Pascal Durand et Sarah Sindaco ont rassemblé des spécialistes de différentes disciplines à l’occasion d’un colloque dont sont issus les textes du recueil. C’est entre guillemets qu’ils reprennent l’appellation de Lindenberg, afin de la soumettre à un travail d’objectivation conjuguant études de cas et analyses d’ensemble.

L’hétérogénéité des profils réunis derrière l’étiquette «néo-réactionnaire» est reconnue d’emblée dans le chapitre inaugural. La coalition dont il est question se caractérise par une diversité d’horizons d’appartenance, de trajectoires, de statuts occupés, de genres pratiqués et même de positionnements politiques. Qu’ont en commun le socialisme originel auquel aimerait revenir un Jean-Claude Michéa, la «droite décomplexée» d’un Éric Zemmour et l’apolitisme esthétisant d’un Michel Houellebecq? Cette diversité générale «semble bien faite pour décourager toute tentative d’envisager le phénomène en termes collectifs» (p. 12). Y renoncer comporterait toutefois le risque de conforter l’ethos de «libre penseur» dont se pare chacune des personnalités étudiées. Cette posture qui articule conservatisme et transgression est précisément ce qui unit les figures en présence, selon Durand et Sindaco. Elle constitue le point de départ pour brosser le portrait du «personnage collectif» qui se dégage de la somme des individualités «néo-réactionnaires». Cette tâche se subdivise en trois voies complémentaires, qui constituent autant de sections pour l’ouvrage.

La première partie vise à repérer des trajectoires typiques et à cerner, à travers elles, un espace social structuré. Gisèle Sapiro s’y emploie en utilisant un modèle développé dans ses travaux antérieurs sur le champ littéraire. Des années 1930 à nos jours, elle examine la répartition des positions au sein de la droite radicale en distinguant trois idéaux-types : notables, esthètes et polémistes. Les outils qu’elle fournit permettent d’expliquer les spécificités de chacun des pôles, mais aussi l’unité d’un ressentiment dirigé contre tout ce qui paraît menacer les positions des écrivains concernés. Les chapitres suivants se penchent sur des trajectoires ciblées : celles de Guy Hocquenghem, d’André Glucksman, de Pascal Bruckner et de Pierre-André Taguieff. La contribution de Marc Angenot relie la controverse actuelle sur les «nouveaux réactionnaires» à des débats plus anciens sur le concept de totalitarisme et l’héritage des Lumières. Cette ambition prometteuse est toutefois desservie par un style péremptoire qui tranche avec le reste de l’ouvrage. La section se conclut par un chapitre de Jean-Pierre Couture qui intéressera spécialement les lecteurs québécois. Le politologue y prolonge le travail entrepris avec Jean-Marc Piotte dans Les nouveaux visages du nationalisme conservateur au Québec. Avec aplomb, il explore un phénomène de «commerce triangulaire» (p. 116) entre les réseaux néoconservateurs étatsuniens, français et québécois. Ce parcours donne lieu à des réflexions méthodologiques et épistémologiques dont la pertinence dépasse largement les frontières locales.

L’objectif de la deuxième partie est de faire l’inventaire des stratégies discursives et des topiques partagés par les intellectuels «néo-réactionnaires». Les deux premiers chapitres portent sur des ressorts rhétoriques : la revendication de parler au nom d’un «peuple oublié», les stratégies de construction d’ethos et l’interdiscours. Les principaux lieux communs de la pensée conservatrice française sont ensuite abordés tour à tour : antiaméricanisme, complaintes sur le déclin de l’école, nationalisation de la laïcité, naturalisation du symbolique à travers l’anthropologie et jusnaturalisme dans les débats récents sur le mariage homosexuel. Le chapitre de Mohamed Amine Brahimi se penche avec intelligence sur le statut particulier des «dissidents de l’islam» dans les débats sur l’«identité nationale». Il revisite la sociologie bourdieusienne pour étudier les pratiques de reproduction de ce groupe social, dont Djemila Benhabib est la représentante la plus connue au Québec.

La dernière section de l’ouvrage est consacrée à des personnalités se réclamant de l’écriture littéraire. Elle est construite comme une succession d’études de cas : les écrits de Philippe Murray, Michel Houellebecq, Richard Millet, Marc Fumaroli, Jean Clair, Botho Strauß et Peter Sloterdijk y sont analysés. Malgré un caractère plus éclaté, cette troisième partie est traversée par des questions qui font écho aux réflexions de Sapiro autour de la posture de l’esthète. Chaque contribution aborde à sa manière l’enjeu de l’autonomie de la littérature, interrogeant les usages stratégiques qui peuvent en être faits. Le chapitre de Jérôme Meizoz montre habilement les limites d’une position purement formaliste, sans nier les obstacles à l’interprétation sociopolitique d’écrits littéraires.

Cet ouvrage se penche sur des questions qui ne sont pas nouvelles dans le débat français. C’est la tentative de «construction raisonnée de l’objet» (p. 11) qui est originale. Même chez les sociologues, c’est surtout à travers l’essai engagé qu’avait été abordée la montée d’une nébuleuse néoconservatrice se présentant sous la bannière symboliquement payante de l’anticonformisme. Le collectif dirigé par Durand et Sindaco a l’immense mérite de se saisir d’enjeux à haute intensité polémique et de les problématiser en tant que phénomènes sociaux. Il s’agit d’une tentative pionnière de conceptualiser le discours «néo-réactionnaire» en des termes propres à la discussion sociologique. L’enjeu n’est pas de fuir le débat, mais de le déplacer sur un terrain où la dénonciation du «politiquement correct» ne saurait suffire à le clore.

La somme d’analyses rassemblées dans ce recueil est impressionnante (plus d’une vingtaine de contributions). Le pluralisme disciplinaire et méthodologique annoncé est bien réel : les auteurs sont spécialistes de la littérature, politologues, analystes du discours ou sociologues. Cependant, la perspective retenue pour construire le phénomène «néo-réactionnaire» en objet d’étude reste fermement ancrée dans les théories du champ littéraire et de l’analyse textuelle. Ce cadre interprétatif est d’un grand intérêt, mais il néglige parfois d’autres aspects qui auraient mérité d’être approfondis. Le concept de «personnage collectif» mis de l’avant par les directeurs de la publication est d’ailleurs issu de l’univers littéraire. Il a l’avantage de mettre en lumière le caractère socialement construit d’une posture discursive de «combattant solitaire», mais il risque de concentrer excessivement le regard sur cette facette. Le chapitre de Jean-Pierre Couture opère un certain déplacement par rapport à cette approche en mettant davantage l’accent sur les relations concrètes entre membres de réseaux intellectuels plus ou moins structurés. D’autres pistes auraient pu être explorées pour rendre compte de ce qui unit les écrivains «néo-réactionnaires», en dépit de leur indéniable hétérogénéité. Dans cet esprit, les apports de spécialistes du racisme, du nationalisme, des rapports ethniques, des classes sociales ou des rapports de sexe auraient été les bienvenus. Il est surprenant de n’en trouver pratiquement aucun parmi les références de l’ouvrage. Une telle orientation aurait peut-être permis d’identifier des continuités en termes de projets politiques ou de positionnements dans les rapports sociaux, chose que Durand et Sindaco renoncent rapidement à faire en prétextant que les personnalités rassemblées se réclament d’étiquettes politiques diverses.

Le choix de privilégier la dimension littéraire de l’objet explique peut-être la tendance à le penser comme exception française. Les directeurs de la publication estiment en effet que le phénomène «néo-réactionnaire» est «très hexagonal» (p. 17). Ils expliquent cette spécificité par la centralisation inédite des moyens de diffusion à Paris et par les particularités d’une tradition littéraire qui brouille les frontières entre politique et esthétique. Cette affirmation a de quoi surprendre, alors que plusieurs contributeurs de l’ouvrage soulignent l’influence du néoconservatisme américain dans le développement de la nébuleuse à l’étude et que certains chapitres sont consacrés à des figures québécoises ou allemandes. Il aurait été souhaitable de situer l’émergence du discours «néo-réactionnaire» en France en lien avec le contexte transnational de remise en question des politiques pluralistes. Une littérature scientifique considérable s’emploie à documenter l’essor, dans plusieurs États occidentaux, de discours nostalgiques d’un passé idéalisé où «l’unité nationale» n’était pas «menacée» par le multiculturalisme, l’antiracisme et le féminisme. Évidemment, cette volonté de réaffirmer la prédominance du groupe majoritaire ne se manifeste pas de manière uniforme d’un lieu à l’autre. Pour les raisons qu’évoquent Durand et Sindaco, il est possible que le champ littéraire soit plus perméable à cette vague de fond en France qu’ailleurs en Europe. Néanmoins, cette hypothèse mériterait d’être démontrée à l’aide d’une comparaison plus étoffée. Une définition de l’objet d’étude ne se limitant pas à sa dimension littéraire aurait sans doute permis de nuancer l’analyse en ce qui concerne les spécificités du cas français.

Malgré ces limites, il ne fait pas de doute que l’ouvrage dirigé par Durand et Sindaco fera sa marque dans ce domaine de la recherche. Il ouvre assurément des pistes stimulantes. On ne peut qu’espérer qu’elles seront prolongées dans une perspective pluridisciplinaire et comparative.

Pour en savoir plus

DURAND, Pascal et Sarah SINDACO, dir. Le discours « néo-réactionnaire ». Paris, CNRS-Éditions, 2015, coll. « Culture & Société », 361 p.


[1] Cette recension a initialement été publiée dans le volume 36, no 1 (2017) de la revue Politique et Sociétés. C’est avec l’accord de l’auteur que nous la reproduisons ici.