Le journal L’Asbestos et la grève de l’amiante : un soutien implicite à la Johns-Manville ?

Publié le 26 mai 2025

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Castellano, Q. (2025). Le journal L'Asbestos et la grève de l'amiante : un soutien implicite à la Johns-Manville ?. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=13453

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Castellano Quentin. "Le journal L'Asbestos et la grève de l'amiante : un soutien implicite à la Johns-Manville ?." Histoire Engagée, 2025. https://histoireengagee.ca/?p=13453.

Par Quentin Castellano, candidat à la maitrise en sociologie (UQAM) et membre du comité éditorial d’Histoire Engagée

L’année 2024 marquait le 125e anniversaire de la fondation de la ville autrefois connue sous le nom d’Asbestos (aujourd’hui Val-Des-Sources). Originellement un simple campement minier devenu village, puis ville, son histoire est indissociable de la mine d’amiante Jeffrey, qui est à la fois la raison de sa constitution et à l’origine de son nom. Pendant longtemps, la grande majorité des travailleurs et travailleuses de la région y étaient employés, mettant au centre de la vie sociale municipale les rapports de travail en découlant. C’est dans ce cadre que survient en 1949 la grève de l’amiante. Le 14 février, 2 000 mineurs d’Asbestos, rapidement suivis par 3 000 autres de Thetford Mines et des alentours, entrent dans une lutte syndicale qui durera cinq mois. Cet évènement, passé à la postérité, est parfois vu comme le « premier coup de feu de la Révolution tranquille[1] », notamment en raison de la lecture anti-duplessiste qu’en fait l’ouvrage dirigé par Pierre Elliott Trudeau, La grève de l’amiante[2]. Si l’historiographie autour de ce conflit est riche, il semble exister peu de travaux, voire aucun, s’intéressant à sa couverture par la presse locale.

C’est en fouillant dans les archives de la Société d’histoire d’Asbestos[3] pour un projet de balado documentaire sur ladite grève (qui s’en vient, promis!) que je me suis retrouvé à feuilleter chronologiquement les publications de l’hebdomadaire local, L’Asbestos, traitant du conflit de son début (14 février 1949) à sa fin (1er juillet 1949)[4]. Bien que la publication soit éditée à Drummondville, son gérant et principal journaliste Osias Poirier – il n’en est pas mentionné d’autres au travers des pages, sauf en ce qui concerne la direction (Carrier Fortin) et les sports (Hermas Corbeil) –  a résidé dans la ville minière pendant de nombreuses années[5]. Les articles non signés semblent donc pouvoir lui être attribués. Ma connaissance du déroulé des évènements était alors assez sommaire, mais suffisante pour que plusieurs incohérences entre le contenu du journal et les faits documentés captent mon attention et que d’autres éléments augmentent mes doutes. Je pense notamment à l’absence de la parole des grévistes et à l’omniprésence des publicités de la compagnie opérant la mine : la Canadian Johns-Manville (CJM).

Mes multiples froncages de sourcils au fil de ma lecture de L’Asbestos motivent donc la rédaction de cet article. En effet, la ligne éditoriale de la publication lors du conflit semble, a priori, en tout point alignée avec les intérêts des opérateurs de la mine. Est-ce vraiment le cas ? Pour répondre à cette question, je procéderai à une revue de la production historienne, essentielle pour appréhender le déroulé des évènements et les intérêts de la compagnie. Ensuite, j’analyserai le corpus présenté plus haut via une présentation thématique des éléments semblant aller dans le sens de choix éditoriaux alignés avec ceux de la compagnie, notamment des violences policières passées sous silence et l’évacuation de la question de l’amiantose. Enfin, avant de conclure, je tenterai d’émettre des hypothèses sur les raisons d’un tel alignement tout en nuançant mon propos pour l’ouvrir à de futures recherches.

HISTORIOGRAPHIE

Il paraît impossible de discuter de l’historiographie du conflit sans commencer par l’ouvrage le plus connu (et le plus ancien), auquel la plupart des autres sources secondaires consultées font référence : La grève de l’amiante, dirigé par Pierre-Elliot Trudeau[6]. Si ce dernier a pu essuyer quelques critiques depuis, notamment celle de constituer, sous couvert d’une écriture scientifique et descriptive, une longue apologie pour un abandon du duplessisme[7], ces reproches visent « spécifiquement le premier chapitre et l’épilogue rédigés par Pierre Elliott Trudeau, les autres contributions étant généralement louangées[8] ». C’est le cas du chapitre IV, signé par Gilles Beausoleil, Histoire de la grève à Asbestos[9], qui est, à ma connaissance, le texte le « plus complet, le plus fiable, le plus factuel […] le moins partial[10] » pour suivre au jour le jour les différentes actions des acteurs impliqués dans le conflit. C’est sur celui-ci que je me baserai principalement pour savoir si un évènement a été couvert (et sous quel angle il l’a été) par L’Asbestos, tout en vérifiant dans les archives d’autres journaux contemporains si une information était alors rendue publique, afin de mettre en dialogue, lorsque possible, les faits relatés in situ et sept ans après les évènements.

Plusieurs productions historiennes permettent d’esquisser les intérêts de la CJM. En premier lieu, Les dessous d’Asbestos de Suzanne Clavette[11] replace le conflit dans une lutte plus longue, celle d’une coalition formée de la compagnie, de l’Association Professionnelle des Industriels (API) dont elle fait partie et de l’Union Nationale de Maurice Duplessis contre la « réforme de l’entreprise »[12], alors défendue par des syndicats et par les forces les plus progressistes de l’Église catholique. Clavette propose de lire le conflit d’Asbestos comme le pic d’un affrontement s’étalant sur plusieurs années et lui donne un véritable aspect idéologique, très proche d’une lutte hégémonique gramscienne[13].  Ceci induit une guerre de communication et se traduit dans les faits par une stratégie de délégitimation des grévistes par la coalition bourgeoise dès le déclenchement de la grève : les rendre légitimes eux et leurs propositions (dont la fameuse formule Rand[14]) serait un pas vers la défaite. C’est ce qui explique, selon l’autrice, le rapide appel de la CJM à une délégation de la police provinciale (environ deux cents hommes) et les multiples appuis dont la compagnie a bénéficié, malgré plusieurs violences manifestes envers les grévistes (dont nous reparlerons plus tard) : il s’agit de ne pas entacher la légitimité des forces de l’ordre pour ne pas légitimer du même coup les grévistes.

Cet affrontement entre, d’une part, la coalition formée par les industriels et l’Union Nationale et d’autre part, les syndicats, doit également être resitué dans un contexte plus large de l’histoire de la province, incluant l’anticommunisme ambiant. Si, comme le note Andrée Lévesque[15], celui-ci n’était pas l’apanage du Québec, l’Union Nationale en a néanmoins repris le flambeau dès 1937 avec sa fameuse « loi du cadenas » promulguée en réaction à l’abrogation de l’article 98 du Code criminel canadien, jusque-là utilisé pour interdire les activités communistes. Ce climat anticommuniste participe alors à jeter sur les syndicats de nombreuses accusations d’activités révolutionnaires et séditieuses, malgré le fait que la Confédération des Travailleurs Catholiques du Canada (CTCC), représentant les grévistes de l’amiante, semble avoir toujours pris ses distances, quitte à se faire reprocher « ses attaques contre le mouvement communiste et ses pressions auprès des gouvernements pour aviver la répression », comme le fait remarquer Marcel Fournier[16]. Ainsi, les accusations de « communismes » dans un tel climat se révèlent à la fois (malheureusement, selon l’auteur de ses lignes) infondées et inscrites dans le même type de stratégie de délégitimation que le soutien à la police provinciale, explicité précédemment.

Enfin, une historiographie plus récente – depuis une vingtaine d’années tout de même – tente d’inscrire le conflit dans une autre chronologie : celle de la lutte pour une reconnaissance des problèmes de santé issus du travail minier, soit l’amiantose et la silicose. Si la question des maladies provoquées par la poussière d’amiante semble avoir été reléguée au second plan par les travaux de Trudeau et de ses confrères – ces derniers préférant avant tout une lecture des relations industrielles –  elle se trouve au centre de l’ouvrage Le Quatuor D’Asbestos[17] d’Esther Delisle[18] et Pierre K. Malouf. Les auteurices, au travers d’une longue discussion entrecoupée de recours aux archives, dévoilent qu’une coalition conservatrice à peu près similaire à celle décrite par Clavette a tenté de limiter l’impact dans le débat public de révélations faites par le journaliste Burton LeDoux concernant la silicose[19] et l’amiantose[20]. Ainsi, réduire le conflit à de simples questions salariales et d’organisation du travail revient à faire le jeu de ces forces conservatrices. Néanmoins, si les analyses de Delisle et Malouf partent d’un point de vue macro extérieur à la ville d’Asbestos –  se concentrant avant tout sur les groupes industriels, les médias provinciaux et le clergé –  des travaux comme ceux de Jessica van Horssen[21] nous rappellent que ces enjeux ont animé le mouvement syndical local dès qu’ils ont été connus, coïncidant avec la renégociation des conventions collectives un mois avant la grève. Il est alors possible de dire que si une lutte idéologique (pour reprendre les mots de Clavette) s’est déployée pour dénigrer la réforme de l’entreprise, elle a également contribué à l’effacement de la question de la santé au travail dans le débat public.

Ainsi, au travers de cette revue historiographique, nous pouvons esquisser quelques intérêts communicationnels de la CJM : défendre la police provinciale pour délégitimer les grévistes et tenter d’évacuer la question de l’amiantose. Voyons comment ces thèmes se déploient au fil des pages de L’Asbestos.

DES VIOLENCES POLICIÈRES PASSÉES SOUS SILENCE

Une analyse du corpus d’articles de l’hebdomadaire local permet d’identifier plusieurs moments où la brutalité policière s’abattant sur les ouvriers est éludée de ses pages, du début à la fin de la grève. Dès l’arrivée de la centaine d’agents de la police provinciale le 19 février, il semble y avoir eu des escarmouches, notamment dû à l’ébriété des forces de l’ordre, comme en témoigne une résolution du conseil municipal d’Asbestos :

Attendu qu’à leur arrivée, un grand nombre de ces policiers étaient sous l’influence de liqueurs alcooliques;

 […] Attendu que dans certains cas les agents de la police provinciale ont usé de violence contre les employés préposés à l’entretien (des usines) durant la grève contre les constables de Canadian Johns-Manville. [22]

Ces informations, pourtant reprises dans le journal montréalais Le Devoir du 22 février[23], ne figurent pas dans L’Asbestos du 25 février, qui esquive le débat en déclarant que « les journaux ont rapporté bien des choses depuis le début de la semaine sur leur présence et sur leur conduite. Il serait bien inutile de le répéter puisque chacun a pu lire et entendre tous ces propos[24] ». Le journal local donne uniquement la parole à l’inspecteur général responsable du détachement, Norbert Labbé, qui nie tout comportement problématique de la part de ses agents. Aucune autre opinion ne s’y trouve, si ce n’est une déclaration de la CJM qui apporte tout son soutien aux forces de l’ordre face aux accusations.

Si cet épisode a au moins été présenté de manière partielle, ce n’est toutefois pas le cas de l’arrestation arbitraire de Gérard Beauchemin, un camionneur non gréviste, le 21 mars, alors que la police provinciale cherchait à appréhender quelqu’un d’autre. Il sortira de cette situation avec une blessure profonde à la tête[25]. Si l’évènement se retrouve dans l’édition du Devoir du 22 mars[26], il est absent de celle de L’Asbestos du 25 mars et de toutes les suivantes. Nous pouvons cependant y trouver une « mise au point de l’inspecteur Labbé » qui n’a aucun lien avec les violences. Le même scénario se reproduit le 22 avril alors que pendant une parade de grévistes, le journaliste du Devoir Gérard Pelletier et deux de ses amis, dont Pierre-Elliott Trudeau, sont intimidés par la police provinciale qui leur demande de quitter la ville d’ici trente minutes[27] : aucune mention dans l’hebdomadaire. L’aspect systématique frappe à l’analyse : si un évènement montre la police provinciale d’un mauvais œil, il est automatiquement absent ou amoindri.

Nous avons donc vu des cas où des épisodes de violence policière sont à peine abordés et d’autres où ils sont complètement éludés. La couverture par l’hebdomadaire de la lecture de l’acte d’émeute du 6 mai est encore plus troublante. L’édition du même jour y consacre deux articles. Le premier se concentre sur les évènements de la veille[28]. Il y relate comment des grévistes locaux, assistés d’une délégation thetfordoise, ont barricadé les routes pour empêcher « les non-grévistes et les ‘scabs’ de pénétrer » dans la ville. Des altercations auraient eu pour résultante quelques blessés et des voitures renversées. La situation aurait par la suite dégénéré avec la capture par les grévistes d’agents de la police provinciale et de leurs armes. Néanmoins, selon l’auteur, la soirée se finit dans le « calme », ce qui semble tout à fait surprenant à la lecture du deuxième article[29] abordant la situation, d’ailleurs situé sur la même page. En effet, celui-ci nous apprend que durant la nuit de jeudi à vendredi, « plus de 200 policiers, armés de grenades, carabines, révolvers et mitraillettes » débarquent, trouvent une ville « calme », lisent un acte d’émeute avant que les grévistes ne se dispersent et que le « plus grand calme régna toute la nuit durant ». Bref, « tout continue d’être calme ».

Ne passons pas par quatre chemins : en plus de mettre une emphase suspecte sur le calme de la situation, les faits énoncés dans le deuxième article ne tiennent pas la route. En effet, si l’on se réfère au texte de Gilles Beausoleil, des violences commises par les membres de la police provinciale envers les grévistes ont eu lieu entre quatre heures du matin et la lecture de l’acte d’émeute, un spectacle qui « révolta des journalistes et des photographes qui assistaient à la scène[30] ». De plus, contrairement à ce qui est affirmé dans l’article, Beausoleil déclare que tous les hommes présents à la lecture de l’acte ont été mis en état d’arrestation, ne se dispersant donc pas dans le calme. Cette chronologie des faits vient donc poser des questions de taille : si Osias Poirier avait connaissance de la lecture de l’acte d’émeute, comment pouvait-il ne pas être au courant des arrestations ayant eu lieu directement après ? Comment se fait-il que le journaliste local, bien implanté dans sa communauté, ne soit pas au courant du spectacle ayant choqué ses confrères ? Encore une fois, la comparaison avec les autres journaux publiés le même jour est frappante : que ce soit Le Devoir[31], La Presse[32] ou encore Le Canada[33], tous mentionnent les arrestations dans leur édition du 6 mai. Il semble donc que cette transformation des faits soit intentionnelle, le seul autre journal mentionnant l’acte d’émeute sans les arrestations massives étant le Montréal-Matin[34], alors connu pour son alignement avec l’Union Nationale et sa coalition anti-grévistes[35].

LA DISPARITION DE L’AMIANTOSE

Comme l’a révélé la revue de l’historiographie effectuée plus haut, la question des maladies provoquées par les poussières d’amiante a été pendant un temps mise au second plan mémoriel ; rendant alors service à la CJM qui cherchait à éviter que le sujet ne prenne trop de place dans les discussions publiques. Pourtant, nous le retrouvons dès décembre 1948 dans la liste des amendements que la Fédération nationale des employés de l’industrie minière a fait parvenir aux compagnies gérant les mines, en vue de la renégociation des conventions collectives. Plus probant encore, il figure en première position : « 1 – Élimination de la poussière d’amiante à l’intérieur et à l’extérieur des moulins », juste avant la question du salaire : « 2 – Augmentation générale de 15 cents l’heure »[36].

Il est alors surprenant de constater que dans la première édition de L’Asbestos de notre corpus, celle du 18 février 1949, cette demande est complètement effacée des revendications des syndicats. En effet, dans l’article annonçant le déclenchement de la grève, nous pouvons lire :

Le contrat qui a été soumis à la Compagnie Canadian Johns-Manville par les ouvriers de l’amiante comprend de nombreuses clauses, dont augmentation générale des salaires, contribution de la Compagnie à un fonds de sécurité, retenue syndicale obligatoire et irrévocable, cinq jours de fêtes chômées payés, etc., etc. Nous ne sommes pas assez bien informés pour en dire beaucoup à ce sujet. On répète généralement qu’on veut obtenir une augmentation de 15c l’heure au salaire de base qui était de 85c avant l’expiration du contrat le 31 janvier dernier[37].

Il est étonnant que le journaliste ne soit pas au courant que la question de la poussière d’amiante figure en premier lieu des revendications, alors qu’il habite dans une ville où la majorité des travailleurs et travailleuses sont impliqués dans le conflit. Poirier souffre encore une fois de la comparaison avec Le Devoir, qui sous-titre son article du 15 février : « La poussière d’amiante doit disparaitre[38] ». En fait, la seule mention faite du sujet dans l’édition de L’Asbestos se trouve dans dans un communiqué de la CJM, à la même page, qui se vante d’avoir « dépensé tout près d’un million de dollars à Asbestos, Québec, à parfaire l’installation des procédés les plus modernes pour l’élimination de la poussière. »[39].

C’est donc dire que pendant plusieurs mois, il n’y a aucune mention à ce sujet dans les pages de L’Asbestos. Il réapparaît dans l’édition du 27 mai avec la publication d’une déclaration du Dr. K.W. Smith, médecin en chef de la CJM. Ce dernier insiste sur le fait que la ville n’a connu « que deux cas reconnus par la science médicale » d’amiantose, que la compagnie a dépensé plus d’un million de dollars sur ce dossier et que « la concentration de poussière dommageable dans les rues s’y compare favorablement avec celles des autres régions industrielles du Canada »[40]. Une déclaration similaire, datant étrangement d’un mois plus tôt (je ne suis pas en mesure pour l’instant de trouver la raison de ce délai de publication) dans d’autres journaux, est identifiée par Van Harssen. Elle mobilise alors des archives de la compagnie pour démontrer que Smith était au courant de la gravité de l’amiantose sur les travailleurs et qu’il a auparavant produit plusieurs rapports alertant la direction. L’historienne déclare alors que ces déclarations « contredisent totalement son mémo confidentiel de 1949 à la CJM, qui soulignait les dangers que l’industrie posait pour la ville d’Asbestos, car il avait remarqué une exposition significative dans la communauté sous le vent de la mine et de l’usine » [41].

L’amiantose disparaît ensuite à nouveau de notre corpus, jusqu’à la fin de la grève. Ces deux éléments nous semblent significatifs d’un alignement entre les intérêts de la compagnie et la ligne éditoriale du journal, dans la foulée du contrôle du narratif de la question de la poussière d’amiante que tente d’obtenir la coalition esquissée par Delisle et Malouf.

CONCLUSION

J’ai jusqu’ici présenté deux exemples que je considère comme probants de transformations des faits par L’Asbestos pour coller aux intérêts de la CJM. J’aurais pu emprunter d’autres axes d’études, tels que la republication fréquente de messages anti-communistes dans les pages du journal, laissant entendre que des militants d’extrême-gauche courtisaient les grévistes, ou encore l’absence de publication de propos venant des grévistes et des syndicats, drapée derrière l’excuse de n’en recevoir aucun. Ce sera pour une prochaine fois.

Cependant, il semble important de préciser que je ne suis pas en train d’accuser L’Asbestos d’avoir été acheté par la compagnie pour diffuser uniquement son narratif ; il me faudrait d’ailleurs vérifier les archives comptables pour tenter de soutenir cette affirmation. Or, sans aller aussi loin, il est intéressant de noter que la CJM est probablement son plus gros acheteur d’encarts publicitaires, comme en témoignent les messages anti-grévistes s’étalant sur des pages entières (parfois plusieurs dans la même édition !). L’hypothèse d’une certaine retenue de L’Asbestos par intérêt commercial se pose donc dans le contexte.

Il semble également important de nuancer le portrait que j’ai fait de la couverture du conflit par L’Asbestos. Étant donné que cet article se concentre sur les collusions avec les discours de la CJM, j’ai pu laisser entendre que le journal était anti-grévistes. Ce n’est pas le cas. À plusieurs reprises dans ses pages, j’ai observé de bons mots envers les comportements des grévistes, alors que la compagnie cherchait à les décrédibiliser en les accusant de détériorer volontairement leurs équipements :

Tout ce qui a été dit au sujet de dommages causés n’est que de la pure invention, d’après ce qu’on voit par la déclaration de M. Labbé, et même celle du Chef Bell, car les grévistes n’ont rien brisé nulle part depuis le début de la grève.[42]

Dès lors, une autre lecture est possible : celle d’un journal local ne voulant pas visibiliser les violences qui agitent sa petite ville, et espérant qu’en ne publicisant pas les clivages, ils disparaîtraient. Il m’est impossible de trancher avec les informations à ma disposition actuellement et il est fort probable que de nouvelles hypothèses naîtront au fur et à mesure de mes visites à la Société d’histoire d’Asbestos.

Je quitte donc pour l’instant L’Asbestos avec le sentiment de ne pas être allé au bout de ma question de recherche. J’ai cependant pu présenter une première esquisse de sa contribution à la guerre de communication qu’a été la grève de l’amiante, alors que ce journal est quasiment absent de toute l’historiographie que j’ai pu consulter. J’espère donc poser ici la première pierre d’une recherche de plus grande ampleur qui, à la manière des travaux de Van Horssen, s’intéresserait davantage à la communauté ayant vécu le conflit qu’aux grands enjeux nationaux qui l’entourent.

BIBLIOGRAPHIE – SOURCES SECONDAIRES

ABELLA, Irving. On Strike: Six Key Labour Struggles in Canada 1919-1949. Toronto, James Lorimer & Company, 1974.

BEAUSOLEIL, Gilles. « Histoire de la grève à Asbestos » dans TRUDEAU, Pierre Elliott,        dir. La grève de l’Amiante. 1956, p. 165‑211.

CLAVETTE, Suzanne. Les dessous d’Asbestos: une lutte idéologique contre la   participation des travailleurs. Québec, Presses de l’Université Laval, 2005.

DELISLE, Esther et Pierre K. MALOUF. Le quatuor d’Asbestos : Autour de la grève de             l’amiante.Montréal, Les éditions Varia, 2004.

FOURNIER, Marcel. Communisme et anticommunisme au Québec: 1920-1950. Montréal, Éditions Coopératives Albert Saint-Martin, 1979.

LÉTOURNEAU, Jocelyn et Jean Anne MOORS. « The Unthinkable History of Quebec ».         The Oral History Review, 17, 1 (1989), p. 89‑115.

LÉVESQUE, Andrée. Virage à gauche interdit: les communistes, les socialistes et leurs ennemis au Québec, 1929-1939. Montréal, Boréal express, 1984.

TRUDEAU, Pierre Elliott, dir. La grève de l’amiante. Montréal, Cité Libre, 1956.

VAN HORSSEN, Jessica. « “À faire un peu de poussière” : Environmental Health and the         Asbestos Strike of 1949 ». Labour/Le Travail, 70, (2012), p. 101‑132.

BIBLIOGRAPHIE – SOURCES PRIMAIRES

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LEDOUX, Burton. « La silicose, de Saint-Rémi d’Amherst à l’Ungava ». Relations, mars          1948.

LEDOUX, Burton. « Un village de trois mille âmes étouffe dans la poussière – East        Broughton et l’amiantose ». Le Devoir, 12 janvier 1949.

PELLETIER, Gérard. « Grève générale de l’amiante ». Le Devoir, 15 février 1949.

PELLETIER, Gérard. « Des agents ivres troublent la paix – Les grévistes sont calmes ».             Le devoir, 22 février 1949.

PELLETIER, Gérard. « La matraque entre en action à Asbestos – La police provinciale frappe un malade et traîne une femme dans la rue ». Le devoir, 22 mars 1949.

PELLETIER, Gérard. « 125 personnes appréhendées à Asbestos ». Le Devoir, 6 mai 1949.

PELLETIER, Gérard. « La grève et la presse ». TRUDEAU, Pierre Elliott, éd. La grève de l’Amiante. 1956, p. 165‑211.

POIRIER, Osias. « L’industrie de l’amiante est en grève ». L’Asbestos, 18 février 1949.

POIRIER, Osias. « Détachement de la police provinciale à Asbestos ». L’Asbestos, 25    février 1949.

POIRIER, Osias. « De graves désordres font vivre à la population des heures d’anxiété ».           L’Asbestos, 6 mai 1949a.

POIRIER, Osias. « La police provinciale envahit Asbestos vendredi matin et y proclame            l’état d’émeute ». L’Asbestos, 6 mai 1949b.

POIRIER, Osias. « Déclaration du Dr. K.W Smith sur l’amiantose à Asbestos ». L’Asbestos, 27 mai 1949.

« La loi d’émeute à Asbestos ». La Presse, 6 mai 1949.

« La loi des émeutes proclamée à Asbestos ». Le Canada, 6 mai 1949.

« La loi de l’émeute proclamée à Asbestos ». Montréal-Matin, 6 mai 1949.


[1] Irving Abella, On Strike: Six Key Labour Struggles in Canada 1919-1949, Toronto, James Lorimer & Company, 1974, p. xiii.

[2] Pierre Elliott Trudeau, dir. La grève de l’amiante, Montréal, Cité Libre, 1956.

[3] Je tiens d’ailleurs à remercier toute l’équipe de bénévoles pour leur accueil, et particulièrement Mario Leblanc, toujours prêt à venir m’ouvrir la porte.

[4] Plusieurs copies et photocopies de chaque numéro de la période couvrant la grève sont disponibles pour consultation, et en bon état, à la Société d’histoire d’Asbestos.

[5] D’après la notice bibliographique accompagnant un fonds à son nom détenu par Société d’Histoire de Drummondville, il y aurait vécu plus de trente ans en s’impliquant grandement dans la vie municipale : https://histoiredrummond.com/wp-content/uploads/2018/06/Guide_depot_2017.pdf

[6] Trudeau, op. cit., 1956.

[7] Jocelyn Létourneau et Jean Anne Moors, « The Unthinkable History of Quebec », The Oral History Review, 17, 1 (1989), p. 110.

[8] Esther Delisle et Pierre K. Malouf, Le quatuor d’Asbestos : Autour de la grève de l’amiante, Montréal, Les éditions Varia, 2004, p. 259.

[9] Gilles Beausoleil, « Histoire de la grève à Asbestos », dans Trudeau, op. cit., p. 165‑211.

[10] Delisle et Malouf, op. cit., 2004, p. 259.

[11] Suzanne Clavette, Les dessous d’Asbestos: une lutte idéologique contre la participation des travailleurs, Québec, Presses de l’Université Laval, 2005.

[12] La réforme de l’entreprise est un projet de société d’après-guerre proposant la participation des travailleurs à la gestion, le partage des bénéfices et une forme (amoindrie) de copropriété des moyens de production.

[13] Clavette, op. cit., 2005, p. 4.

[14] Obligation légale pour un employeur de percevoir une cotisation syndicale sur la paie des employés pour la transmettre aux syndicats. Une telle formule augmente considérablement le capital et donc la force des organisations syndicales.

[15] Andrée Lévesque, Virage à gauche interdit: les communistes, les socialistes et leurs ennemis au Québec, 1929-1939, Montréal, Boréal express, 1984.

[16] Marcel Fournier, Communisme et anticommunisme au Québec: 1920-1950, Montréal, Éditions Coopératives Albert Saint-Martin, 1979, p. 140.

[17] Delisle et Malouf, op. cit., 2004.

[18] Nous savons que certains écrits d’Esther Delisle sont controversés, s’agissant avant tout de ses travaux sur Lionel-Groulx et de supposés liens entre nationalisme canadien-français et fascisme. Nous n’avons pas rencontré de critiques du même ordre quant à ses analyses sur le sujet qui nous intéresse ici.

[19] Burton LeDoux, « La silicose, de Saint-Rémi d’Amherst à l’Ungava », Relations, mars 1948, p. 67-86.

[20] Burton LeDoux, « Un village de trois mille âmes étouffe dans la poussière – East Broughton et l’amiantose », Le Devoir, 12 janvier 1949, p. 1, 5-8.

[21] Jessica Van Horssen, « “À faire un peu de poussière” : Environmental Health and the Asbestos Strike of 1949 », Labour/Le Travail, 70 (2012), p. 101‑132.

[22] Conseil municipal d’Asbestos, résolution du 21 février 1949, cité dans Beausoleil, op. cit., 1956, p. 176.

[23] Gérard Pelletier, « Des agents ivres troublent la paix – Les grévistes sont calmes », Le Devoir, 22 février 1949.

[24] Osias Poirier, « Détachement de la police provinciale à Asbestos », L’Asbestos, 25 février 1949, p. 1.

[25] Beausoleil, op. cit., 1956, p. 186.

[26] Gérard Pelletier, « La matraque entre en action à Asbestos – La police provinciale frappe un malade et traîne une femme dans la rue », Le Devoir, 22 mars 1949, p. 1.

[27] Beausoleil, op. cit., 1956, p. 192.

[28] Osias Poirier, « De graves désordres font vivre à la population des heures d’anxiété », L’Asbestos, 6 mai 1949a.

[29] Osias Poirier, « La police provinciale envahit Asbestos vendredi matin et y proclame l’état d’émeute », L’Asbestos, 6 mai 1949b.

[30] Beausoleil, op. cit., 1956, p. 199.

[31] Gérard Pelletier, « 125 personnes appréhendées à Asbestos », Le Devoir, 6 mai 1949.

[32] « La loi d’émeute à Asbestos », La Presse, 6 mai 1949a.

[33] « La loi des émeutes proclamée à Asbestos », Le Canada, 6 mai 1949b.

[34] « La loi de l’émeute proclamée à Asbestos », Montréal-Matin, 6 mai 1949c.

[35] Gérard Pelletier, « La grève et la presse », dans Pierre Elliott Trudeau, dir., La grève de l’Amiante, 1956, p. 165‑211.

[36] Trudeau, op. cit., 1956, p. 214.

[37] Osias Poirier, « L’industrie de l’amiante est en grève », L’Asbestos, 18 février 1949.

[38] Gérard Pelletier, « Grève générale de l’amiante », Le Devoir, 15 février 1949.

[39] Canadian Johns-Manville, « Communiqué de la C.M.J », L’Asbestos, 18 février 1949.

[40] Osias Poirier, « Déclaration du Dr. K.W Smith sur l’amiantose à Asbestos », L’Asbestos, 27 mai 1949

[41] Van Horssen, op. cit., 2012, p. 126. (Traduction libre)

[42] Poirier, op. cit., 25 février 1949.