Lefebvre, Camille, À l’ombre de l’histoire des autres (Paris, Éditions EHESS, 2022), 197 p. Coll. « Apartés », vol. 1.

Publié le 3 mai 2023

Par Louise Lainesse
Candidate au doctorat en histoire
Université de Montréal

Dans À l’ombre de l’histoire des autres, Camille Lefebvre, historienne spécialiste de l’Afrique de l’Ouest et directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en France, nous transporte à la lisière de son champ d’expertise en nous livrant ce récit sensible de l’histoire de ses ancêtres. Sans ancrer de manière franche son récit dans l’histoire de la colonisation et de la décolonisation, Lefebvre ne renie pas pour autant ses spécialisations qui se trouvent en filigrane de sa démarche, la rendant ainsi attentive aux expériences d’altérité, souvent difficiles, vécues par ses aïeul.le.s.

S’approchant, sans entièrement en emprunter le style, des enquêtes à la première personne dont l’engouement a été perceptible ces dernières années tant en littérature qu’en histoire, Lefebvre nous propose ici une étude transgénérationnelle dans laquelle elle prend la plume à la fois en tant que descendante d’individus ayant connu un passé traumatique qu’en tant qu’historienne. Ainsi, l’ouvrage se démarque par un heureux mélange de genres, combinant adroitement la démarche généalogique et l’enquête familiale à la démarche scientifique de l’histoire. À travers une approche sensible, à la Alain Corbin et son Louis-François Pinagot[1], Lefebvre met au centre du récit les expériences personnelles de ses ancêtres, le tout encadré par une démarche historienne recontextualisant dans la grande Histoire la petite histoire de ces gens ordinaires. Chacun des quatre chapitres se consacre à l’une des branches familiales de l’autrice et ses adelphies : d’abord celle de sa grand-mère maternelle (les Katzovitch-Misrachi), puis celle de son grand-père maternel (les Seban-Parienté), suivie de celle de sa grand-mère paternelle (les Lefebvre-Lethuillier) et, enfin, le cas unique de son grand-père paternel Mariano Peña Hernando, homme aux multiples identités et ayant dû couper tous les liens avec sa famille.

Judéité et engagement résistant

Reflet de son intérêt pour la question des frontières et des savoirs géographiques, Lefebvre s’évertue dans chacun des chapitres à retracer la mobilité de ses ancêtres. Tantôt exils forcés, tantôt émigrations délibérées, micromobilités ou clandestinité, Lefebvre nous amène chaque fois à comprendre ces diverses formes de mobilité en tant que révélatrices de trajectoires familiales et individuelles marquées par une altérité plus ou moins manifeste basée sur l’appartenance religieuse (judéité) ou les idéaux politiques (communisme). Si la trajectoire familiale du côté maternel a été principalement marquée par sa judéité, celle du côté paternel se singularise surtout par son engagement militant communiste.

Confrontés à un monde qui disparaissait sous leurs yeux, les grands-parents de l’autrice ont choisi de continuer à vivre au présent plutôt que de s’enraciner dans un passé qui n’était plus. Plusieurs stratégies ont été déployées afin d’affronter au mieux l’antisémitisme et la stigmatisation liée à une altérité jugée trop ostensible : exil, francisation de noms à consonnance étrangère, emprunt de nouvelles identités de même que rejet de la langue et des pratiques religieuses et culturelles des ancêtres, jusqu’à devenir des « apatrides culturels » (p.70) aux dires mêmes du grand-père de Lefebvre. Cela amène l’historienne à considérer ses grands-parents comme appartenant à une même « communauté d’expérience » en raison de leurs parcours de vie conjointement marqués par la persécution ou l’engagement résistant, catalysés par la Seconde Guerre mondiale.

Une réflexion épistémologique quant à la pratique historienne

Deux types de sources sont mis à profit pour mener cette étude : d’abord, les mémoires et récits provenant de la famille de l’autrice. Ensuite, dans un dialogue constant avec celles-ci, des sources diverses telles que des archives privées, administratives, policières, militaires de même que la presse et des monographies portant sur des lieux, des contextes ou des événements historiques d’envergure sont mobilisées. Consciente des biais possibles, voire probables, et de l’aspect construit du discours porté par la mémoire familiale, Lefebvre cherche à pluraliser sa documentation pour ainsi confronter la mémoire de ses aïeul.le.s aux documents d’archives existants. Comme elle le mentionne : « Ces mémoires familiales que je choisis d’analyser ne sont pas neutres, chaque récit de mes ascendants opère des sélections, oublie certains éléments, en enjolive d’autres, en cache parfois et construit une narration. » (p.14) Cela est également vrai pour les archives textuelles dont les historien.ne.s ont longtemps cru à l’absolue vérité.

Tout bien considéré, l’apport majeur de cet ouvrage à l’historiographie est une réflexion épistémologique quant à la pratique de l’histoire qui se déploie au fil des pages, au gré de la démarche de Lefebvre. Plus qu’une enquête familiale, cette étude vise surtout à « savoir ce que l’on peut faire en historienne des récits et des mémoires de sa propre famille et s’il est possible de les constituer en objet de recherche. » (p.13) Si Lefebvre vient consolider certains acquis de la méthode historienne, par exemple en réaffirmant la nécessité du doute en histoire, elle en ébranle d’autres. En effet, l’originalité de sa démarche est de porter une attention soutenue aux silences jalonnant son histoire familiale. Car ces silences gagnent à être interrogés et compris en fonction de leur contexte et de leur origine, qu’ils soient volontaires ou non, issus des sources ou des acteurs et des actrices du passé, de la mémoire familiale ou des archives textuelles ou encore causés par des enjeux de conflit mémoriel ou d’expérience traumatique. À cela s’ajoute l’incorporation, centrale dans sa démarche, d’une analyse réflexive qui se traduit par un souci constant de « construire une distance juste, à savoir assez proche pour que l’on puisse se saisir du passé et assez grande pour ne pas se laisser envahir par lui » (p.13). Difficile de ne pas y voir une invitation à reconsidérer notre posture quant à la dyade « objectivité/subjectivité » ; plutôt que de les concevoir en constante opposition et de tenter d’évacuer totalement l’une au profit de l’autre, l’historienne prêche par l’exemple en démontrant la pertinence de ces deux postures qui, lorsqu’elles sont mises en tension, rendent possibles des études d’une grande justesse.

Bref, la finesse de l’analyse de Camille Lefebvre dans À l’ombre de l’histoire des autres en fait une étude remarquable qui donne à son récit une sensibilité qui n’a rien de la sensiblerie.


[1] Alain Corbin, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu, 1798-1876, Paris, Flammarion, 1998, 336 p.