L’exposition Sorcières : de l’ombre à la lumière (Pointe-à-Callière, 24 octobre 2024 – 6 avril 2025). Ou qui trop embrasse mal étreint.

Publié le 22 avril 2025

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Leclerc, J. (2025). L’exposition Sorcières : de l’ombre à la lumière (Pointe-à-Callière, 24 octobre 2024 – 6 avril 2025). Ou qui trop embrasse mal étreint.. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=13418

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Leclerc Jean-François. "L’exposition Sorcières : de l’ombre à la lumière (Pointe-à-Callière, 24 octobre 2024 – 6 avril 2025). Ou qui trop embrasse mal étreint.." Histoire Engagée, 2025. https://histoireengagee.ca/?p=13418.

Par Jean-François Leclerc

crédit : Jean-François Leclerc

Les expositions d’histoire sont fort nombreuses à Montréal1. Petites ou grandes, elles ont l’intérêt de faire connaître des pans du passé autrement confinés aux cercles de la recherche. Elles prennent le plus souvent la forme d’un récit accessible, séduisant, fait de textes, d’images, d’objets et de divers médias et dispositifs qui sont mis en scène dans un espace donné, de manière plus ou moins élaborée. Mais une exposition est plus qu’un outil de vulgarisation. C’est une expérience à la fois cognitive, émotive et sensorielle qui, pour rejoindre le grand public, doit tenir compte de ses intérêts, de ses attentes et même de ses idées préconçues. De plus, comme le savent tous les artisans, cette expérience est aussi le résultat de nombreux compromis qui découlent des inévitables aléas conceptuels, de recherche, de logistiques, de design et financiers ponctuant leur processus d’élaboration. En effet, rares sont les expositions qui, de la première étincelle du concept au montage, répondent à toutes leurs promesses. Quoi qu’il en soit, ces productions culturelles contribuent à construire la conscience historique du public. Voilà pourquoi elles méritent notre attention critique, comme tout autre discours historique. Sans oublier le fait qu’une fois un thème abordé en exposition, il ne risque pas de réapparaître dans l’espace public sous cette forme avant plusieurs années.

Une exposition permanente de grande qualité… qui place la barre haute

Avant d’aborder l’exposition Sorcières, prenons un moment pour parler de l’exposition permanente de Pointe-à-Callière. Cette visite, en janvier dernier, a été ma première depuis des années. Des améliorations notables ont été apportées à la signalisation et aux outils d’interprétation des vestiges archéologiques, dont la complexité peut être confondante. Se démarquent comme toujours le cimetière du fort de Ville-Marie, traité avec le respect qui se doit (une liste des défunt·es défile au-dessus de l’image en mouvement d’un cortège funèbre) ; l’ancien égout collecteur dans un environnement lumineux, un peu bling-bling mais attrayant ; le site relativement récent du fort Ville-Marie, avec son exposition au design raffiné et réussi, incluant le film narrant avec beaucoup de respect l’espoir des dévots qu’une croix plantée sur le seuil du fort fasse reculer l’inondation menaçant de l’emporter. 

Mettant en valeur un site archéologique dont l’ampleur est remarquable à Montréal, l’exposition permanente offre encore aujourd’hui une expérience forte, actuelle et agréable, d’une grande qualité tant au niveau du design que de sa mise en valeur ; de quoi créer de hautes attentes pour les autres activités produites par ce musée, notamment ses expositions temporaires. 

Une approche du phénomène des sorcières qui suscite quelques questions

Le premier contact avec l’exposition se fait par les grandes affiches posées sur les fenêtres de la Maison des marins, site des expositions temporaires du musée. Des femmes d’âges divers coiffées de bonnets de sorcières nous regardent, chacune tenant des objets associés aux pratiques que leur attribue la culture populaire. Ces portraits n’ont rien « d’historique ». Créés par intelligence artificielle (ce qui a été reproché au musée), ils prennent l’aspect de femmes de classe moyenne, épanouies et parfois souriantes, ce qui peut étonner au premier coup d’œil. Une fois passée la porte de la salle d’exposition, un panneau d’introduction permet de comprendre que l’équipe de conception a choisi d’interpréter ce phénomène à la lumière de l’évolution de l’archétype de la sorcière à la fin 20e siècle sous l’influence de certains groupes féministes2 :

« En fait, la perception de ce qu’est une sorcière en Occident a évolué au fil des siècles, en écho à l’histoire des femmes. Lorsque le clergé, les autorités civiles et la société patriarcale exercent leur contrôle serré sur la vie des femmes, celles qui se démarquent deviennent à leurs yeux des rebelles et des boucs émissaires. » 

L’exposition se déploie sur plusieurs zones assez ouvertes, séparées par des panneaux de textes, des illustrations, des vitrines ou des cloisons. Sa disposition est assez classique : succède nt à la mise en contexte historique du phénomène des sorcières et de leur répression une série de zones présentant l’évolution des représentations de l’archétype de la sorcière. Sont aussi abordées les pratiques associées de près ou de loin à la sorcellerie, comme les plantes médicinales, la chiromancie, les amulettes et autres objets, sans oublier quelques pratiques qui s’en rapprochent dans d’autres sociétés : vaudou, candomblé, chamanisme. 

Pour illustrer l’histoire de la sorcellerie, de la sorcière, de sa répression, de ses représentations et de sa réappropriation relativement récente, l’exposition utilise une grande diversité de moyens. Elle mobilise plus de 400 objets de diverses époques, des documents d’archives empruntés à des collections européennes et américaines, des illustrations anciennes et plus contemporaines, des créations artistiques, des extraits de films et d’ouvrages populaires sur le sujet et quelques dispositifs interactifs ; sans oublier, comme il se doit, quelques références à l’histoire de la sorcellerie au Québec3

Un sujet plus riche que son histoire et ses images convenues

En voulant brosser un portrait de l’évolution de l’image de la sorcière à travers le temps, l’exposition prend la forme d’un catalogue plutôt linéaire et matériel du phénomène, s’attardant un peu trop à illustrer avec minutie — par des archives et divers objets de collection et de notre quotidien — les pratiques qu’on leur associe. Pour expliquer l’émergence du personnage de la sorcière et sa persistance, l’angle féministe peut paraître novateur pour les personnes qui sont moins familières avec le sujet. Mais en visant trop large et en privilégiant cette seule perspective socio-historique, l’exposition met à distance de manière un peu froide, descriptive et rationaliste des questions qui ont pourtant passionné de très nombreux ethnologues et anthropologues. En se référant abondamment aux représentations populaires de la sorcière jusqu’à nos jours, le musée mise sur des références connues du visiteur, sans porter un regard qu’on souhaiterait plus critique4.

Il suffit de jeter un coup d’œil, même sommaire, à la littérature scientifique accessible sur le web – avec les mots-clés « sorcellerie » « chamanisme » et autres – pour réaliser que ces pratiques sont bien plus que de pures créations occidentales destinées à réprimer un genre et un savoir traditionnel féminin contestant le pouvoir patriarcal de l’État et des Églises5. Mentionnons, par exemple, la remarquable étude Les Mots, la Mort, les Sorts6, publiée en 1977 par l’ethnologue Jeanne Favret-Saada sur la sorcellerie contemporaine dans une région rurale du Nord-Ouest français. Pendant plusieurs années, l’autrice s’installe dans une commune de la région pour étudier des pratiques de « sorcellerie » encore bien vivantes, en marge de la vie contemporaine. Sans nier les bienfaits de la science et la médecine pour guérir certains maux, ses adeptes, des gens « ordinaires » du coin, tentent d’expliquer la répétition de problèmes personnels — maladie, impuissance, incendie, mort d’un bovin, etc. — par un sort jeté par envie ou vengeance sur une personne ou une famille par un membre de la communauté. En bonne ethnologue de terrain, Favret-Saada parvient si bien à s’intégrer à cette société rurale et à ce système pour mieux le connaître, qu’elle finit par en être personnellement affectée, comme elle le racontera dans son journal de bord7. Cette expérience la conduira par la suite à explorer la pratique psychanalytique pour comprendre l’efficacité troublante de ce système de croyances.

L’Église et l’État contre les suppôts féminins de Satan… Que dire de plus ?

Comme le décrit l’exposition, avant de provoquer la répression que l’on connaît, les figures du sorcier et de la sorcière sont peu à peu construites par certaines élites religieuses et laïques en amalgamant des fragments de concepts théologiques (dont les hérésies), de mythes, de croyances populaires et de certaines figures maléfiques tirées des textes sacrés — comme celle de Satan. Si le caractère fantasmé et létal de cette propagande ne fait pas de doute, doit-on pour autant en conclure que la sorcellerie est une pure invention qui, en voulant libérer le monde d’une invasion maléfique, a frappé de simples adeptes de médecines traditionnelles, des sages-femmes et des friand·es de divination ? On ne peut nier que ce sont des femmes en majorité — entre 60 000 et 100 000 — qui ont en été victimes sur fond d’une misogynie extrême, bien ancrée dans les lois et les croyances. Mais en dépeignant la sorcellerie comme un phénomène social ancien, sinon sous sa forme actuelle revendicatrice, l’exposition passe à côté d’une approche ethnologique à dimension plus internationale qui lui aurait permis de sortir des sentiers battus. Cette approche nous aurait aidés à mieux comprendre pourquoi la propagande religieuse a incité des « messieurs et mesdames tout-le-monde » à alimenter le feu des dénonciations, au point de conduire des milliers de personnes au bûcher. Et nous aurions ainsi mieux saisi pourquoi tant les pratiques de sorcellerie au sens large (qui englobent aussi le chamanisme) que leur répression existent encore dans plusieurs sociétés8. Les nombreuses et très sérieuses recherches sur ces sujets démontrent l’importance de sortir de la seule perspective historique pour mieux le comprendre.

Comme le mentionne l’historienne et professeure Claude Gauvard, ce sujet est en effet plus complexe qu’il n’y paraît9. Elle rappelle qu’à l’origine, les accusations de sorcellerie et leurs représentations touchent autant les hommes que les femmes, ce que confirment les recherches sur plusieurs territoires français, même si aux XVIe et XVIIe siècles, ce sont en majorité des femmes qui seront exécutées. La sorcellerie fait partie des croyances partagées par tous comme modes de résolution de problèmes que la médecine et les technologies ne permettent pas de traiter. Si la montée de l’identification des sorciers et sorcières à une secte hérétique active la répression religieuse, elle laisse plus froids les tribunaux laïcs. Graduellement, la volonté de l’État de prendre en charge « tous » les crimes l’incite à ne plus laisser de présumés sorciers et sorcières tenter, par diverses pratiques divinatoires, d’identifier l’auteur d’un vol ou de résoudre l’impuissance d’un mari. Comme l’explique l’historienne, c’est à ce moment que, dans un contexte social fortement misogyne et troublé, la dénonciation par la population devient la principale source des procès de sorcellerie, parfois de la part de « clients » mécontents de la piètre performance de certains sorciers et sorcières payés pour résoudre leurs problèmes !

Pour illustrer cette complexité du phénomène, en nous inspirant des travaux de Favret-Saada, osons une piste d’interprétation qui aurait pu, parmi d’autres, apporter une dose de questions pertinentes quoique sans réponse définitive sur la sorcellerie. Du XVe aux XVIIIe siècles, alors que divers malheurs collectifs frappent l’Europe, et que l’État moderne et l’Église cherchent à s’arroger le droit exclusif d’exercer la violence, ces pouvoirs rompent la règle tacite du système « sorcier », qui interdit le contact entre sorciers et envoûtés10. En étant portées devant les tribunaux religieux et civils, générant des sévices physiques et des mises à mort, les dénonciations, autrefois confinées au cercle traditionnel des bons et mauvais sorciers et sorcières, conduisent dès lors à une répression sanglante.

Connaissant bien les ouvrages de Favret-Saada au moment d’entrer dans l’exposition, on comprendra que j’aie regretté son survol surtout factuel, tout en saluant le souci du musée d’annoncer clairement en début d’exposition sa vision « éditoriale » et muséologique de ce thème. Son inauguration quelques jours la fête bon enfant de l’Halloween visait certainement à attirer non seulement des amateurs éclairés mais un public familial curieux d’en savoir plus.

Toutefois, de la part d’un musée d’archéologie et d’histoire qui a gagné au cours des années une notoriété internationale, j’aurais souhaité une approche moins convenue, moins aseptisée, plus exigeante et multidisciplinaire du sujet, à l’image de son comité scientifique11. Ainsi, la communauté des sciences humaines aurait pu bénéficier d’une rare occasion de mettre en valeur les connaissances actuelles dans ces domaines peu connus du grand public, mais fort bien fréquentés par les chercheurs et chercheuses. 

Espérons que certains visiteuses et visiteurs en seront sortis avec des questions et quelques doutes. La sorcellerie est-elle une pure construction des élites à des fins répressives ? Son existence ancienne et actuelle dans toutes les sociétés pourrait-elle remettre en cause certaines de nos certitudes ? De quoi donner le goût d’en savoir plus !

  1. Rappelons que Montréal compte 14 musées d’histoire qui présentent pour la plupart, en plus d’une exposition permanente, au moins une à deux autres expositions par année. https://museeshistoiremontreal.ca/les-musees/
    ↩︎
  2. Sur cette réappropriation, voir : https://presence-info.ca/article/actualite/culture/histoire-et-pratiques-de-la-sorcellerie/ ↩︎
  3. Cet article du journal La Presse offre un bon portrait visuel de l’exposition. https://www.lapresse.ca/arts/arts-visuels/2024-10-29/sorcieres-de-l-ombre-a-la-lumiere/sorciere-d-hier-sorciere-d-aujourd-hui.php ↩︎
  4. Voir cet article du National Geographic qui brosse un portrait sommaire de ces représentations, dont plusieurs qualifiées de kitsh. https://www.nationalgeographic.fr/histoire/les-sorcieres-existent-bel-et-bien-et-depuis-des-siecles-elles-sont-persecutees-histoire-femmes-malefices ↩︎
  5. Par exemple : Arthur Cognet, Le chamanisme comme moyen de résistance anticoloniale dans la tradition orale des Napo Runa d’Amazonie équatorienne, Revue d’études autochtones, Volume 53, numéro 1, 2023–2024, p. 79–90   https://id.erudit.org/iderudit/1113183ar; ↩︎
  6. Jeanne Favret-Saada, Les Mots, la Mort, Les Sorts. La sorcellerie dans le bocage, Gallimard, 1977. Cet ouvrage a été réédité plusieurs fois par la suite. Une très longue entrevue radiophonique animée à France Culture par l’historien Jacques Le Goff nous permet de mieux connaître les travaux de l’ethnologue et les débats qu’elle suscite, en présence de sommités du monde de la recherche des années 1970. Le site de France Culture décrit ainsi cette rencontre : « Entourée d’Emmanuel Le Roy Ladurie, Marc Augé et Yvonne Verdier, Jeanne Favret-Saada réexplique, décortique et parfois défend ses méthodes et ses prises de positions dans une émission dont la richesse intellectuelle et le ton font honneur à l’une des œuvres les plus importantes et étonnantes du paysage intellectuel français. »  https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/les-lundis-de-l-histoire-l-homme-qui-condamna-jeanne-1ere-diffusion-06-03-1978-6239150
    ↩︎
  7. José Contreras, Jeanne Favret-Saada, Corps pour corps. Enquête sur la sorcellerie dans le Bocage, Gallimard, 1981. L’ethnologue revient son expérience dans l’article Être affecté, Gradhiva : revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie, 1990, pp. 3-9. https://www.persee.fr/doc/gradh_0764-8928_1990_num_8_1_1340. Mentionnons que la sorcellerie et ses rapport avec la justice et la médecine ont suscité depuis les années 1960 de nombreuses études et débats dans le cadre de l’histoire des mentalités. Voir les ouvrages pionniers de  Robert Mandrou, Magistrats et sorciers en France au xviie siècle. Une analyse de psychologie historique, Plon, 1968, et de Michel De Certeau, « La magistrature devant la sorcellerie au XVIIe siècle », dans L’absent de l’histoire Repères.Mame, 1973. ↩︎
  8. Sébastien Baud, De l’ayahuasca ou la transformation du chamanisme awajun (Pérou), Drogues, santé et société, vol. 20, no 1, juin 2022, pp. 7-37. https://www.erudit.org/en/journals/dss/2022-v20-n1-dss07130/1090697ar.pdf ↩︎
  9. Sorciers et sorcières en France à la fin du Moyen Âge par Claude Gauvard (Conférence intégrale, janvier 2019), Archives de Paris. Tiré du site CRIMINOCORPUS | Histoire de la justice    https://www.youtube.com/watch?v=-GH9ot1gyzE ↩︎
  10. Les observations de Favret-Saada révèlent qu’une des règles fondamentales de la « sorcellerie » rurale est d’éviter tout contact entre les personnes ensorceleuses et l’ensorcelées, sinon par l’entremise d’un désorceleur. Comme le font les lois imposées par l’État dans nos sociétés, cet interdit a pour fonction de régler les conflits en évitant que les inimitiés individuelles ne se transforment en vendettas communautaires. C’est en effet par un combat spirituel avec le «sorcier » ou la « sorcière » que le désorceleur tente de défaire la chaîne des malheurs, sans que jamais que la présumée personne sorcière et sa victime ne se rencontrent. Lorsqu’il est vaincu, le jeteur ou la jeteuse de sort n’a parfois d’autre choix que de quitter en douce la communauté qu’il ou elle a perturbée. ↩︎
  11. Mentionnons que le comité scientifique du projet était formé de plusieurs ethnologues, anthropologues et historien·nes d’ici et d’ailleurs, spécialisés sur les religions, les croyances rurales et la sorcellerie, dont Hugues Berton, Emmanuelle Friant, Christelle Imbert, Stéphan Martel, Stéphanie Pettigrew, Roland Viau et Vanessa Toupin-Lavallée. ↩︎