« Ododo Wa » : Recherche et communication de connaissances difficiles*

Publié le 22 septembre 2020

Citer cet article

APA

Bunting, A., Wa, O. et Trudel, P. (2020). « Ododo Wa » : Recherche et communication de connaissances difficiles*. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=10161

Chicago

. "« Ododo Wa » : Recherche et communication de connaissances difficiles*." Histoire Engagée, 2020. https://histoireengagee.ca/?p=10161.

Par Annie Bunting, avec Patricia Trudel

Version PDF

Voici le deuxième texte d’une série de cinq articles portant sur l’exposition Ododo Wa : Filles en temps de guerre, présentée au Musée canadien pour les droits de la personne jusqu’en novembre 2020. Cette série a également été publiée en anglais sur ActiveHistory.ca. Vous trouverez les autres textes de la série ici.


Nous considérons souvent la recherche universitaire comme un retour en arrière. Elle documente le passé et collecte des données sur des expériences vécues. En travaillant avec le Musée canadien pour les droits de la personne (MCDP), notre partenariat financé par le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) – Esclavage conjugal en temps de guerre : Partenariats pour l’étude de l’esclavage, du mariage et des masculinités (ECtG) – a pu diffuser ses recherches de façons créatives. Mobiliser cette recherche et ces expériences vécues en tant qu’« histoire active » est une démarche orientée vers l’avenir. Elle permet de donner vie aux données et de rejoindre des publics nouveaux et variés.

L’exposition temporaire Ododo Wa : Filles en temps de guerre, conçue par Isabelle Masson du MCDP, et la version itinérante de l’exposition sont ancrées dans les expériences de Grace Acan et d’Evelyn Amony, qui ont toutes les deux survécu à leur enlèvement par l’Armée de résistance du Seigneur (LRA) en Ouganda dans les années 1990. Elles sont aujourd’hui chercheuses et militantes dans le nord de l’Ouganda et ont collaboré étroitement au projet ECtG et avec le MCDP sur Ododo Wa. L’exposition donne vie à leur expérience en captivité et d’unions conjugales forcées d’une manière qui informe le public et transforme sa compréhension de la situation des femmes en temps de guerre. Le développement efficace d’une exposition de cette nature nécessite des choix judicieux en matière d’orientation, de récits, d’objets, d’images et de films; il est également essentiel d’établir des relations de confiance significatives entre toutes les parties concernées et de planifier des méthodes de communication nuancées dans différents lieux.

Le projet de recherche collaborative ECtG a commencé au sein de la Coalition pour les droits des femmes en situation de conflit, qui suivait la poursuite des crimes de genre devant les tribunaux pénaux internationaux à la fin des années 1990 et au début des années 2000. La Coalition a facilité la conférence qui a abouti à la Déclaration de Nairobi sur le droit des femmes et des filles à un recours et à une réparation en 2007. Lorsqu’en 2008, le Tribunal spécial pour la Sierra Leone a conclu que le mariage forcé était un crime contre l’humanité, le projet ECtG est né. Les partenaires au Libéria, en Sierra Leone et en Ouganda, entre autres, voulaient en savoir plus sur les expériences des femmes qui étaient appelées « épouses forcées », en Ouganda, et « épouses de la brousse », au Libéria et en Sierra Leone. Nos principales questions de recherche étaient les suivantes : Quels sont les besoins actuels des femmes qui sont revenues de captivité et de celles qui sont revenues avec des enfants? Quelles sont les responsabilités de leurs gouvernements pour réparer les torts qui leur ont été faits et les aider à se reconstruire? Quelles stratégies juridiques et politiques ont été les plus efficaces pour atteindre ces objectifs?

(De gauche à droite) La professeure Annie Bunting, Evelyn Amony, Grace Acan et Isabelle Masson lors de l’inauguration de l’exposition Ododo Wa: Filles en temps de guerre au Musée canadien pour les droits de la personne à Winnipeg, au Manitoba, le 23 octobre 2019. Photo : Musée canadien pour les droits de la personne; Aaron Cohen.

Au même moment, Grace Acan et Evelyn Amony travaillaient avec d’autres femmes sur un projet de partage d’histoires. Elles avaient formé le Women’s Advocacy Network (WAN) « pour promouvoir la justice sociale et réaliser la sécurité économique pour ses 500 membres, qui sont tous et toutes des femmes, des hommes et des enfants touchés par la guerre »[1]. Dans le cadre de ces collaborations et de ces partenariats à long terme, le projet ECtG est inspiré par des valeurs féministes, l’importance de la défense des intérêts de la communauté, des conceptions nuancées de la justice, des soutiens réparateurs et des moyens sensibles de partager des expériences difficiles dans le but de provoquer des changements politiques.

Mobiliser les connaissances difficiles – avec moins de mots

En 2016, la conservatrice Isabelle Masson, du MCDP, est venue à Toronto pour rencontrer les partenaires du projet ECtG. C’est alors que nous avons entamé une discussion sur la meilleure façon de communiquer la complexité et l’urgence des questions entourant la réintégration des femmes et des filles qui avaient été enlevées pour être mariées de force dans des situations de conflit. Pour moi, c’était le début d’un processus personnel de réflexion à propos d’objets d’exposition; c’était aussi l’occasion de se détourner d’une approche exclusivement sociojuridique de l’esclavage conjugal au profit d’une perspective plus large.

En consultant le compte-rendu de cette réunion de 2016, je me rappelle que nous avions discuté de la question de savoir si l’exposition devait porter sur notre projet ou sur des histoires individuelles. En tant qu’universitaires travaillant au projet ECtG, notre métier consiste à écrire et à documenter. Isabelle Masson soulignait souvent l’importance des objets et des moyens utilisés pour raconter des histoires. Les huit objets choisis, que vous pouvez voir dans l’exposition Ododo Wa, et les ressources audiovisuelles représentant les récits personnels de Grace Acan et d’Evelyn Amony suscitent des discussions sur des questions structurelles plus larges, sans se concentrer sur la violence ou la victimisation[2]. Mobiliser la recherche par le biais d’expositions muséales peut donc signifier renoncer à l’attachement universitaire aux mots et à des scénarios particuliers.

La recherche et la mobilisation des connaissances sont des objectifs importants de notre projet ECtG. Nous cherchons à utiliser notre documentation pour mener à des changements et des impacts sociaux constructifs. Mais il peut être difficile de faire en sorte qu’une recherche centrée sur les victimes soit portée à l’attention des décisionnaires politiqueset des responsables de la mise en place les politiques pertinentes. Avec nos partenaires, nous avons diffusé les résultats de nos recherches à travers des articles ou des mémoires universitaires, ou encore des pétitions adressées au gouvernement, comme l’a fait le WAN en Ouganda[3]. Aussi, nous avons utilisé des moyens créatifs tels que l’exposition « Ododo Wa », les dialogues communautaires, les balados, les entretiens vidéo et les articles de blogue. Cela nous a permis de sensibiliser un large public sur les besoins actuels des survivantes et des survivants.

Réparations holistiques

L’un de nos principaux objectifs est d’inciter les gouvernements à prendre des mesures de réparation. Cela signifie non seulement faire participer les communautés, mais aussi poser cette problématique à une plus grande échelle. La puissance douce exercée par Ododo Wa documente la souffrance prolongée des survivantes et des survivants dans les situations post-conflit. L’exposition met au premier plan le travail de revendication des survivantes et des survivants, mettant en relief l’incapacité du gouvernement ougandais à réagir et à prendre des mesures concrètes pour réparer ces graves torts qu’il n’a pas réussi à prévenir.

Au lancement de l’exposition à Winnipeg et lors d’une conférence à l’Université du Manitoba en octobre 2019, Grace Acan et Evelyn Amony ont expliqué le problème de longue date concernant une pétition qu’elles ont présentée, avec un groupe de survivantes et de survivants, au parlement ougandais en 2014. Grace Acan a conclu l’un de ses exposés au cours des événements du lancement par ces mots pressants :

Combien de temps faudra-t-il pour que la politique de justice transitionnelle soit mise en œuvre afin de sauver la vie des enfants? Et les enfants, ils grandissent. Ils doivent aller à l’école. Ils sont en âge d’aller à l’école, alors combien de temps devrons-nous attendre?

Il est essentiel que le gouvernement réagisse dans un avenir proche, car il y a encore des personnes qui souffrent actuellement de blessures psychologiques et physiques, qui ne parviennent pas à gagner leur vie en raison d’études incomplètes ou d’un manque total d’éducation, et qui font l’objet d’une stigmatisation prolongée. Comme l’indique Evelyn Amony, « les femmes qui ont été enlevées alors qu’elles étaient encore jeunes filles sont revenues en tant que femmes et elles n’avaient pas terminé leurs études. Elles ont du mal à trouver des moyens de subsistance. » Evelyn Amony et Grace Acan ont toutes deux noté la stigmatisation dont les enfants dits « nés dans la brousse » peuvent également être victimes de la part de leur famille étendue, de leurs enseignants et de leurs enseignantes, ou encore de la communauté.

Grace Acan s’adressant au public lors de l’inauguration de la version itinérante de l’exposition Ododo Wa : Filles en temps de guerre au TAKS Community Art Center à Gulu, en Ouganda, en décembre 2019. Photo : Véronique Bourget

À propos de la justice et de la guérison

En développant l’exposition et en partageant leurs histoires, Grace Acan et Evelyn Amony ont préconisé une vision élargie de la justice et de ce qu’elle signifie réellement pour les survivantes et les survivants. Elles ont posé des questions importantes sur les besoins précis qui transcendent les excuses officielles et les procédures judiciaires. Le certificat d’amnistie d’Evelyn est présenté dans l’exposition et met en lumière les débats sur l’impunité et la responsabilité, ainsi que sur la justice pour les femmes au-delà des procès criminels.

Cette exposition a été conçue dans l’esprit du partage. Il ne s’agit pas seulement de favoriser des développements tangibles, mais aussi de promouvoir une guérison holistique au sein des communautés afin qu’elles puissent trouver les ressources et la force nécessaires pour aller de l’avant. C’est le courage démontré par Grace Acan, Evelyn Amony et d’autres survivantes et survivants dans ce processus de partage de leurs histoires, avec leur propre voix, et de guérison commune qui a permis à cette exposition de voyager, de s’ouvrir au monde et de porter un message d’espoir au-delà de Winnipeg. En élargissant à la fois notre conception de la justice et nos modes d’engagement auprès des différentes communautés, nous espérons que l’histoire de Grace Acan et celle d’Evelyn Amony informent les gens, transforment les dialogues et contribuent à inspirer un changement significatif.


L’exposition Ododo Wa : Filles en temps de guerre est présentée au Musée canadien pour les droits de la personne jusqu’en octobre 2020.

Annie Bunting est professeure agrégée à la Faculté de Droit et société de l’Université York et directrice du partenariat financé par le CRSH, Esclavage conjugal en temps de guerre : Partenariats pour l’étude de l’esclavage, du mariage et des masculinités. Patricia Trudel est étudiante à la maîtrise en anthropologie à l’Université York et travaille au projet de recherche sur l’esclavage conjugal en temps de guerre (ECtG).


[1] https://blogs.ubc.ca/wanuganda/about-wan/ Et voir l’article de Grace Acan dans cette série d’articles publiés à HistoireEngagée.ca.

[2] Pour en savoir plus sur ce point, voir l’article d’Isabelle Masson dans cette série d’articles publiés à HistoireEngagée.ca.

[3] Voir l’article d’Evelyn Amony dans cette série d’articles publiés à HistoireEngagée.ca.

 

* Cet article a originalement été publié le 22 avril 2020