Quelle histoire aujourd’hui, quel avenir demain?

Publié le 3 avril 2025

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éditorial, C. (2025). Quelle histoire aujourd’hui, quel avenir demain?. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=13370

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éditorial Comité. "Quelle histoire aujourd’hui, quel avenir demain?." Histoire Engagée, 2025. https://histoireengagee.ca/?p=13370.

Par le comité éditorial d’Histoire Engagée

Depuis plusieurs semaines, un vent de conservatisme et de fascisme sème l’inquiétude et cible particulièrement certains groupes. Une version explicitement malveillante du capitalisme autoritaire prend ses aises aux États-Unis, assortie d’une politique qui est calculée pour déstabiliser, pour désarçonner. Le message sous-jacent reflète une indifférence systémique aux inégalités socio-économiques mondiales, aux enjeux environnementaux et aux conséquences à long terme sur les générations futures. Au Québec, les réverbérations de ce contexte délétère se font sentir. Alors qu’un certain passé semble revenir au galop – impérialisme triomphant; discours, actions et gestes fascisants –, la recherche de précédents rassurants, voire la nostalgie de temps moins mouvementés, sont à l’ordre du jour. La montée d’un nationalisme canadien s’est présentée comme une réponse évidente aux menaces états-uniennes. C’est bien compréhensible. Mais est-ce vraiment la bonne réponse? La crise nous oblige à tirer des enseignements de l’histoire, même si celle-ci – ou justement parce que celle-ci – ne se répète jamais. 

Quelle histoire! Mais justement, osons demander : quelles histoires, maintenant? La question de l’histoire se pose toujours dans sa contemporanéité. Car, comme l’avançait Régine Robin, « le passé, nous le savons, n’est pas libre. Aucune société ne le laisse à lui-même. La passéité du passé est fixée, le passé est régi, géré, conservé, expliqué, raconté, commémoré, magnifié ou haï. Il est un enjeu fondamental du présent[1]. » Face aux craintes qui pèsent actuellement sur notre champ, nous revendiquons un partage sans entrave de l’histoire comme pratique rigoureuse de recherche de vérité et nous réaffirmons son importance dans les luttes de résistance.

Le comité éditorial d’Histoire Engagée a ressenti l’urgence de rédiger un texte collectif en nommant les menaces qui pèsent sur nos mondes et en défendant notre engagement envers une pratique de l’histoire qui est collective, critique et indépendante. Il est important de clarifier notre position : nous ne cherchons certainement pas à promouvoir un retour aux méthodes professionnelles d’hier ni aux « valeurs sûres » de la discipline historique en réponse aux attaques actuelles. Nous nous reconnaissons plutôt dans l’appel du médiéviste et résistant Marc Bloch (1886-1944) à considérer l’histoire comme « un effort vers le mieux connaître : par suite une chose en mouvement[2] ». Engagée dans ce mouvement, l’équipe d’HE l’est forcément. Le passé est là, comme hypothèque, comme héritage[3], comme avertissement, mais aussi comme espace qui inspire, qui incite, qui oblige à agir.

L’histoire comme outil de résistance politique et sociale

Les attaques contre l’histoire

Nous nous réclamons d’une histoire engagée, pensée comme outil de résistance politique, alors que la négation ou l’effacement d’épisodes historiques pourtant bien documentés se répand et gagne les plateformes grand public. On l’a vu récemment sur un plateau de télévision française, dans le cadre d’une discussion sur les relations actuellement tendues entre la France et l’Algérie. Lorsque le journaliste Jean-Michel Aphatie a mis en évidence l’inégalité de traitement entre la commémoration du massacre nazi d’Ouradour-sur-Glane en France et la méconnaissance des violences et des massacres perpétrés par l’armée française pendant la colonisation de l’Algérie aux 19e et 20e siècles, les panélistes ont crié au scandale. Depuis, il y a eu des plaintes et une enquête, et le journaliste a été retiré temporairement des ondes… même si un grand nombre dans la communauté historienne l’ont soutenu[4].

Au Canada, un courant négationniste prend de l’ampleur depuis plusieurs années et cible l’histoire des pensionnats pour Autochtones et des enfants qui ont perdu la vie dans le système d’institutions coloniales canadiennes[5]. Nous nous inquiétons, avec l’historienne Crystal Gail Fraser[6], de la décision récente du gouvernement fédéral de mettre fin au financement du Comité consultatif national sur les enfants disparus des pensionnats et les sépultures non marquées[7]. Comme le mentionnait Kimberley Murray[8] dans son rapport final d’octobre 2024, « les conclusions de la [Commission de vérité et réconciliation du Canada] sont maintenant largement acceptées au Canada. Cependant, […] le processus d’examen critique de l’histoire d’un pays pour promouvoir la vérité, la responsabilité, la justice, les réparations et la réconciliation est facilement perturbé. Ceux qui rejettent un compte rendu plus précis de l’histoire nationale le font en niant, en minimisant ou en ne reconnaissant que partiellement l’ampleur des torts et des actes répréhensibles commis par l’État contre les peuples autochtones dans le système des pensionnats indiens. Pourtant, même un examen superficiel des archives du gouvernement et de l’église montre que cette interprétation négationniste est fondamentalement biaisée[9]. » La décision du gouvernement fédéral de cesser le financement du comité consultatif fragilise des recherches qui sont déjà attaquées par ce courant négationniste.

Certaines voix impliquées dans les efforts pour minimiser les témoignages des personnes survivantes ont contribué au livre Grave Error: How the Media Misled Us (and the Truth about Residential Schools) paru en 2023. L’ouvrage, qui met en doute la portée du système des pensionnats et l’interprétation acceptée de son caractère génocidaire, rappelle un autre cas français qui est maintenant devant la justice. Michèle Riot-Sarcey et Natacha Coquery du Comité de Vigilance sur les Usages Publics de l’Histoire (CVUH) sont poursuivies en diffamation par deux des auteurs du livre Histoire d’une falsification. Vichy et la Shoah dans l’Histoire officielle et le discours commémoratif, plus précisément pour un article paru sur Mediapart en novembre 2024. Le compte rendu que fait Laurent Joly du livre en question dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine montre comment les mécanismes de la falsification historique prennent les mêmes allures d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, ce qu’ont d’ailleurs aussi souligné Sean Carleton, Alan Lester, Adele Perry et Omeasoo Wahpasiw dans un texte récent paru sur Active History[10].

L’énergie déployée, dans la communauté historienne, par des individus comme Jacques Rouillard, qui dit rejeter les récits des personnes survivantes des pensionnats pour Autochtones tant qu’il n’aura pas trouvé les preuves écrites les documentant, ne peut que nous faire sourciller. La pratique responsable de l’histoire doit tenir compte à la fois des dynamiques de conservation et de destruction des archives dans les contextes génocidaires, ainsi que des directives explicites visant à éliminer certaines preuves, comme l’avis formulé en 1991 par le canoniste Morrissey aux archivistes religieux, les incitant à « détruire certains documents » susceptibles de compromettre dans le futur leur institution en cas de saisie par les autorités. Cet exemple met en lumière les risques liés à la destruction des traces du passé.

La destruction de certaines traces historiques et la question du pouvoir

Nous nous réclamons d’une histoire engagée comme contre-pouvoir. Cette posture est d’autant plus nécessaire alors que les communautés 2ELGBTQIA+ sont régulièrement effacées des fresques officielles du passé, comme on le voit actuellement aux États-Unis, où les communautés trans disparaissent des textes d’interprétations historiques des émeutes de Stonewall[11]. Dans ce même pays, l’enseignement de l’histoire de l’esclavage et des mouvements des droits civiques est dorénavant interdit dans certains États. Puis, nous apprenions que des pages du site de la Maison-Blanche qui concernaient les droits des personnes 2ELGBTQIA+ avaient disparu, que des documents classifiés de l’Agence des États-Unis pour le développement international étaient massivement détruits et que des milliers de photographies historiques, représentant notamment des femmes et des personnes noires dans les forces militaires, avaient été retirées par le Pentagone. Le récent décret du président états-unien visant à museler le discours critique des musées du Smithsonian, remettre sur leurs socles les monuments aux généraux sudistes, etc., va dans le sens d’une véritable mainmise réactionnaire sur la mémoire nationale. Il y a longtemps déjà que nous nous réclamons d’une histoire qui va au-delà et souvent à contre-sens des récits officiels. Nous ne sommes pas à l’origine d’une telle posture. Nous pensons notamment à Michel-Rolph Trouillot, qui, en 2002, identifiait les pratiques historiographiques d’invisibilisation et de banalisation qui relèguent des événements historiques majeurs au second plan, tels que la Révolution haïtienne[12].

Cette crainte de l’effacement des traces historiques n’est pas nouvelle, mais elle est plus présente que jamais. Divers groupes internationaux et interdisciplinaires créés dans les dernières années travaillent à préserver les connaissances sur les patrimoines menacés ou détruits. Selon ces spécialistes, l’enjeu en est un de responsabilité et de droits de la personne. Mentionnons, par exemple, les populations syriennes, palestiniennes, ukrainiennes et soudanaises pour lesquelles travaille l’organisme Heritage for Peace depuis 2013.

Le Conseil international des archives s’inquiétait, en 2023, de la destruction des documents historiques au Soudan et écrivait : « Il est fondamental de protéger les archives et les collections documentaires pour assurer le bon fonctionnement de la société, pour consolider l’exercice des droits civils et pour documenter l’histoire des peuples du Soudan. » La même année, un groupe d’universitaires et de spécialistes mettait sur pied le site Gaza, inventaire d’un patrimoine bombardé dont la mission est de documenter les pertes patrimoniales sur le territoire gazaoui depuis le 7 octobre 2023 : « En tant qu’historien·ne·s, archéologues, politistes, géographes, sociologues, spécialistes des conflits et des traces de guerre, il nous a semblé urgent de mettre à profit notre expertise pour faire l’inventaire de ces destructions. Il en va aussi de notre responsabilité. […] Mais au-delà de dresser une simple liste de noms de sites, il s’agit ici de rappeler combien la préservation de ce patrimoine est essentielle à l’avenir de la Palestine. » Si la préservation de ces traces est primordiale pour les groupes culturels concernés, il faut aussi considérer ce type d’initiative comme une œuvre humanitaire qui concerne tout le monde, puisque c’est le patrimoine de l’humanité qui est ainsi détruit et, par le fait même, nos possibilités de mieux nous connaître.

Vers la négation du passé lui-même comme des possibles futurs

Nous sentons l’urgence de rappeler le rôle de l’histoire – celui d’un travail de recherche de sens, d’un travail de deuil, d’un travail de commun, d’un travail humain – face à ce que nous percevons comme la négation du passé lui-même. Le contexte politique actuel implique également une négation des espérances et des futurs autres que celui d’un monde gouverné par des oligarques milliardaires (comme Elon Musk, Donald Trump ou Vincent Bolloré) qui imaginent une réalité générée par l’intelligence artificielle où l’effacement de l’historicité des lieux, des passés et de leurs liens aux cultures et aux territoires annonce les pires crimes contre l’humanité[13]. Visiblement, le passé insubordonné fait peur aux figures détentrice du pouvoir, d’où la tentation de détruire les preuves, ou d’en créer de toutes pièces. Autant de menaces à nos pratiques. À preuve : parmi la liste des mots et concepts « wokes » prohibés par l’administration Trump figure « historically ». Ce choix n’est pas anodin, sachant que « l’ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la compréhension du présent; elle compromet, dans le présent, l’action même », comme nous le rappelait Marc Bloch un peu plus d’un an avant son exécution, en 1944[14]. Même si le contexte d’aujourd’hui est différent, la communauté historienne continue d’avoir un rôle important à jouer.      

Les récentes attaques du gouvernement états-unien contre le milieu universitaire ne sont pas à prendre à la légère. Historiquement (nous osons le mot), ces institutions ont été le berceau d’importants mouvements de contestation, notamment pour le women’s lib ou encore pour dénoncer l’impérialisme et la guerre du Vietnam. Bien que les universités soient traversées par des rapports de pouvoir, elles sont aussi des lieux de réflexion critique où les savoirs ne sont pas – ou ne devraient pas être – assujettis à l’arbitraire de la classe politique. Il y a donc lieu de s’inquiéter des imposantes coupes budgétaires dans les subventions aux universités, dans les fonds de recherche et dans les programmes de bourses, ainsi que de l’ingérence du gouvernement Trump dans le milieu de la recherche. De nombreux établissements états-uniens décrètent des gels d’embauche et d’admission, et des projets de recherche ont été suspendus sans préavis. Les menaces d’emprisonnement ou de déportation des protestataires ont déjà été mises à exécution avec l’arrestation de Mahmoud Khalil, un étudiant de l’Université Columbia, et de Rumeysa Ozturk, une étudiante de l’Université Tufts, au mois de mars.

Si la situation des établissements d’enseignement canadiens peut sembler moins critique, il ne faut pas pour autant négliger leur vulnérabilité face aux courants idéologiques conservateurs qui façonnent les décisions politiques. Rappelons d’ailleurs que certaines institutions francophones, au Québec, ont refusé de signer la Charte de Scarborough, un engagement clé pour l’équité raciale dans l’enseignement supérieur. Ce refus ou cette omission soulève des questions quant à la volonté de ces établissements d’adopter des mesures concrètes contre le racisme systémique et de reconnaître pleinement les contributions et les expériences des communautés racisées dans le milieu universitaire. L’absence d’un tel engagement freine les avancées en matière de justice sociale et de diversité, laissant place à des résistances institutionnelles qui perpétuent les inégalités au sein de l’enseignement supérieur.

Toujours au Québec, le chef du Parti québécois, Paul St-Pierre Plamondon, a depuis un temps fait sienne une rhétorique « anti-woke » ayant certaines parentés avec celle du gouvernement états-unien. Si cela s’est manifesté par le passé avec le rejet du concept de racisme systémique ou plus récemment avec une volonté d’en finir avec les « politiques EDI », les attaques contre l’université ne sont pas en reste. Comme le relate Sam Harper, pour Pivot, le politicien a étalé lors de sa participation à un balado sa vision d’un monde universitaire fragilisé par des « professeurs militants » cherchant à « saper le débat sur la vérité », problème qu’il faudrait régler par une « réappropriation démocratique » du contenu des cours. L’historien Alexandre Dumas a soulevé les risques de ce discours, mais il nous semble important d’ajouter que l’argumentaire déployé et les exemples mobilisés sont exactement les mêmes que ceux qui ont nourri l’alt-right trumpiste dans les 10 dernières années, les exagérations autour de l’histoire d’Evergreen en tête[15]. L’imprégnation de telles idées nous inquiète au plus haut point, surtout après les dangereux précédents posés par le gouvernement caquiste actuel, que l’on pense au  blocage de la nomination de Denyse Helly au conseil d’administration de l’INRS ou à l’ingérence de la ministre de l’Enseignement supérieur dans au moins deux cours de cégep traitant de la Palestine. Le ver est dans la pomme et nous ne devons pas regarder ce qui se passe de l’autre côté de la frontière comme une anomalie, mais comme un sordide possible.

Ajoutons que les compressions budgétaires et les restrictions imposées dans l’accueil de membres de la communauté étudiante internationale ont également un impact sur la pérennité de certains champs d’études, comme en témoigne le gel d’admission annoncé dans 18 programmes de l’Université York, à Toronto. Parmi ces programmes, on compte celui d’histoire mondiale, les études classiques, les études autochtones ainsi que les études des femmes et du genre. Au Québec, les conséquences de certaines politiques à caractère nationaliste se font déjà sentir sur plusieurs établissements[16], tels que l’Université Concordia. Selon le CREW, le syndicat des assistant.e.s de recherche et d’enseignement de Concordia, les personnes étudiantes payent durement le prix des coupes budgétaires. Ultimement, ces répercussions ont été contestées lors de l’historique première grève des assistant.e.s de recherche et d’enseignement de Concordia (membres du CREW), qui s’est terminée par une hausse des salaires de 20 %. Une fragilisation des ressources financières et un « repli[17] » des cégeps et des universités n’annoncent rien de bon, particulièrement en ces temps troubles[18]. Les universités devraient être des espaces importants pour réfléchir au monde, pour envisager des pistes d’action et pour proposer des futurs différents. Les récents reculs, aux États-Unis comme au Canada, appellent à une vigilance soutenue et à des initiatives de solidarité qui dépassent les frontières. Comme l’écrivait récemment l’historienne Joan W. Scott, nous devrons résister.

Quelles histoires, maintenant?

Une histoire collective et décentrée

Plus que jamais crucial dans ce contexte, l’engagement d’Histoire Engagée se concrétise notamment envers les collectivités, dans une démarche d’appréhension et d’appropriation collective de l’histoire. Notre rôle en est un de passation : transmettre les connaissances, les méthodes et les savoirs du monde dit « savant » à la société civile et aux communautés, tout autant que transmettre des connaissances issues des communautés et des marges du monde universitaire vers les individus que la discipline désigne comme ses représentants légitimes ou naturels.

Cet engagement envers une histoire collective appelle également à l’interdisciplinarité, sachant que l’écriture de l’histoire bénéficie de l’entraide et qu’« isolé, aucun […] ne comprendra jamais rien qu’à demi[19] ». La composition de notre comité éditorial, où se mêlent des spécialistes d’histoire, de sociologie et de religions, illustre cette complémentarité des approches et témoigne de la richesse que permet une lecture plurielle des faits et des récits historiques. Loin d’être un simple croisement de savoirs, cette interdisciplinarité constitue un véritable atout qui permet d’élargir les perspectives, d’enrichir les récits et d’approfondir l’analyse des dynamiques sociales et historiques.

C’est ce que cherche à faire Histoire Engagée à travers sa rubrique « L’histoire à travers ». Le chantier de l’histoire n’est pas que la responsabilité de la communauté historienne (et ne doit pas l’être) mais de tout le monde, comme le mentionnait Édouard Glissant dans Le discours antillais : « La littérature pour nous ne se répartira pas en genres mais impliquera toutes les approches des sciences humaines […] C’est cette implication “littéraire” qui oriente l’éclat de la réflexion historique, dont aucun d’entre nous ne peut prétendre être sauf.[20] » Ce collectif vous inclut aussi, cher lectorat. C’est dans cette optique que le comité éditorial a mis sur pied une page répertoriant les ouvrages ou autres productions pour lesquels nous souhaiterions une recension, autre façon de faire œuvre de « passation », entre les langues, entre les disciplines, entre les publics. Que vous travailliez en histoire ou non, Histoire Engagée veut vous entendre!

Une histoire critique pour rouvrir l’avenir

Pour citer l’historien Guillaume Mazeau, « face aux nuages qui s’épaississent, la responsabilité des historiens d’aujourd’hui consiste à ne pas se payer de mots : nous ne sommes ni en 1940, ni en 1919, ni dans les années 1930, pas plus que la fin du monde ou le fascisme ne sont des fatalités. Mais pour donner une chance à l’histoire dans le travail d’émancipation collective qui permettra, peut-être, de forger des futurs heureux, pour défendre l’utilité sociale de la science aussi », il importe que la communauté historienne se mobilise, continue d’être engagée et présente dans les débats actuels, non seulement pour contribuer à sonner l’alarme, mais aussi pour « partager avec [les] contemporains ce qu’ils devraient mieux savoir que quiconque : qu’il y a toujours des raisons d’espérer[21] ».

Les analogies actuelles avec les années 1930 et 1940, aussi pertinentes soient-elles (nous avons nous-mêmes rappelé le texte de Bloch), ne devraient pas nous empêcher de tourner les yeux vers des événements et des épisodes moins connus des communautés majoritaires de notre hémisphère et qui pourraient être encore plus significatifs. L’histoire critique que nous mettons de l’avant s’inscrit dans une volonté renouvelée de rendre visibles ces autres histoires et de poursuivre le travail de décentrement porté depuis longtemps par de nombreux groupes. Bien avant l’institutionnalisation des critical race studies (aujourd’hui plus que menacées dans les universités états-uniennes), l’autrice de romans historiques et journaliste Pauline Hopkins (1859-1930) appelait les gens afrodescendants de son époque à « redécouvrir [notre] histoire en tant qu’arme dans la bataille contre l’oppression[22] ». Des décennies plus tard, le penseur Édouard Glissant renchérissait : « Se battre contre l’un de l’Histoire, pour la Relation des histoires, c’est peut-être à la fois retrouver son temps vrai et son identité : poser en termes inédits la question du pouvoir[23] ».

Les résurgences actuelles et les associations qui sont faites aujourd’hui sont aussi une illustration claire du travail toujours nécessaire pour décentrer nos référents et penser les histoires au-delà de l’Histoire. Le retour du refoulé historique est depuis longtemps vécu par certaines communautés au sein même de notre espace étatique – la pandémie de COVID-19 l’a rappelé distinctement. Les communautés asiatiques, et particulièrement les communautés chinoises, ont été les cibles d’un racisme[24] issu d’un « passé continué », pour reprendre les mots de la philosophe Seloua Luste Boulbina :

Le passé demande, au présent, à être pratiquement oublié. Il est oublié quand il ne produit plus d’effets (aliénation, discrimination, etc.) à retardements. Quand il n’est plus chargé de toxicité. Dès lors qu’il en produit, il n’est plus le “passé intermédiaire” dont parlait Jacques Berque à propos de la période coloniale en Afrique mais un passé continué. […] La pensée critique ne peut faire l’impasse sur l’hétérochronie du présent, avec son présent de passé, son présent du présent, son présent du futur.[25]

Face au présent contexte, nous voulons affirmer que l’histoire trans existe, que l’histoire palestinienne existe, que l’histoire soudanaise existe, que l’histoire du racisme et du colonialisme existe, que l’histoire des femmes existe, que l’histoire des communautés afrodescendantes existe… Face aux efforts actuellement déployés par les forces dominantes pour les réduire au silence, nous devrons œuvrer collectivement afin que les traces des communautés marginalisées ne soient pas effacées et continuent d’être source d’émancipation, pour qu’un jour, peut-être, ces passés soient pratiquement oubliés.

Conclusion

Aujourd’hui, avec une acuité renouvelée, nous soutenons qu’il est primordial de maintenir l’écriture de l’histoire, les processus commémoratifs, la protection du patrimoine et la conservation des archives loin du monopole de l’État. Comme organisme d’histoire publique, nous œuvrons pour une pratique démocratique et populaire de l’histoire. Nous recevons aussi, comme une tâche importante, l’appel de la philosophe Seloua Luste Boulbina aux gens qui travaillent dans les sciences humaines. Pour elle, « ce sont les historiens, les sociologues, les démographes, etc., qui, par leur travail, peuvent montrer le lien ou le fossé entre passé et présent d’une part, entre présent du passé et présent du présent d’autre part. Le travail est difficile tant il y a, dans l’expérience, de résurgences de représentations qu’on croyait amoindries.[26] » Si nous défendons et réaffirmons l’importance de l’histoire pour notre présent, nous reconnaissons aussi ses limites. Humbles devant l’ampleur de la tâche, nous veillerons surtout à maintenir ouvertes nos consciences à l’exploration du passé et au travail de deuil qui l’accompagne[27].

L’histoire a son inexplorable, au bord duquel nous errons éveillés.

Édouard Glissant, Le discours antillais

[1] Régine Robin, Le roman-mémoriel : de l’histoire à l’écriture du hors-lieu, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2021, p. 56.

[2] Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, Armand Colin, 2004 [publication posthume, texte écrit en 1942-1943], p. 42.

[3] Reprenant les mots de Derrida, Seloua Luste Boulbina écrit : « De quoi héritons-nous et comment? L’héritage, le français Derrida l’a montré, est frappé d’une “hétérogénéité radicale et nécessaire”. Il est disparate. “Si la lisibilité d’un legs était donnée, écrivait-il dans Spectres de Marx, naturelle, transparente, univoque, si elle n’appelait et ne défiait en même temps l’interprétation, on n’aurait jamais à en hériter. On en serait affecté comme d’une cause – naturelle ou génétique. On hérite toujours d’un secret – qui dit « lis-moi, en seras-tu jamais capable? ». […]” (Derrida, 1993 : 38). » Seloua Luste Boulbina, « Hétérochronie et décolonisation », Socio, vol. 19, 2024, p. 153.

[4] Pour un résumé de l’épisode, voir ce vidéo synthétique : https://www.instagram.com/reel/DHEPVReNFhk/?igsh=MTZscWtpMTR1bDYwZw%3D%3D.

Sur la décision du journaliste de ne pas retourner sur les ondes de RTL : https://www.nouvelobs.com/histoire/20250309.OBS101236/propos-sur-l-histoire-coloniale-en-algerie-aphatie-annonce-qu-il-ne-reviendra-pas-a-rtl.html

Dans un texte paru dans Libération, Aphatie résume ses propos antérieurs : « Présente en Algérie durant cent trente-deux ans, la France a construit beaucoup de ponts, a bitumé beaucoup de routes, a édifié beaucoup d’hôpitaux. Elle a aussi tué, tué, tué. J’aime la France, mais pas celle-là, qui m’a profondément et durablement choqué ». « Jean-Michel Aphatie sur l’Algérie », Libération, 14 mars 2025, en ligne : https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/jean-michel-aphatie-en-algerie-la-france-a-construit-beaucoup-de-ponts-elle-a-aussi-tue-tue-tue-20250314_U5MHYLQM2VGZRABMAVVIDQODOY/

[5] https://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones/2105792/pensionnats-autochtones-desinformation-faits-histoire

[6] https://theconversation.com/residential-school-denialism-is-an-attack-on-the-truth-233318. Vous pouvez consulter, sur le site d’Histoire Engagée, la liste des 150 actions de réconciliation mise sur pied par Crystal Gail Fraser et Sara Komarnisky en 2017 : https://histoireengagee.ca/150actions/

[7] https://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones/2141423/tombe-pensionnat-enfant-autochtone

[8] Interlocutrice spéciale indépendante pour les enfants disparus et les tombes et les sépultures anonymes en lien avec les pensionnats indiens.

[9] https://osi-bis.ca/wp-content/uploads/2024/11/1.BIS-Lieux-de-verite-Lieux-de-conscience.pdf (p.8)

[10] Voir aussi : https://theconversation.com/we-fact-checked-residential-school-denialists-and-debunked-their-mass-grave-hoax-theory-213435

[11] « Nous sommes les canaris dans la mine ». Dans ce contexte, il est important de souligner la mise sur pied du Groupe de travail sur les Archives et Archivistes de la Diversité Sexuelle, Affective et de Genre* par le Conseil international des archives en 2024 : https://ica-sagdaa.blogspot.com/.

[12]  Michel-Rolph Trouillot, Silencing The Past, Boston, Beacon Press, 2002, 191 p.

[13] Nous l’avons vu avec la vidéo générée par intelligence artificielle dépeignant le territoire de Gaza après la guerre et que Donald Trump a partagée sur ses réseaux.

[14] Marc Bloch, Apologie pour l’histoire, p. 61.

[15] L’affaire Evergreen est bien plus complexe que le laisse entendre le reportage sensationnaliste de Vice ayant rendu l’événement célèbre ou les vidéos YouTube de la fachosphère française citées par Plamondon. Il serait trop long d’en décrire ici tous les tenants et aboutissants, mais nous pouvons vous conseiller ce reportage qui tente d’en esquisser la complexité, ainsi que le chapitre 4 de l’ouvrage de Francis Dupuis-Déri pour saisir comment l’affaire est devenue un symbole pour l’alt-right lors du premier mandat de Trump : Francis Dupuis-Déri, Panique à l’université : Rectitude politique, wokes et autres menaces imaginaires, Lux éditeur, 2022, 328 p.

[16] https://www.montrealgazette.com/news/article745821.html

[17] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2143432/quotas-quebec-immigrant-etude-permis

[18] https://www.lapresse.ca/actualites/education/2024-09-05/restrictions-budgetaires-pour-les-cegeps-et-les-universites/c-est-une-onde-de-choc-dit-la-federation-des-cegeps.php

[19] Marc Bloch, Apologie pour l’histoire, pp. 65-66. Pour des contributions plus récentes rappelant la pertinence de l’interdisciplinarité, voir notamment : Saidiya V. Hartman,. À perte de mère : Sur les routes atlantiques de l’esclavage, Montréal, Éditions de la rue Dorion, 2024, 384 p.;Saidiya Hartman, Vies rebelles. Histoire intimes de filles noires en révolte, de radicales queers et de femmes dangereuses, Paris, Seuil, 2024, 464 p.

[20] Édouard Glissant, Le discours antillais, Paris, Gallimard, 1997 [1981], 228-229.

[21] Guillaume Mazeau, Histoire, Paris, Anamosa, 2019, p. 99.

[22]Pauline Hopkins, « Toussaint Louverture » (Colored American Magazine vol. 2, novembre 1900, p. 10-24, Propos cités et traduits dans : Hazel V. Carby, « À l’orée de l’ère de la femme : lynchage, empire et sexualité dans la théorie du féminisme noir », Les cahiers du CEDREF, 2010, paragraphe 22.

[23] Édouard Glissant, Le discours antillais, p. 276.

[24] Voir à ce sujet, notamment, le court-métrage Go back to your country (2022), de Andrew T. Luk, et le documentaire Haute tension à Chinatown (2022), de Karen Cho.

[25] Seloua Luste Boulbina, « Hétérochronie et décolonisation », p. 145-146. Elle définit ainsi ces trois temps : « On parle en effet de temps qui n’existent pas : le passé et le futur. Or seules existent, réellement, trois dimensions subjectives du présent : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. Cela signifie que le temps et le présent n’ont de réalité que subjective. Les troubles du présent viennent du présent du futur et du présent du passé qui le contaminent. La conservation subjective du passé est la règle. Que conservons-nous et comment? De quoi héritons-nous et comment? Qu’est-ce qui nous est transmis et que répète-t-on? L’homochronie est le mythe d’une coïncidence impossible de chacun “avec son temps”. Or non seulement il y a dyschronie mais il y a également hétérochronie. » ( p. 153)

[26] Ibid., p. 154-155.

[27] D’autres prises de position ou manifestes récents à consulter : https://academia.hypotheses.org/59333; https://www.historyworkshop.org.uk/; https://www.history-uk.ac.uk/2025/03/08/more-than-ever-history-and-historians-need-a-collaborative-and-co-ordinated-approach-a-statement/ ; https://shs.cairn.info/revue-silence?lang=fr&tab=a-propos