Recension en dialogue : Mononk Jules de Jocelyn Sioui (éditions Hannenorak, 2020) et Voyages en Afghani de Guillaume Lavallée (éditions Mémoire d’encrier, 2022)

Publié le 17 avril 2023

Par Catherine Larochelle, membre du comité éditorial d’HistoireEngagée.ca et professeure d’histoire à l’Université de Montréal

Je n’affirme pas être historien, mais plutôt quelqu’un qui s’est intéressé à l’Histoire d’un petit peu trop près. J’en ai même des séquelles.

Jocelyn Sioui

Le livre Mononk Jules de Jocelyn Sioui (2020, éditions Hannenorak) commence avec un avertissement dans lequel l’auteur se positionne par rapport à son expertise historienne. Si Sioui ne se prétend pas historien, à mes yeux, son ouvrage est une tentative réussie de raconter l’Histoire – celle que les historien.ne.s ont longtemps occultée. Qui plus est, il le fait d’une façon pédagogique, hautement accessible et fort agréable. Le livre relate la vie de Jules Sioui, militant wendat né en 1906 et mort en 1990, et qui consacra une part appréciable de sa vie à la lutte pour les droits des peuples autochtones en Amérique du Nord. À travers le récit qui suit la vie de Jules Sioui, grand-oncle de l’auteur (d’où le Mononk du titre), c’est une bonne part de l’histoire politique et sociale du 20e siècle qui se fait jour.

On peut apprécier ce livre pour la trajectoire individuelle qu’il raconte, celle d’un homme mû par une énergie hors du commun, « têtu » comme pas un et issu d’une lignée de guerriers. Il mit à profit ces caractéristiques pour s’opposer au gouvernement fédéral et à ses agents. La vie que Jocelyn Sioui retrace est également celle d’un humain complexe, multidimensionnel et faillible. L’auteur réussit à ne pas faire de son mononk un héros comme l’historiographie canadienne-française l’a fait avec des figures comme Cartier (p. 23-31). Il nous démontre par le fait même qu’il est possible de faire entrer dans l’histoire des personnages importants sans les héroïser.

Mais Mononk Jules est aussi un livre qui raconte la « grande histoire » à laquelle se greffe celle de Jules Sioui. Après avoir pris part à des conflits internes à la communauté de Lorette à la fin des années 1930[1], Jules Sioui s’opposa au gouvernement fédéral lors de la Deuxième Guerre mondiale. La lutte débute lorsque le gouvernement incite fortement les hommes autochtones (Indiens inscrits selon la loi) à s’enrôler en 1940. Pour Jules, qui connaît les lois coloniales et les (non)droits des Autochtones, c’est un affront. Et les affronts aux droits autochtones, l’histoire canadienne en regorge. Ainsi, les luttes de Jules Sioui qui se poursuivirent pendant de longues années le menèrent à bien des endroits : à Ottawa, en prison, à la tête d’une organisation autochtone pan-nationale, dans les réserves situées un peu partout sur le territoire québécois et ontarien. À travers la narration de ces événements importants dans l’histoire du militantisme autochtone, Jocelyn Sioui explique les éléments clés nécessaires à une compréhension éclairée de l’histoire canadienne : la Proclamation royale (1763), les traités, la loi sur les Indiens (1876), les réserves, les agents des Indiens, la dépossession, l’« émancipation », le Livre blanc (1969), etc. L’écrivain propose aussi à son lectorat un regard direct sur plusieurs pièces d’archives, reproduites intégralement ou en partie, dans le livre.

Un dialogue

Si on devait classer ce livre selon une catégorisation populaire des ouvrages historiques, on pourrait dire qu’il entre dans la case « biographie historique ». Mais ce serait trop rapide. On est loin, ici, de la biographie historique telle qu’on la trouve sur les présentoirs des grandes librairies. Comme proposition de biographie « nouveau genre », le livre m’a d’ailleurs fait penser à une autre publication récente, de la maison d’édition Mémoire d’encrier cette fois : Voyages en Afghani de Guillaume Lavallée (2022). Dans ce livre qui se lit presque comme un roman d’aventures, le journaliste formé en philosophie revient sur le parcours d’un penseur musulman anticolonial du 19e siècle, Djemal ed-Din al-Afghani (1838 ou 1839-1897). Il nous offre par le fait même une virée dans les dédales de la modernité et de l’islam. En nous faisant voyager aux côtés d’al-Afghani, de l’Iran à l’Égypte, en passant par Paris et Istanbul notamment, Lavallée nous confronte à l’absence de connaissances que nous avons généralement, en Occident, sur l’histoire de cette région du monde au 19e siècle (si ce n’est les images exotiques, gracieuseté du courant orientaliste!).

Le déni de co-temporalité, outil du colonialisme, fonctionne aussi dans la formation qui est offerte aujourd’hui aux adolescent.e.s québécois.es. Le déni de co-temporalité, c’est faire disparaître les « Autres » de la narration historique lorsque leur présence porte atteinte à la légitimité du projet colonial – comme avec l’histoire de Jules Sioui (et de bien d’autres). C’est aussi, par extension, ignorer complètement certaines histoires, créant l’effet de peuples sans passé.

Voyages au 19e siècle

En lisant le livre de Guillaume Lavallée, j’ai renoué momentanément avec mes premières armes universitaires. Ce livre racontant la vie du penseur Djemal ed-Din el-Afghani m’a ramenée à l’époque de ma mineure en « langue et culture arabes » complétée à l’UQAM à la fin des années 2000. Or, depuis ce temps (et en partie en raison de ce parcours initial), j’ai étudié les rapports du Québec avec les mondes arabes au 19e siècle. Alors que Guillaume Lavallée précise qu’il aurait souhaité qu’on lui propose la lecture d’un tel livre, adolescent, pour comprendre le(s) monde(s) musulman(s) au-delà des clichés médiatiques, je lisais son livre en faisant des rapprochements entre l’itinéraire de vie d’al-Afghani et les épisodes de l’histoire mondiale dans lesquels des Canadiens français ont été impliqués. Entre Al-Afghani et le Québec, les liens m’apparaissaient encore plus proches que Lavallée ne le souhaitait en écrivant le livre[2]. Le lien le plus frappant est bien sûr la question de la lutte entre le Mahdi Mohammed Ahmed et les forces égypto-britanniques au Soudan en 1883-1885 qu’al-Afghani, alors à Paris, commenta dans la presse. Cet épisode, connu dans l’histoire canadienne sous le nom de « l’expédition du Nil », amena des Canadiens français et des Autochtones (surtout Kanien’keha:ka) en Égypte pour aider l’armée britannique à descendre les cataractes du Nil et aller délivrer le général Gordon à Khartoum. Ce Mahdi sur lequel al-Afghani fonda tant d’espoirs pour une révolte anticoloniale pan-musulmane inspira aussi à certains[3], à l’époque, une comparaison avec Louis Riel (la révolte du Nord-Ouest datant de 1885, rappelons-nous).

De la même manière que le parcours de Jules Sioui déborde sa propre histoire et laisse voir une histoire politique du 20e siècle, la vie de Djemal ed-Din al-Afghani nous fait traverser la deuxième moitié du 19e siècle en nous amenant aux quatre coins des mondes musulmans et en Europe, auprès des puissants, aux premières loges d’événements mondiaux, dans les arcanes d’un certain courant du réformisme musulman et de la pensée anti-impérialiste. Théologien, homme d’action et politicien des coulisses, al-Afghani s’employa à trouver une voie moderne pour l’islam – voie qui devait nécessairement aller de pair avec une lutte anticoloniale et anti-impériale. Pour renverser l’empire, il ne fallait pas laisser aux Européens le monopole de la modernité, croyait-il.

Propositions formelles

Ce qui m’a intéressée dans ces deux propositions, au-delà de la vie – fascinante – de ces militants anticolonialistes, c’est la démarche des auteurs, c’est leur présence dans le récit. C’est la façon dont ils se sont emparés de l’écriture de l’histoire, en respectant ses règles méthodologiques, son érudition savante, mais en laissant de côté le format universitaire. Ces livres m’ont marqué en raison des motivations ayant poussées Sioui et Lavallée à écrire : pour mieux comprendre notre monde, pour exister, pour entamer des dialogues.

Ces deux livres sortent l’Histoire des salles de classe universitaires. Mais d’une certaine façon, ils font entrer les classes universitaires dans les foyers de tout un.e chacun.e. Les livres de Jocelyn Sioui et Guillaume Lavallée convoquent trois échelles d’histoire : la biographie individuelle, la façon dont celle-ci s’insère dans la « grande histoire », et la manière dont on mène une telle enquête au 21e siècle. On suit donc al-Afghani dans les rues du Caire tout comme on suit Lavallée près du métro Roche, à Paris, dans les archives des services secrets français ; on est avec Jules Sioui dans sa petite maison blanche de Lorette tout comme on accompagne Jocelyn Sioui dans ses découvertes sur BAnQ numérique. Tous ces moments de la démarche historienne, je les raconte en classe, mais ils ne figurent pas dans mon livre, livre où les éléments de preuve sont alignés, indifférents à la sueur ou au hasard qui les a rendus possibles, ne laissant pas de place pour les réflexions de l’autrice au fil de son étude.

Les livres de Sioui et de Lavallée permettent ces dialogues, dialogues entre le présent et le passé, entre le chercheur et la personne qui tient le livre, entre les archives et la narration. Ils jouent les entremetteurs entre Sioui, al-Afghani et nous. Et ça marche.


[1] Découlant des suites de l’expropriation des Wendats de la réserve des Quarante-Arpents au début du 20e siècle, les conflits des années 1930 opposant plusieurs Sioui à Ludger Bastien portent notamment sur l’identité wendate. Qui est vraiment “Huron”? (voir : Jocelyn Sioui, Mononk Jules, Wendake, éditions Hannenorak, 2020, p. 33-40 et 61-84).

[2] La tuerie à la mosquée de Québec est l’événement qui pousse Lavallée à reprendre ses boîtes de notes de doctorat entamé pour écrire ce livre. S’il s’agit du moteur de l’écriture, les liens entre le Québec et les mondes musulmans sont ensuite plutôt absents de la narration.

[3] La comparaison est notamment attribuée à John A. Macdonald et au journal canadien-français La Minerve. Voir : Geoff Read et Todd Webb, « « The Catholic Mahdi of the North West »: Louis Riel and the Metis Resistance in Transatlantic and Imperial Context », The Canadian Historical Review, 93, no. 2 (2012): 171-195.