Recension de Poets of the Chinese Revolution

Publié le 8 octobre 2020
Julien Lehoux

13 min

Julien Lehoux[1], Université du Québec à Montréal

Le néophyte qui aimerait s’initier aux études chinoises risque souvent d’être intimidé par la présence importante de la poésie dans les textes de première main. Outre la barrière naturelle de la langue, la poésie chinoise recèle moult subtilités dans sa conception structurelle, en plus de nombreuses références à la longue histoire du pays. Faire l’étude du militantisme chinois devient donc un double défi tandis que les messages politiques se mêlent aux métaphores littéraires et aux référents historiques. Certaines particularités et subtilités du communisme chinois, de ses modestes débuts à l’avènement de son régime, peuvent ainsi être perdues d’une étude historique à l’autre. De fait, la poésie, primée par plusieurs militants de l’époque, a parfois tendance à être mise de côté dans les études sur le sujet. En présentant une série de poèmes traduits, le récent ouvrage anthologique de Gregor Benton, Poets of the Chinese Revolution[1], est ainsi une addition bienvenue dans les études sur le communisme chinois.

Benton est professeur émérite du département d’histoire à l’université de Cardiff. Dans le cadre de Poets of the Chinese Revolution, Benton s’est principalement chargé de la compilation, de la traduction et de la présentation des poèmes. Son collègue, Feng Chongyi, grand spécialiste de l’histoire intellectuelle de la Chine contemporaine, l’accompagne quant à lui dans l’édition de l’ouvrage.

Benton met quatre auteurs de l’avant : le cofondateur du Parti communiste chinois Chen Duxiu, le prisonnier politique Zheng Chaolin, le commandant d’armée Chen Yi et le père de la révolution Mao Zedong. L’intention de Benton est de prendre quatre personnes dont la vie et la carrière ont été définies par l’avancée du communisme, mais dont les trajectoires sont complètement différentes. En faisant une lecture critique de leurs poèmes, rédigés tout au long de leur vie, Benton tente de souligner la pluralité artistique des adhérents du communisme chinois et la juxtaposition de leur vie et de leur idéologie que les poèmes expriment. Poets of the Chinese Revolution veut ainsi démontrer l’importance de la poésie chez les militants chinois et le processus créatif derrière leur écriture. C’est en étudiant ces éléments que nous pouvons découvrir une autre facette de ces auteurs. Nous pourrions cependant blâmer le manque d’auteures dans la sélection de Benton. En effet, des perspectives féminines auraient été bien accueillies dans son recueil. Les poèmes de la prisonnière politique Lin Zhao, par exemple, se seraient bien mêlés et comparés à ceux de Zheng Chaolin. Les textes de la révolutionnaire He Xiangning auraient aussi fait un contraste intéressant avec ceux de Chen Duxiu.

Le livre est divisé en quatre parties dont le contenu est consacré à un auteur spécifique. Dans chacune d’elles, à la suite d’une présentation de la vie de l’auteur concerné, l’historien propose une présentation critique de ses talents artistiques. Après chaque introduction, Benton présente une sélection de poèmes de l’artiste en question. Benton n’explique pas la sélection des poèmes, mais comme il le souligne, chaque sélection recèle des thèmes communs : les aspirations politiques, le deuil, l’ubiquité et le changement inévitable[2]. De même, les poèmes sont pris à différents moments de la vie de chacun des auteurs, révélant l’intemporalité de ces thèmes et leur place omniprésente dans leur œuvre. Quant à la traduction, Benton se revendique de la méthodologie du sinologue Arthur Waley qui prime une traduction littérale des textes littéraires asiatiques plutôt qu’une réinterprétation du contenu. Benton se démarque toutefois dans son effort pour préserver les rythmes lyriques des poèmes. Par exemple, un large pan de la poésie chinoise est rédigé selon un rythme de sept caractères. De fait, plusieurs des poèmes traduits par Benton sont présentés en vers de sept syllabes, question de préserver les spécificités des textes originaux.

La première partie du livre est consacré à Chen Duxiu. Benton le voit comme un poète cultivé et particulièrement expressif dont les inspirations sont puisées chez les auteurs de la longue période impériale. Les pièces de Chen Duxiu sont naturellement très politiques. La première de la collection, Lament for Wang Xiyan (1903), est destinée à un camarade décédé pour cause de maladie. Chen Duxiu y défend que la vraie tragédie est qu’il n’a pu mourir pour son pays en tant que véritable héros. Dans Indignation at the Habits of the Day (1904), l’auteur abandonne les structures poétiques chinoises habituelles et écrit très simplement, de sorte à rendre sa pièce le plus accessible possible à un grand public. Il y annonce alors la chute de la Chine, en raison de l’intérêt porté pour les gains matériels et les traditions familiales plutôt que pour le bien-être de la nation. C’est ainsi une pièce forte qui tente de faire prendre conscience à la population chinoise de ses dérives. Plusieurs poèmes du révolutionnaire portent aussi sur sa vie personnelle. En exil au Sichuan, il se remémore tendrement le paysage de la ville de Guangzhou dans Recollections of Guangzhou in the Spring (1941), signe d’une certaine mélancolie alimentée par le fait qu’il est conscient qu’il ne pourra jamais y retourner.

La deuxième section du livre est consacrée à Zheng Chaolin. Benton admet que son ouvrage était d’abord entièrement dédié aux poèmes de cet auteur. Ce dernier occupe ainsi à lui seul plus de la moitié de l’anthologie. D’une part, il est dommage que l’ouvrage ne soit pas également réparti entre les auteurs. D’autre part, Benton défend son choix par le fait que Zheng est une figure encore très méconnue de l’histoire chinoise. Il le décrit ainsi comme un écrivain très technique, axé sur la structure de ses textes qui regorgent d’affection et d’humanité. À cause de son adhérence au trotskysme, Zheng a passé la majeure partie de sa vie dans les prisons du PCC. Ses poèmes font autant état de son quotidien en prison que de ses penchants artistiques. Dans My Tiny Cell, il fait la remarque cinglante que malgré la famine en campagne chinoise, il est lui-même régulièrement bien nourri, bien habillé et diverti avec ses livres. Ou encore, dans Training Monkeys, il se moque des gardes de sa prison alors qu’il prétend les avoir apprivoisés sans qu’ils s’en aperçoivent. À partir de ce poème, Benton explique bien toutes les subtilités culturelles que Zheng mobilise dans ses pièces. L’image des singes serait ainsi une référence à une vieille fable taoïste de la période des Royaumes combattants (476-221 av. J.-C.). De plus, les gardes représenteraient le peuple chinois qui se serait fait envoûter par le communisme durant les années 1920. Dans la deuxième moitié du poème, Zheng indique par le même fait qu’il se sent coupable d’avoir contribué à amener ces idées en Chine. Il fait ensuite référence à un poème de Yu Yue, un intellectuel du 19e siècle, dans lequel un homme immortel remarque les dissonances entre les évènements qu’il a vécus et leurs retranscriptions dans les livres d’histoire. Zheng conclut alors que la propagande du PCC ne cadre pas avec la réalité. Dès sa sortie de prison, nous remarquons une plus grande souplesse artistique dans ses poèmes. Les paysages sont des sources d’inspirations très traditionnelles dans l’art chinois, comme chez Chen Duxiu. Zheng ne fait pas exception alors qu’il écrit Boat Trip (1979). Dans ce poème, il écrit sa contemplation de la rivière du Yangtze après sa sortie de prison. Venant d’être libéré, Zheng écrit qu’il est « chagrined and abashed » et que malgré le paysage magnifique : « clouds are likely in the days to come[3] ». Comme avec Chen Duxiu, le paysage est une source de mélancolie tandis que tout semble avoir changé à l’insu d’un homme qui a passé sa vie en prison pour ses idées.

La troisième partie du livre est consacré aux poèmes de Chen Yi. Datant de la longue période de guerre (1927-1949), ses poèmes ont été écrits dans les bivouacs des montagnes. Benton les décrit comme des pièces très personnelles, sans grand mérite artistique, mais témoignant des états d’âme d’un militaire en pleine guérilla. Chen Yi conclut par exemple In Mourning for Comrades Ruan Xiaoxian and He Chang (1935) qu’il regrette d’être le seul survivant après une attaque manquée. Bivouacking (1935) décrit les conditions difficiles des camps de fortune tout en soulignant que les petites avancées des autres armées communistes sont de beaux moments de réjouissance pour les troupes. Certains de ses poèmes sont de véritables témoignages approfondis des combats. Guerrilla Fighting in Gannan (1936) mêle la dure réalité des blocus de l’ennemi, de la famine parmi les troupes, de la température rigoureuse pour conclure finalement sur un message patriotique :

Do not complain; march steadily on.
Traitors have surrendered the Yu tripod to Japan, but our great force
has crossed the Jinsha River now.
The iron tree will bud and burst in flower.
[4]

Finalement, Benton termine avec une sélection des poèmes de Mao Zedong. Celui-ci est un artiste très structuré, mais qui écrit des poèmes forts et percutants qui n’ont rien à voir avec la chaleur humaine de Zheng. Nous y voyons cependant un contraste entre sa témérité connue et ses hésitations artistiques. Inquiet quant à la qualité de ses poèmes, Mao aurait plusieurs fois envoyé ses textes à des amis pour recevoir leurs critiques et leurs suggestions. C’est une attitude bien différente du contenu de ses textes qui n’hésitent pas à l’autoprésenter comme le grand sauveur de la Chine. La majorité des poèmes de Mao ont été écrits durant son règne et plusieurs sont des réponses à des critiques qui lui étaient adressées. Swimming (1956) est ainsi rédigé après le discours dénonciateur de Khrouchtchev contre le régime stalinien. À 63 ans, Mao décide de traverser à la nage la rivière du Yangtze dans une épreuve de force : l’homme ayant vaincu la nature, elle ne peut qu’en être impressionnée. Shaoshan Revisited (1959) relate la visite de Mao dans son village natal pour constater les bienfaits du Grand Bond en avant et faire taire les critiques contre son projet de réforme : « I rejoice to see the paddy and the thriving rows of beans, / and the home-bound heroes in the evening smoke[5] ». Malgré tout, lorsque les critiques du Grand Bond en avant deviennent plus importantes, Mao est obligé de laisser la gestion à son rival : Liu Shaoqi. Dans Reply to Comrade Guo Moruo (1961), Mao croit que le communisme chinois est en péril : « The monk can be forgiven for his foolishness, / but the evil demon will wreak havoc and destruction[6] », signifiant que Liu Shaoqi est un pion inconscient d’une plus grande menace qui risque de tomber sur le régime. Le reste du poème dépeint le roi des singes, figure emblématique de la tradition chinoise, qui lutte contre ce démon sous l’acclamation du peuple?; un présage important de la Révolution culturelle (1966-1976) et de la reprise du pouvoir par Mao.

Tandis que plusieurs sinologues s’empressent à analyser les discours, les tracts politiques et les mémoires des communistes chinois, la poésie est très souvent mise de côté. Pourtant, comme nous l’avons vu précédemment, la poésie sert à exprimer, à l’aide de métaphores et de référents, ce qu’un auteur n’ose pas toujours écrire directement. L’étude des poèmes offre une vision particulière de l’état d’esprit des auteurs à chaque moment de leur vie. Tous des idéologues et des révolutionnaires endurcis, la lecture de leurs poèmes fait aussi entrevoir des doutes, des appréhensions et des regrets dans leur position. Le livre de Benton est ainsi loin d’être une simple compilation : il recèle d’une importante recherche historique et nous révèle que chaque auteur a son rapport particulier avec la cause communiste. Chen Duxiu s’est consacré à son militantisme et ses poèmes font état de tous les sacrifices qu’il a dû faire au cours de sa vie. Zheng n’a pas non plus abandonné ses idéaux. Ce fut toutefois au prix de longs séjours en prison et d’une certaine culpabilité sur sa propre contribution au communisme chinois. Chen Yi a remporté sa révolution, mais seulement après de longs combats particulièrement couteux. Quant à Mao, sa révolution ne s’est jamais réellement terminée et sa vision de la Chine a toujours tardé à se réaliser complètement.

Outre de souligner l’importance de la poésie, Benton fait aussi découvrir à un public plus large plusieurs acteurs, mais aucune actrice, du communisme chinois. Outre Mao, la majorité de ces acteurs du communisme en Chine sont moins connus par le public d’outre-mer. En présentant d’autres figures, Benton établit ainsi un portrait plus complet du Parti communiste qui se limite trop souvent au père du présent régime. À cet effet, son intention de présenter les œuvres de quatre hommes complètement différents, et dont tous ont consacré leur vie au communisme chinois, est alors facilement perçue à la conclusion de son livre. Cette anthologie sert ainsi comme une première porte d’entrée dans l’étude du militantisme chinois, en alternative à l’historiographie habituelle.

Bibliographie

BENTON, Gregor, (dir.), Poets of the Chinese Revolution: Chen Duxiu, Zheng Chaolin, Chen Yi, Mao Zedong, Londres, Verso, 2019, 291 p.


[1] Gregor Benton (dir.), Poets of the Chinese Revolution: Chen Duxiu, Zheng Chaolin, Chen Yi, Mao Zedong, Londres, Verso, 2019, 291 p.

[2] Gregor Benton, op. cit., p. 12.

[3] Gregor Benton, op. cit., p. 172.

[4] Ibid., p. 215.

[5] Gregor Benton, op. cit., p. 264.

[6] Ibid., p. 273.


[1] Nous exprimons nos remerciements les plus sincères à Chloé Poitras-Raymond pour la lecture et la correction de ce texte.