Par Louise Bienvenue, professeure au dartement d’histoire de l’Université de Sherbrooke, et Pierre Hébert, professeur au département des lettres et communications de l’Université de Sherbrooke
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Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse.
– Albert Camus
Nombreux sont les articles, opinions, qui ont éclairé de manière convaincante le bien-fondé de la présente grève étudiante contre la hausse des droits de scolarité. Plusieurs n’ont pas manqué de noter que le fond de la question dépasserait ces droits mêmes; ils mettraient en jeu le modèle d’éducation, voire le modèle de société que nous voulons nous donner pour les années à venir.
S’il est juste de jauger les présents événements en regard de l’avenir dont nous voulons être d’ores et déjà les sujets, la question de notre passé récent doit être aussi posée. Autrement dit, comment en sommes-nous arrivés là ? Quelles mutations auraient marqué l’université québécoise qui fasse que soudain, de dérive en dérive, nous soyons des centaines de milliers, citoyennes et citoyens de multiples provenances, à opposer un non à la situation présente ? Que cache cette formidable grève ?
Pour en saisir un sens qui se comprend en regard de l’histoire récente de nos universités, sens peut-être parfois intuitif, nous proposons de mettre au jour quelques-unes des étapes, depuis 1995, qui nous ont conduits à ce conflit pluridimensionnel qui nous agite aujourd’hui. Et nous en donnons tout de go, sinon la conclusion, du moins la trame : les gouvernements, et nous disons bel et bien les gouvernements, tant péquiste que libéral, récoltent aujourd’hui ce qu’ils ont semé; et ce n’est pas du bon grain.
Nous avons dit « depuis 1995 ». On se rappellera que c’est l’atteinte du déficit zéro, le « difficile zéro » du regretté Sol, qui obsédait alors le gouvernement péquiste de Lucien Bouchard. Difficile, oui, ce zéro : de 9000 professeurs, les universités québécoises sont alors passées à 8000 en quelques années à peine. C’est comme rayer l’équivalent de l’UQÀM du paysage universitaire, rien de moins. Bien sûr, l’argent est revenu parmi nous, au seuil de l’an 2000. Mais est apparue du même coup la stratégie qui accompagne toujours les réinvestissements : le gouvernement crée la rareté, puis réinvestit dans l’université, mais à ses propres conditions. On veut un exemple ? Ils sont nombreux, mais le plus probant est celui des contrats de performance, relevant de la pensée magique et concoctée par un ministre de l’Éducation qui a remis récemment sa potion au goût du jour : François Legault. Il est bon, parfois, de rappeler de telles choses.
Puisque ce passé nous amène au présent, pourquoi ne pas citer aussi l’actuel ministre des Finances, Raymond Bachand ? Celui-ci a donné une impulsion additionnelle à la soumission (ou sous-mission, si l’on préfère) des universités, non pas cette fois à la performance, mais à l’entreprise privée. Je rappellerai que Raymond Bachand était, en 2006, ministre du Développement économique, de l’innovation et de l’exportation. Le lien avec l’université semble inexistant ? Au contraire, il est patent, à la condition de savoir que la recherche et les bourses qui proviennent de subventions (FQRSC, etc.), relèvent de ce ministère, et non, comme un esprit « normal » serait enclin à croire, du Ministère de l’Éducation. Or, la plume de Raymond Bachand a pondu une « Stratégie québécoise de la recherche et de l’innovation » qui a décrété qu’il fallait « mettre davantage ensemble les partenaires des milieux de la recherche universitaire, de l’industrie et de l’État, pour accélérer le développement d’une économie déjà fondée sur le savoir. » Après les conditions posées par l’État pour avoir du financement (lire : performance), voici que ces exigences s’acoquinent à une inféodation aux entreprises privées (lire : retombées économiques).
À peu près au même moment, le gouvernement libéral proposait un projet de loi sur la gouvernance, dans le contexte du scandale de « L’Îlôt voyageur » de l’UQÀM, projet de loi qui a mobilisé contre lui l’ensemble de la communauté universitaire. Ce projet alléguait que, pour plus d’ « indépendance », les Conseils d’administration des universités devaient comporter au moins 66 % de membres dits externes.
Avons-nous oublié que nous devions traiter de la grève étudiante ? Point du tout.
Innombrables sont les exemples, depuis une vingtaine d’années, qui pointent vers ce refus du modèle actuel de l’éducation supérieure. Que dire du programme des Chaires de recherche du Canada ? Fût-il canadien, il rivait davantage l’obligation de la performance. Plus encore, il créait deux classes sociales : l’enseignement, le laissé-pour-compte, et la recherche, qui bénéficiait alors d’un investissement de 900 millions de dollars – sans parler du clivage hommes-femmes.
Il faut le reconnaître, cette grève en cache réellement une autre. C’est une grève contre la simplification qui consisterait à régler les problèmes de l’université en augmentant la contribution des étudiants. C’est oublier qu’il y a du ménage, beaucoup de ménage à faire dans la gestion financière des universités, et en particulier dans l’hypertrophie des services de promotion, de développement, de recrutement, de publicité, qu’a créée une compétitivité à tout crin. C’est oublier ce déséquilibre qui a été engendré entre l’enseignement et la recherche, au profit de la seconde. C’est oublier que les gouvernements se désengagent financièrement des universités, tout en augmentant leur contrôle sur celles-ci.
Et l’on accorderait notre crédibilité, maintenant, à un tel gouvernement, qui a répété ad nauseam que les universités sont des antichambres du privé ? que les universités sont avant tout des moteurs du développement économique ? que les universités sont des organisations qui doivent être performantes et concurrentielles ? Un tel gouvernement ne s’est pas construit le capital symbolique, la légitimité morale pour faire une telle demande. Le jour où l’un de nos gouvernements aura une vision de l’université comme « intellectuel collectif »; qu’il innervera l’université de valeurs de solidarité et de coopération; qu’il affirmera haut et fort que l’université est un bien et un service publics; ce jour-là, nous tiendrons un langage commun.
Et on voudrait que les étudiants « fassent leur juste part », dans cette dérive de l’université ? Qu’ils contribuent, tel un sparadrap, à régler les problèmes qui sont issus de cette délétère compétitivité qui a été instaurée entre les universités, certes, mais qui est dénoncée depuis ce temps par nombre d’universitaires eux-mêmes ? Qu’ils fassent les frais des « antennes » que les universités se sont données pour conquérir des marchés ? Qu’ils payent pour tous les services de promotion que les universités ont multipliés pour quêter leur manne ?
Oui, cette grève en cache une autre et, tôt ou tard, toute cette dérive, voire ce délire souvent en contradiction avec la vie intellectuelle devait bien un jour nous rattraper. Toutefois, au moment où nous écrivons ces lignes, le gouvernement demeure impassible.
Il faut pourtant faire une pause, prendre une grande respiration, revoir ce que nous sommes devenus depuis deux décennies et réfléchir, collectivement, sur ce que nous voulons comme institution universitaire, et comment nous pouvons redevenir les sujets de notre propre histoire, au lieu de la subir. Il y a un nom pour cet espace : des États généraux, mais que le gouvernement refuse péremptoirement depuis plusieurs années. Le gouvernement n’a pas quitté la table de discussions; il ne s’y est jamais présenté. Comment peut-il, aujourd’hui, encore justifier ce refus de discuter de notre avenir collectif ?
Jules Racine St-Jacques
Des états généraux, oui! La FQPPU les réclame depuis longtemps déjà. Et les étudiants devraient profiter de cette grève pour joindre leur voix au concert des professeurs. Mais pour offrir ne serait-ce qu’un début de soulagement aux maux qui affligent l’université, une commission permanente devrait être créée. Car la dérive est longue et le mal est profond.
Le financement par EETP est une plaie. En signant les contrats de performance, les recteurs se sont assurés qu’elle demeure ouverte. Conçus comme une clientèle, les étudiants sont des cibles de marché qu’ils faut séduire, conquérir. Toute l’administration universitaire semble désormais soumise à cet objectif. La quête irréfléchie de nouveaux espaces, la concurrence que les établissements se livrent entre eux, les campagnes publicitaires massives, la multiplication des programmes adaptés à des secteurs de plus en plus pointus de l’emploi, l’augmentation du ratio étudiants/professeurs, l’hypertrophie des masses salariales du personnel d’administration, tout est désormais orienté vers la production non plus de savoir, mais de diplômés.
Le plus grave, c’est que cette conception de l’université entraîne un abaissement des standards tel, qu’il se rend visible à quiconque la fréquente au-delà du baccalauréat. Non seulement les professeurs sont-ils de moins en moins nombreux en regard du nombre d’étudiants, mais on exige d’eux une charge de plus en plus lourde. Tâches d’enseignement, tâches administratives, rayonnement, service à la communauté, encadrement des étudiants aux cycles supérieurs, etc. Il n’est pas rare de voir les effets physiologiques et psychologiques de pareil surmenage. Sans compter les torts qu’ils s’infligent entre eux en exerçant sur leurs pairs la sourde et perverse pression du jugement intersubjectif. Les rapports de force qui structurent le champ universitaire sont chargés d’une violence symbolique néfaste. Nombreux sont ceux qui y succombent à force de s’y plier.
Il ne faudrait pas penser que cet état de fait est attribuable uniquement aux fortes personnalités qui caractérisent les professeurs d’université, à un jeu d’égos surdimensionnés qui s’entrechoquent dans les étroits corridors des départements. Le mal est structurel en ce qu’il tire sa source, certes, des mentalités qui tissent la culture universitaire, mais aussi en ce qu’il se rapporte directement au sous-financement des universités. Devant la rareté des ressources qui s’offrent à eux pour remplir toutes les exigences du système, les acteurs universitaires – professeurs, chargés de cours, étudiants – tendent à lutter entre eux pour s’accaparer le peu disponible. Poussez les gens à l’endettement, disait Chomsky, et ils seront dociles. Raréfiez les ressources, et ils se soumettront à vos conditions. Cette triste loi comportementale n’est nulle part plus visible que dans le volet «recherche» des activités professorales.
Au surplus de tout ce qu’ils doivent accomplir en une année de travail pour satisfaire aux exigences conventionnelles de leur poste et aux attentes entretenues à leur égard par leurs pairs, il faut que les professeurs obtiennent des subventions. Subventions qui contribuent pour une part croissante du budget des institutions et qui leur permettent, surtout, de s’accomplir pleinement en tant que professeur-chercheur – ou serait-ce chercheur-professeur? Les demandes de subventions elles-mêmes exigent un temps et une énergie que la plupart n’ont pas, mais elles exigent surtout que les professeurs se livrent à des recherches en phase avec les besoins ciblés par les organismes subventionnaires: pour toucher leur argent, il faut désormais faire oeuvre utile. Et de manière de plus en plus concrète, immédiate. Plutôt que de refuser cette tendance, les professeurs tendent – rareté oblige – à s’y soumettre, avalisant du même coup les orientations données par des recteurs de plus en plus tournés non plus vers les besoins pérennes de leur institution, mais vers les besoins fluctuants, inconstants du marché de l’emploi, de l’industrie et des affaires. Ainsi, doit-on rappeler que ce sont des professeurs qui siègent sur les comités de sélection des organismes boursiers? Ce sont eux, encore, qui, au sein des comités d’embauche, orientent de plus en plus leur choix sur le potentiel de chercheur du candidat que sur ses aptitudes d’enseignement. Peu importe l’avenir, c’est le présent qui compte. Peu importe si en dévalorisant dès l’embauche un enseignement universitaire déjà plombé par le surmenage des professeurs, c’est la régénération du bassin de professeurs-chercheurs que l’on met en péril. L’économie du savoir demande des diplômés, nous lui fourniront des diplômés. Peu importe si ceux-ci ne savent ni lire, ni écrire, ni penser par eux-mêmes. Considérés comme des agents économiques à leur entrée dans le système, c’est en agents économiques qu’ils sont formés à leur sortie.
Je l’ai dit plus haut, le plus grave, dans la question que soulève la crise actuelle autour de la hausse, c’est l’abaissement des standards inhérent à la marchandisation de l’éducation.
Pour survivre financièrement, nos universités sacrifient l’excellence sur l’autel de l’argent.
Alors, vraiment, on peut dire qu’elles font l’économie du savoir.