Compte-rendu du colloque Décentrer le champ des études noires : langues, géographies, circulations

Publié le 13 mai 2025

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Marcheterre-Pina, A. et catégorisé, N. (2025). Compte-rendu du colloque Décentrer le champ des études noires : langues, géographies, circulations. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=13483

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Marcheterre-Pina Ariane et Non catégorisé. "Compte-rendu du colloque Décentrer le champ des études noires : langues, géographies, circulations." Histoire Engagée, 2025. https://histoireengagee.ca/?p=13483.

Par Ariane Marcheterre-Pina, Département d’histoire de l’Université de Montréal

Les 7 et 8 novembre 2024 s’est tenu à l’Université de Montréal le colloque international Décentrer le champ des études noires : langues, géographiques, circulations. Il s’agit du premier colloque à se pencher sur la question de l’institutionnalisation des études noires en milieu universitaire francophone. L’événement visait d’abord à explorer les formations épistémologiques au sein des différents espaces linguistiques de la diaspora noire. Ensuite, en s’appuyant sur l’examen des trajectoires institutionnelles et politiques des savoirs noirs dans les universités, il était question d’examiner les défis liés à la présence ou à l’absence d’études noires. Cela a permis de se pencher sur la manière dont un tel champ d’études peut prendre forme au sein de la francophonie. Le colloque s’est structuré autour de cinq panels, rassemblant 17 conférenciers et conférencières. Collectivement les thèmes abordés lors des séances ont offert diverses perspectives sur les études noires, tant sur le plan institutionnel que sur le terrain, en tenant compte des espaces de pratique et de leur ancrage diasporique. 

Dans le discours d’ouverture, Philippe Néméh-Nombré, professeur adjoint à l’École d’innovation sociale Élisabeth Bruyère de l’Université Saint-Paul, a évoqué l’affaire Sir George Williams de 1969[1]. Considérant l’élan suscité par l’événement pour la mise en place de programmes de Black Studies à Montréal, Néméh-Nombré a amorcé le processus réflexif du colloque en dressant un portrait de l’émergence de cursus et d’espaces académiques formels de ce champ disciplinaire au Canada, ainsi qu’à travers le monde. Face au retard observé dans les milieux francophones, il a posé la question suivante : « Quel diagnostic peut-on faire pour expliquer ce décalage, tant au Québec que dans la francophonie ? ».

Conférence d’ouverture (crédit : organisation du colloque)

La conférence inaugurale de Stéphane Martelly, artiste (peintre et poète) et professeure à l’Université de Sherbrooke, a permis d’introduire des réflexions tirées du Livre d’Emma de Marie-Célie Agnant, ainsi que du recueil Amour, Colère et Folie de Marie Vieux-Chauvet. Martelly a étudié expériences de deux personnages issus de ces ouvrages (Emma et Cécile), en s’appuyant sur les postulats épistémiques du regardé. Martelly a d’une part illustré les processus de la racisation et la violence faites aux corps noirs qui façonnent les destinées d’Emma et de Cécile et a d’autre part affirmé la souveraineté des deux personnages[2]. Elle a procédé en explorant leurs spécificités à travers deux versants clés à l’ensemble de son intervention : le versant minoritaire qui définit la condition noire dans les espaces fortement occidentalisés où les Noir-es figurent comme minorité et le majoritaire désigne l’ensemble des contextes où les Noir-es constituent la majorité de la population. C’est à partir de son projet textuel et poétique actuel portant sur la vie et la mort que Martelly a proposé l’idée de subjectivité comme écologie poétique. Cette conception émerge directement des questions liées à la vie et la mort et mène à accepter les tensions entre des positions où la personne noire tient tour à tour, et parfois simultanément, la place de l’universel humain et de la personne racisée. Elle suggère que c’est sur cette crête que peut se trouver le cœur des études noires au Québec, regroupant des travaux qui joignent les deux versants. Évoquant l’importance d’une « agilité épistémique » devant ces postures subjectives (dans la recherche et dans la création) il demeure crucial selon Martelly de prioriser les objectifs de libération abordés dans les études noires, soutenant finalement que les Noir-es devront toujours en rester le centre.

Méthodes et méthodologies noires

Le premier panel, qui portait sur les méthodologies, a mis de l’avant l’importance de réfléchir à l’organisation des études noires autour d’enjeux méthodologiques spécifiques. La première communication, présentée par Philippe Néméh-Nombré, a exploré la pensée relationnelle de C.L.R. James articulée lors de sa conférence au Congrès des écrivains noirs de 1968 à l’Université McGill[3]. L’intervention de Néméh-Nombré s’est développée à partir de l’intention de penser cette méthode relationnelle et d’une mise en pratique qui articule la pensée radicale noire et le lieu dans lequel elle se déploie. Il a ainsi organisé ses propos autour de la perspective de James, qui s’appuie sur cet engrenage épistémologique de la libération, en joignant différents penseurs. Cette perspective porte une attention particulière à l’affranchissement politique et économique par la destruction de la violence et de la création proposée par W.E.B. Dubois de même qu’à la conception de la libération chez Amilcar Cabral, qui s’appuie sur des éléments culturels et traitant la question des lieux spécifiques. Si les échos de la présentation de cette co-construction par James résonnent à Montréal, ils la dépassent aussi. C’est donc à partir de ces fondements que Néméh-Nombré a souligné la manière dont se forme un croisement entre la destruction radicale noire et le refus de la résurgence autochtone (précisant la dimension créatrice au refus comme alternative politique). Le chercheur a ainsi proposé de réfléchir à l’élaboration méthodologique des études noires à partir de cette jonction. Il a affirmé l’importance d’une compréhension fine du territoire — notamment celui des Kanien’kehà:ka, où est aujourd’hui — comme élément constitutif des luttes révolutionnaires et abolitionnistes actuelles, de même qu’une ouverture et une adaptation de nos pratiques. Il apparaît donc pertinent de réfléchir à la structuration des études noires à partir des questions de libération, ainsi qu’en les engageant dans un cadre de relations, mettant en dialogue différentes épistémologies.    

La professeure agrégée au département de l’éducation à la justice sociale de l’Institut pédagogique de l’Ontario, Amal Madibbo, a également soutenu l’importance de structurer les méthodes noires en misant sur les réseaux solidaires et l’activisme noir, tout en s’éloignant du recours à des cadres binaires rigides dans la recherche. Dans sa présentation intitulée « L’ontologie noire à l’encontre de la colonialité de la recherche », elle a développé ses réflexions autour de trois axes ontologiques qui définissent le terrain de la recherche, ainsi que les méthodologies en études noires : d’abord l’ontologie coloniale, qui par ses propriétés déshumanisantes, efface la noirceur et reproduit le racisme structurel ; puis l’ontologie noircie, qui glisse vers un essentialisme racial et enferme les expériences noires dans des cadres binaires rigides. En revanche, l’ontologie noire — la troisième présentée — rejette la colonialité de la recherche. À travers cette perspective épistémologique des études noires, Madibbo a insisté sur l’impact de l’ontologie noire sur l’ontologie coloniale. Elle a suggéré, par conséquent, de réconcilier l’ontologie noire et l’ontologie noircie pour développer un appareil méthodologique en études noires, qui va à l’encontre de la colonialité de la recherche. Bien que Madibbo reconnaisse les lacunes au sein des deux cadres qu’elle propose d’unir, elle a souligné que ces derniers sont néanmoins avantageux. L’intervenante a démontré que par cette réconciliation peuvent se créer un second espace, une identité et une ontologie double qui ouvre la voie aux identités multiples, généralement limitées par l’ontologie noircie. Cette approche ouvre la voie à des échanges entre ces identités, ainsi qu’à des efforts (futurs) de (re) négociation du contrôle interprétatif dans la recherche, dans une perspective d’intersectionnalité. La solidarité, l’intersectionnalité et l’activisme noir — soulignés comme essentiels par Madibbo — permettent de solidifier l’identité collective. De plus, cette reconfiguration ontologique en recherche permet de remédier à la sous-représentation de l’histoire noire dans les programmes scolaires au Canada et à l’insuffisance de certaines approches qui les composent. L’élaboration des méthodologies en études noires exige donc également de repenser les assises conceptuelles, les choix lexicaux et les structures de pensée qui organisent la recherche, de manière spécifique au contexte franco-canadien.

Dans sa présentation, Joana Joachim, professeure en éducation artistique à l’Université Concordia, a montré comment elle applique les principes des Black Studies à l’histoire de l’art en s’appuyant sur le travail de Katherine McKittrick, en utilisant la méthode proposée dans son ouvrage Dear Science and Other Stories. Cette dernière en une qui joint analyse critique et créativité, privilégiant l’interdisciplinarité. Il s’agit d’une approche poétique qui vise à mieux comprendre et déconstruire les dynamiques coloniales qui organisent les systèmes de réflexions et les méthodes en recherche. Joachim a exemplifié l’application de certaines méthodes d’enseignement en rendant compte des projets proposés aux personnes étudiantes. Tout en vulgarisant les retombées de ces projets, la panéliste a précisé la place qu’elle accorde à un enseignement interactif qui porte une attention particulière à l’état des personnes apprenantes. S’appuyant sur la manière dont ces dernières ont mobilisé les méthodologies de McKittrick dans leurs travaux, la professeure a insisté sur la nécessité de prévenir la fétichisation des œuvres artistiques noires. Elle a également souligné l’importance de reconnaître les défis auxquels sont confrontées les personnes étudiantes lorsqu’elles analysent ces œuvres. Ces approches ont permis d’identifier les besoins de méthodes déconstruisant la violence coloniale et de la nécessité de protéger les Black Studies de l’appropriation. Joachim a ainsi proposé une approche critique des pratiques curatoriales, en tenant compte des défis inhérents aux archives et à la conservation des savoirs noirs, en mettant en évidence les structures et mécanismes qui étouffent, contraignent et altèrent les savoirs noirs.

Panel « Méthodes et méthodologies noires » (crédit : organisation du colloque

L’espace critique comme dimension méthodologique est apparu comme un élément central dans les discussions sur les méthodologies noires. Diahara Traoré, professeure à l’École de travail social de l’Université de Montréal, a articulé ses idées autour d’un élan critique des cadres méthodologiques occidentaux dominants et standardisés qui tendent à ignorer la dimension spirituelle dans la recherche. Sa communication a permis de remettre en question les méthodes de recherche et d’interprétation qui tendent à imposer, au passage, la profanisation des épistémologies africaines. Elle a ainsi proposé de revoir les méthodes de collecte et d’interprétation des données en intégrant la spiritualité, dimension centrale aux épistémologies africaines. Traoré a expliqué que contrairement à une séparation claire entre le sacré et le profane telle qu’on la retrouve dans les pratiques occidentales, les conceptions africaines envisagent la connaissance comme étant inhérente à l’ordre cosmique, inscrite dans une tradition intergénérationnelle, sans jamais être le fruit d’une personne isolée. Elle a insisté sur l’importance du rite initiatique dans l’acquisition du savoir, lors duquel la validité de la connaissance se mesure non pas par des critères d’objectivité, mais selon son degré d’harmonie avec le bien de la communauté et l’équilibre du cosmos. La chercheuse a ainsi proposé la mise en place de méthodologies qui s’harmonisent avec les réalités des savoirs et des épistémologies africaines, notamment l’oralité. Traoré a énoncé qu’adapter les méthodes dans la recherche n’est pas seulement une question de rigueur méthodologique, mais également un impératif de justice sociale.

Il s’agit ainsi de créer à même des méthodologies noires des espaces où s’organisent des efforts de (re) négociations conceptuelles. Ces méthodes se trouvent donc à la croisée d’approches critiques, d’efforts de redéfinition et d’adaptation. Le premier panel a clairement établi que les modèles méthodologiques occidentaux actuels ne répondent pas aux besoins spécifiques des personnes noires, non seulement en laissant de côté des perspectives essentielles, mais en ignorant les organisations épistémologiques spécifiques et situées des savoirs noirs. Ces méthodes occidentales non seulement ne s’harmonisent pas aux cadres de connaissances noires, mais présentent d’autant plus des dispositions les subordonnant et les contraignant à se plier à un cadre intellectuel prédéterminé qui les définit selon des normes dominantes.

Les études noires et l’université

Le professeur adjoint d’histoire africaine à l’Université de Montréal, Simplice Ayangma Bonoho, a proposé une lecture historique transnationale des études africaines au Canada, pour faire le point sur le cas du Québec. M. Ayangma Bonoho a retracé l’évolution (et les changements majeurs qui la composent) des études africaines des années 1960 jusqu’aux années 2000, significativement façonnées par des particularités contextuelles, tant à l’échelle continentale que globale, ainsi qu’en écho aux dynamiques académiques et institutionnelles des études africaines aux États-Unis. De la fracture entre les membres des associations états-uniennes et canadiennes participantes lors du congrès de l’African Studies Association en 1969[4] à la veille des années 2000, le panéliste a démontré que le processus de façonnement des études africaines au Canada était le reflet de tensions générationnelles anciennes, animées par une précarité constitutionnelle persistante et par des divergences pédagogiques. Analysant ensuite des plans de cours québécois actuels, Ayangma Bonoho a souligné la tendance toujours présente à promouvoir les apports extérieurs sur les sociétés africaines, minorant la place centrale des Africain-es à l’élaboration de leurs propres sociétés. Le professeur déplore également certaines dispositions anhistoriques des approches d’enseignement, ainsi que la célébration des côtés civilisateur et positif de la colonisation. C’est à partir de ces limites qu’Ayangma Bonoho a suggéré, d’une part, un engagement vers une histoire critique de l’Afrique à partir d’une perspective afrocentrée, et ce, principalement à des étudiant-es non-africain-es, en recourant entre autres à des méthodes historiques contre-factuelles[5].

La présentation d’Ayangma Bonoho ouvrait la voie à une exploration des failles curriculaires, de même qu’aux différents espaces d’apprentissages présents dans le milieu universitaire. Ceci était précisément le sujet de l’intervention de Pascale Caidor, professeure adjointe au Département de communication de l’Université de Montréal. En abordant les trois types de curriculums qui façonnent l’apprentissage en milieu universitaire — formel (plans de cours, programmes), informel (espaces informels ; stages, cafétérias) et caché (références aux symboles, artéfacts, décoration), elle a dénoncé l’inadéquation des curriculums vis-à-vis des spécificités culturelles, historiques et sociales des personnes noires. Caidor a effectivement signalé la nature non inclusive du curriculum formel, la discrimination expérimentée dans l’informel, ainsi que la négligence du caché sur la santé mentale des personnes étudiantes. Soulignant l’importance qu’une attention particulière au bien-être mental des chercheur-euses et à la reconnaissance de leurs expériences soit disposée par l’institutionnalisation des études noires, Caidor a expliqué qu’il est fondamental de développer et d’inclure des cours en partie autour de ces deux éléments, tout en y combinant des épistémologies variées. L’ensemble des espaces d’apprentissage (et les éléments subtils qui les composent) doivent être engagés dans un remaniement de leurs valeurs implicites, de sorte à favoriser un environnement d’apprentissage inclusif qui répond aux spécificités des communautés noires. Ce remaniement peut s’exercer en prenant compte des normes culturelles implicites qui peuvent être transmises par la communication dans les espaces informels (l’exposition fréquente à des propos tels que « vous » ou « dans vos pays », comme moyen de généralisations dans le cadre d’un stage par exemple) et d’y reconnaitre la marginalisation/discrimination systémique et historique (et continue) de certains groupes, de même qu’en repensant l’accueil, l’intégration et les critères d’excellence au sein des fondements curriculaires, subtils à saisir.

Pour réfléchir à l’édification des études noires en programme universitaire, le remaniement curriculaire doit s’aligner sur les fondements des études noires, où se croisent notamment activisme et intervention. Rose Ndengue, professeure adjointe au Département d’histoire du Glendon College à l’Université York, a suggéré une démarche qui allie recherche, enseignement et pratiques militantes. Elle a entre autres envisagé la décentralisation des études noires par le biais d’une démasculinisation, en dénonçant en partie l’hégémonie épistémique masculine, ainsi que le déficit de reconnaissance et d’intégration des pensées afro-féminines et afro-féministes dans les épistémologies noires. C’est à la croisée de ces éléments que se dessine la nécessité d’institutionnaliser les études noires autour d’une approche polycentrique. À partir de ces considérations, Ndengue a proposé des pistes stimulantes pour l’institutionnalisation des études féministes noires, en soutenant que celles-ci devraient se conjuguer au développement d’une épistémologie vers l’Afrique et à l’élaboration d’un programme de recherche-action, au sein duquel l’apprentissage de la transgression figure comme outil essentiel. À la suite de cette communication, il est possible d’envisager les études noires en milieu universitaire autour d’une structure qui ouvre la voie à la politisation de l’élaboration et de la diffusion des savoirs noirs. Elle a expliqué qu’il est ainsi question de réfléchir les études noires non pas uniquement comme un décentrement des savoirs blancs hégémoniques et masculins, mais plutôt comme un décloisonnement de la diffusion des savoirs, pour la circulation entre espaces académiques et espaces militants.

Tout au long de ce panel, l’importance de repenser l’espace d’apprentissage pour maximiser son inclusivité fut soulignée à plusieurs reprises. Le constat est qu’un espace sensible à la santé mentale des chercheur-euses, de même qu’à leur expérience, doit être accordé au sein de l’approche d’institutionnalisation éventuelle des études noires dans la francophonie. Une compréhension fine de l’évolution des études noires dans les espaces francophones exige par conséquent le développement d’un esprit critique face aux curriculums dominants. Leur restructuration en milieu universitaire exige par conséquent de faire entrer des outils d’apprentissage axés sur la critique et de développer des approches académiques basées sur une théorisation des pratiques militantes et d’une politisation des approches de la connaissance.

Sortir les études noires de l’université

Le troisième panel a interrogé la place des études noires hors des espaces universitaires, dans le but de dégager la pluralité des lieux où se dynamisent la recherche, la production et le développement des connaissances et perspectives noires. En tant que chercheuse indépendante, consultante et entrepreneuse, Marie-Yemta Moussanang a livré son expérience d’apprentissage autodidacte pour démontrer la manière dont les études noires à l’extérieur des espaces académiques formels se conjuguent aux méthodologies populaires. Moussanang a d’abord expliqué que c’est autour de son expérience familiale que s’est structuré son projet de recherche au Tchad, portant sur les règles qui structurent l’économie informelle aménagée dans la diaspora en temps de crise. C’est au moyen d’une méthodologie populaire, ainsi que de son travail sur le terrain qu’elle a collecté son information. Moussanang a ainsi soutenu que ce sont ses apprentissages autonomes acquis lors de rencontres avec des militant-es, des chercheur-euses et des entrepeneur-euses, ainsi que la création du balado Afrotopiques qui lui ont permis de problématiser différemment. Par ces démarches, la chercheuse a démontré qu’autour de la politisation de son expérience familiale s’est élaborée une recherche complète. Cette recherche a soutenu ses questions de départ, tout en portant un regard critique sur les milieux de production et d’organisation des savoirs, soulignant ainsi l’importance de la perméabilité des milieux de recherche en études noires.

La présentation de M.-Y. Moussanang (crédit : organisation du colloque)

Les recherches menées hors des milieux universitaires favorisent l’interdisciplinarité en mobilisant une diversité de formes de connaissances et d’approches, et permettent d’insérer ces démarches dans des dynamiques de co-construction des savoirs, tout en les rendant davantage accessibles. Avec la présentation de Zaka Toto, écrivain, rédacteur en chef de la revue martiniquaise ZIST et cofondateur de la Fabrique Décoloniale[6], se sont spécifiés les objectifs relatifs à la production des connaissances hors de l’université. Comment se façonne la production des savoirs noirs non universitaires en contexte périphérique français ? Voilà le fil conducteur de l’intervention de Toto, où ce dernier a exploré les projets d’éducation populaire en Martinique. L’intervenant a montré comment des outils comme la revue propulsent une synergie entre initiatives académiques et actions militantes. Il a également présenté la manière dont ces outils figurent des supports de sensibilisation, en instituant des espaces de dialogue et de mise en œuvre de pratiques militantes. Ces ressources favorisent le désenclavement et la mise en dialogue des espaces diasporiques et la visibilité de la production intellectuelle et artistique féminine. Il semble évident que des espaces académiques alternatifs, tels que ceux présentés par Toto, non seulement valorisent l’essence communautaire des études noires, mais permettent aussi de créer une perméabilité entre les démarches institutionnelles et populaires, en plus d’élargir l’accès à l’information.

Dorothy Williams, historienne spécialisée dans l’histoire des Noir-es canadien-nes, a abordé l’intégration de méthodologies radicales/non-traditionnelles dans le cadre de son cours Black Montreal à l’Université Concordia, ainsi quela création de son outil ABC of Canadian Black History Kit[7] pour le renforcement et le soutien des méthodes d’enseignement en histoire afro-canadienne des enseignant-es dans les écoles à travers le pays. Si son intervention a trouvé son impulsion dans l’idée de surpasser les narratifs de contribution des Noir-es et de black firstism, généralement écrits pour un public blanc, elle a insisté sur l’importance de travailler sur des narratifs inclusifs qui reflètent la totalité des expériences noires au Canada. « I do not have to make an apology or an argument for my existence on this soil » a-t-elle affirmé. En effet, Williams a déploré la nécessité d’avoir à prouver la pertinence et la valeur de l’enseignement de l’histoire des Noir-es au Canada aux membres du réseau éducatif ainsi que la normalisation de leur absence dans les récits historiques dominants. Elle a présenté son cours comme une démarche visant, entre autres, à mettre en place des pistes de déconstruction des mythes qui imprègnent l’histoire afro-canadienne dans les enseignements traditionnels et à offrir des connaissances à la fois spécifiques et plurielles. Elle cherche également à y encourager des réflexions au-delà des limites imposées par ces cadres et à favoriser une concentration sur le pourquoi des conditions passées, actuelles et continues des Noir-es au Canada.

L’apprentissage autodidacte, les écoles et méthodologies populaires, les partenariats avec des chercheur-euses non universitaires et des acteur-trices de terrain favorisent la production de connaissances à travers des initiatives extra-universitaires ; tout en privilégiant la mise en correspondances de ces différents espaces entre eux. Les études noires hors des universités mettent en lumière des généalogies intellectuelles non reconnues formellement par les universités et mettent en pratique les épistémologies noires dans leur dimension militante.

Intervenir avec et par les études noires

« Qui a peur des études noires dans la théorie urbaine, à Montréal en particulier ? » demande Leslie Touré Kapo, professeur adjoint à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS). Dans sa présentation, Touré Kapo a proposé une approche critique des interstices de la ville et de l’urbain, une théorie urbaine appuyée sur les urbanismes noirs et l’empiètement tranquille de l’ordinaire noir à Montréal. En déployant ce qu’il a appelé la Chronique des Toilettes, il a illustré qu’au-delà des propos grossiers peuvent aussi se trouver des messages politiques dans les toilettes. Ainsi, malgré leur allure repoussante, elles sont des espaces de critique et de contestation. Il a conçu la toilette comme espace interstitiel, qui peut reproduire les injustices et les inégalités sociales tout en constituant une échappatoire face à ces mêmes injustices, affirmant qu’il s’agit d’une contradiction invisibilisée[8]. Il considère qu’à partir de ces contradictions inhérentes à l’urbain se dessine un terrain de réflexion essentiel. La compréhension de la complexité des espaces urbains (imposant contraintes et limitations) offre des voies pour résister et redéfinir les contraintes imposées. Touré Kapo a illustré cette idée à partir de multiples anecdotes, où s’expriment ces contradictions fondamentales dans la configuration de l’espace. Par l’expression « empiètement tranquille de l’ordinaire noir », il entend la manière dont se dessine autrement l’espace qui n’est pas accordé aux personnes noires. Ainsi peut-on reconnaître avec ce concept une autre forme de visibilité des perspectives noires dans l’urbain. Que l’urbain comme lieu de contradiction invisible permette de reconnaître les pensées et discours noirs dans des espaces souvent négligés, ou non reconnus par les milieux académiques, prouve comment de véritables processus de théorisation ancrée (grounded theory) dans l’expérience ordinaire noire, au sein d’espaces non-accordés, agissent comme lieu de production et de transmission des connaissances.

Alicia Botswain-Kyte, travailleuse sociale et professeure à l’Université McGill, a mis en lumière les limites actuelles du travail social au Québec, en soulignant notamment la dominance des approches occidentales, dont l’adaptation aux réalités noires se manifeste couramment sous forme de concessions au sein desquelles apparaissent des notions vagues de « pratiques anti-oppressives ». Elle précise que ces pratiques apparaissent sans une reconnaissance du racisme qui façonne les expériences noires et par conséquent sans méthode d’intervention adaptée aux communautés concernées. Sans ces reconnaissances, on ne s’étonne pas que la perspective noire demeure absente des formations offertes en travail social. Botswain-Kyte a entre autres déploré le manque de perspectives et d’approches qui répondent aux besoins spécifiques des communautés noires, de même que les opportunités limitées et les conditions de travail peu sécurisantes qui définissent en partie le travail social pour les personnes noires. Face à ces enjeux, la panéliste a proposé une réflexion afro-futuriste du travail social, imaginant la structuration de cette pratique hors de l’héritage colonial et capitaliste, autant dans la pratique que dans la formation. Par conséquent, il serait fondamental de connecter les enjeux actuels à l’histoire noire, tout en réfléchissant au travail social à travers l’approche de la libération et de la liberté, de sorte que cette discipline puisse devenir un véhicule de guérison, individuelle et collective. Cela implique donc d’y intégrer des structures et des valeurs communautaires.

Panel « Intervenir avec et par les études noires » (crédit : organisation du colloque)

Dans la suite des deux interventions précédentes, l’éducatrice communautaire et chercheuse transdisciplinaire Désirée Rochat a exploré la généalogie intellectuelle des études noires à Montréal, en retraçant ses racines communautaires. Par la métaphore des rhizomes, nœuds et racines, elle a adopté une approche écosystémique afin d’illustrer les dynamiques de transmission, de théorisation et de pérennisation des savoirs noirs. Rochat a décrit la manière dont les études noires sont inhérentes aux pratiques et recherches issues du milieu communautaire et soutenues par une généalogie intellectuelle qui nourrit les connaissances. Par conséquent, il est nécessaire de comprendre que les études noires s’inscrivent dans un art de théoriser le militantisme et l’action communautaire, constituant le cœur de ce champ disciplinaire. Si les rhizomes (propagation, transmission), les nœuds (production, recherche) et les racines (infrastructures) composent l’écosystème des études noires, Désirée Rochat a insisté sur l’importance de comprendre cet espace au sein duquel elles ont évolué, non seulement pour en saisir les traditions d’institutionnalisation (les premières tentatives d’ériger un champ d’études), mais aussi pour mettre en garde contre les dangers liés à leur entrée officielle dans les universités. Elle affirme que l’oralité et la pluralité des modes de transmission des savoirs noirs agissent comme vecteurs essentiels pour la formation, la propagation et le maintien des épistémologies noires hors des cadres institutionnels, faisant des pratiques et des interventions communautaires leurs lieux de déploiement. Ainsi, il est crucial d’assurer la saisie des dynamiques communautaires et militantes et de veiller à ce que celles-ci soient mises à l’abri des mesures de disciplinarisation des connaissances, inhérentes aux espaces universitaires : « les Black Studies doivent rester indisciplinées, indisciplinables et indisciplinantes », a-t-elle conclu.

À la suite des discussions menées dans le cadre de ce quatrième panel, il faut comprendre que les études noires reposent sur une tradition intellectuelle de longue date, de même que sur des pratiques communautaires en phase avec les besoins des personnes noires. Ces bases ne peuvent être dissociées ni du processus d’édification des études noires en champ académique, ni des formations en intervention et des pratiques qui en découlent. Il est important de veiller à ce que les perspectives noires, portées en partie par la politisation de leurs épistémologies comme dynamique fondamentale, puissent transformer les formations et pratiques d’intervention en des processus libérateurs, individuels comme collectifs.

Penser la circulation diasporique

Lors du cinquième et dernier panel, Nathanael Pericles, doctorante à l’université ABC (Brésil) et chercheuse-étudiante au groupe d’études en genre Grupo de estudos GinaCorja, a analysé la migration haïtienne à partir de l’expression mpati, pour mettre en lumière la manière dont celle-ci influence l’expérience de la migration. Ce faisant, elle a illustré les motivations migratoires des Haïtien-nes, ainsi que les idées et les discussions qui circulent autour de la migration. Elle a expliqué que le terme mpati désigne la volonté de quitter définitivement, s’inscrivant dans un imaginaire qui conçoit le projet migratoire comme étant orienté vers l’aspiration à l’accomplissement. En mettant en relief le rapport des Haïtien-nes avec les sociétés du Nord et leur compréhension de celles-ci, sa communication a permis de saisir que le désir de quitter s’inscrit dans une histoire particularisée par des conditions politiques, économiques et sociales qui motivent la migration. Si ces motivations sont façonnées par des symboles de la société occidentale, souvent associés au succès matériel et au prestige qui l’accompagne, c’est que le projet migratoire en Haïti prend racine dans un contexte marqué par différentes fractures. Ainsi, dans son analyse des usages de l’expression mpati, Pericles a identifié la stéréotypisation de la violence en Haïti et des traumatismes des Haïtien-nes. Elle déplore que cette stéréotypisation facilite les justifications face à l’ingérence extérieure et contribue par conséquent au maintien de l’état de crise en Haïti.

Amzat Boukari-Yabara, historien, écrivain, consultant et militant panafricaniste, en expliquant la raison de son boycottage des États-Unis pendant six ans, a évoqué l’idée que les études noires, dans leur dimension diasporique, peuvent être actualisées en s’écartant des cadres académiques américains traditionnels. En s’appuyant sur une lecture panafricaine des études noires, basée sur la pensée de Walter Rodney, Boukari-Yabara a présenté une démarche qui implique nécessairement le détachement des institutions occidentales dominantes, de même qu’un appel à l’application de connaissances issues d’une circulation diasporique des savoirs noirs. Expliquant que ces derniers ont été élaborés par des activistes, il a souligné l’importance de rappeler qu’ils ont émergé des mouvements sociaux, reflet d’un modèle d’apprentissage diasporique et transnational. Envisageant les études noires comme enjeu de décolonisation globale, Boukari-Yabara a soutenu que l’élaboration des programmes universitaires dans ce domaine nécessite une connexion avec des universitaires et des gens en Afrique, combinée à l’importance de se pencher sur les questions du savoir prolétaire, inhérent aux épistémologies noires. Ainsi, si les fondements des études noires s’ancrent dans des connaissances prolétaires produites par des activistes, ces études constituent intrinsèquement un flux diasporique de connaissances.

La panéliste finale du colloque, Virginie Belony, professeure adjointe au département d’histoire de l’Université de Montréal, a examiné les cadres intergénérationnels de la mémoire duvaliériste au Québec. Les Haïtien-nes de seconde génération perçoivent cette crise à travers des expériences qui leur sont propres. L’historienne a expliqué que la transmission de cette mémoire relève, entre autres, d’un silence de la génération haïtienne ayant vécu la période duvaliériste. Il s’agirait d’une mémoire indirecte, façonnée par les non-dits des parents, qui s’est mise en place chez les Haïtien-nes de seconde génération. Non seulement cette mémoire révèle certains silences, mais suscite également une négociation identitaire chez les Néo-Québécois-es, caractérisée par un axe de blackness et d’haïtianité. De cette manière, si la seconde génération immigrante, bien qu’éloignée du contexte d’origine, peut saisir des concepts et des dynamiques raciales issus de ce milieu à travers des prismes locaux, il devient essentiel, selon Belony, de ne pas imposer des cadres d’analyse et de compréhension états-uniens et universalisants à cette histoire.

Ces présentations ont démontré que la circulation diasporique des épistémologies noires, des mécanismes d’institutionnalisation et des pratiques doit intégrer une compréhension des expériences migratoires et des positionnalités spécifiques issues de la migration. Celles-ci façonnent des systèmes de pensée permettant de saisir certaines notions de manière plurielle et ouvrent la voie à des lectures conceptuelles multiples, où l’expérience migratoire agit comme moteur essentiel des modèles de réflexion. Les études noires dans leur dimension diasporique impliquent donc nécessairement une négociation identitaire et un recours à la coproduction transnationale et interlinguistique des connaissances.

Les plénières succédant chaque panel ont été riches et vives : l’assistance témoignait d’un désir réel d’approfondir sa compréhension des épistémologies noires dans leur dimension historique, d’analyser les pistes méthodologiques suggérées, d’engager des discussions sur les rapports intra-communautaires et les héritages mémoriels structurant les trajectoires académiques et leurs objectifs, tout en soulevant des questions d’ordre identitaire. Dépassant systématiquement le temps alloué dans le programme, les nombreuses interventions du public ont mis en évidence la nécessité de poursuivre le dialogue sur les questions abordées par le colloque. Si l’événement a permis d’identifier les obstacles institutionnels, les lacunes dans les ressources disponibles ainsi que les défis relatifs aux questions linguistiques, les discussions ont également mis de l’avant les considérations en matière de pérennité des initiatives académiques en études noires.


[1] Il s’agit d’une manifestation étudiante en 1969 visant à dénoncer le racisme institutionnel à l’Université Sir George Williams de Montréal, d’abord sous la forme d’une occupation du laboratoire d’informatique puis d’une émeute.

[2] Martelly a expliqué que réfléchir avec les personnages au marquage de leurs corps permet de s’ouvrir vers une réflexion théorique plus vaste qui les contient et qui les transcende. Elle a clarifié que malgré la violence que subissent leurs corps, le personnage d’Emma demeure souverain, considérant que les assignations faites à son corps viennent de l’extérieur, elle préserve son sentiment de soi. Cécile, elle demeure le centre du propos tout au long de l’ouvrage.

[3] Dans cette conférence, James suit la notion de la destruction de la pensée créatrice noire à partir de la Révolution haïtienne, moment fondateur qui initie une constellation révolutionnaire transnationale à l’échelle mondiale.

[4] Manifestation survenue au débouché du congrès de l’African Studies Association à Montréal en 1969, moment lors duquel éclatent des tensions portant entre autres sur la structure et les approches d’enseignement des études africaines au Canada et à l’échelle mondiale. Il y a à cette manifestation la présence d’associations telle que le Black Caucus (branche universitaire des Black Panthers) le Black Heritage Study Association, la Student for Democratic Society and la faction africaine de l’African Studies Association (association américaine).

[5] Approche et méthode historiques qui proposent d’envisager des scénarios alternatifs et/ou hypothétiques en modifiant des événements majeurs afin d’analyser les conséquences de ces possibilités.

[6] En suivant le parcours de projets d’éducation populaire en contexte martiniquais, Zaka Toto a abordé la formation de la revue ZIST en 2018, qui mise surtout sur l’interdisciplinarité. Il a également partagé les activités organisées par la Fabrique Décoloniale, fondée en 2020, qui organise des ateliers, des débats, des expositions internationales, festivals et autres projets autour des questions de réparations.

[7] Le ABC of Canadian Black History Kit est une ressource pédagogique créée par Dorothy Williams pour remédier aux lacunes dans l’enseignement de l’histoire afro-canadienne. L’outil se constitue de 26 histoires, pour chaque lettre de l’alphabet et couvre une grande variété de sujets et personnages historiques particulièrement significatifs à l’histoire afro-canadienne.

[8] Son exemple peut se transposer à la majorité des questions liées à l’accès aux ressources urbaines systématiquement contrôlées par les groupes oppressants dirigeants.