Des Québécois en Chine, regards sur la revue missionnaire Le Brigand

Publié le 20 mars 2024

Par Gaël Quélennec, candidat à la maîtrise en histoire à l’Université Laval

En mars 1930 le premier numéro de la revue jésuite québécoise, Le Brigand, est publié. Jusqu’en 1955[1], des missionnaires y rédigent de nombreux articles afin de financer leur mission en Chine continentale. Générer des dons est donc leur premier objectif. Les textes du Brigand sont produits par des religieux québécois, depuis la Chine ou au Québec, et s’adressent à leurs concitoyens laïcs du Québec. L’étude de la revue permet de comprendre les échanges entre le Québec et le Xuzhou, région épiscopale « confiée » aux jésuites québécois par les Français dès 1918[2]. Ils permettent en particulier de cerner la vision de ce groupe religieux sur la Chine ainsi que certains transferts monétaires entre les deux pays. Je tenterai ici de montrer que l’étude de la revue Le Brigand permet d’étudier le Québec et des flux à plus grande échelle.

La revue Le Brigand

Les Jésuites avaient déjà créé en 1928 la Procure des Missions de Chine pour inciter les laïcs québécois à financer la mission afin d’étendre leur rayon d’action au Xuzhou. Malgré la crise économique qui survient à peine deux ans plus tard, les dons des Québécois continuent d’y affluer[3]. Le Père Joseph-Louis Lavoie, responsable de la Procure, prend néanmoins la décision de fonder Le Brigand afin de renflouer les « bourses » de la mission de Chine[4]. Cette initiative n’est pas la première : des conférences[5] et des lettres aux bienfaiteurs[6] vantent déjà la mission, auxquelles s’ajoutent une exposition missionnaire en septembre 1930[7], puis un musée permanent en 1931[8].

Le Brigand devient vite le cœur de la quête de financement et obtient un certain succès. Le premier numéro se vend à plus de 1400 exemplaires et, en 1935, on compte déjà 4600 abonnés réguliers[9]. Bien que le montant exact des recettes engendrées par la revue soit inconnu, la revue est qualifiée dès 1932 de « gagne-pain » de la mission en Chine[10]. La revue se transforme d’ailleurs entre mars 1928 et novembre 1955. Si son premier numéro contient 8 pages et trois illustrations, elle se développe pour atteindre son format définitif de 20 pages à partir de mai 1939. Les premières photographies remplacent peu à peu les dessins dès le numéro 60 (décembre 1938)[11]. Le rythme de parution augmente aussi de 6,5 à 10 numéros entre 1930 et les années 1950. Ce quasi mensuel est donc rentable pour la procure des Missions de Chine qui cherche sans cesse à l’améliorer.

Nous allons néanmoins nous limiter ici aux six premiers numéros, de mars 1930 à février 1931. Nous faisons ce choix, car sans être la première levée de fonds de la Procure, la revue doit s’assurer d’abonnés récurrents rapidement et ses premiers numéros sont donc cruciaux. Le principal rédacteur et directeur de la revue des années 1930 et 1940 est le Père Lavoie. Présent en Chine entre 1924 et 1928 avant de revenir à Québec afin de mettre sur pied des programmes de financement, il expose son vécu en Chine au lancement de la revue.

La découverte de la Chine par et pour les Québécois

La population québécoise connait relativement peu la Chine au début du XXe siècle. La taxe d’entrée de 500 $ imposé aux immigrants chinois puis l’interdiction de cette immigration en 1923[12] sont certes de notoriété publique. La circulation des personnes se fait cependant plus facilement de l’Occident vers la Chine, grâce aux traités inégaux du XIXe siècle[13]. Ainsi, près de 1000 missionnaires du Québec, issus de différentes congrégations, se rendent en Chine[14] au début du XXe siècle.. Si des Québécois vivant au Québec sont hostiles aux Chinois installés au Québec[15] ou méprisent ce peuple par manque de connaissance[16], ce n’est pas le cas du Père Lavoie qui s’élève contre les préjugés : « Allons-nous feuilleter ensemble ces tas de gros livres qui se donnent pour des puits de science ? Jamais de la vie. Ces livres : n’y touchez pas, ils sont fêlés. Des Blancs, sûrs de leur supériorité, les ont écrits. Pleins de mépris ou de pitié pour tout ce qui n’est pas américain ou européen [17] ». Malgré le système idéologique de race et de supériorité blanche mis en place par l’Église au Québec[18], où le concept « d’empire » et de nécessité d’apporter la salvation pour les non catholiques est enseigné dès le plus jeune âge des Québécois, certains en sont critiques.

De nombreux thèmes sont abordés dans la revue tels l’histoire et la culture chinoise, les us et coutumes, l’alimentation et l’agriculture, l’éducation des enfants, les structures sociales (familiales ou d’autorité), la conception du temps, etc. Les numéros présentent des « Croquis de Chine » qui racontent en 3 à 4 pages les mésaventures des missionnaires, l’histoire et la culture du Xuzhou. Afin de conserver son lectorat, le Père Lavoie utilise des champs lexicaux liés à l’étrange, à l’insolite : appuyer l’altérité entre les deux peuples afin de provoquer la curiosité et ainsi favoriser les dons.

Influence sur la Chine

Le Père Lavoie ne présente pas uniquement le Xuzhou comme une région éloignée. Il rédige des « Nouvelles de la Mission » en établissant des liens avec les actualités du pays avec la guerre que se mènent les seigneurs de la guerre ou avec des initiatives des Jésuites. Nous apprenons ainsi que la conversion et l’éducation représentent leurs principaux champs d’activité[19] : « Aux environs de Pâques, il y eut dans chacun des 25 postes, une moyenne de 75 baptêmes d’adultes. […] Sur les 24 petits séminaristes qui ont commencé cette année l’étude du latin, 22 ont tenu bon. Ça vaut bien nos petits Canadiens[20]». Lavoie estime qu’il y a, en 1930, 25 prêtres au Xuzhou pour 50 000 chrétiens sur les 8 millions d’habitants[21]. En 1944-1945, au Xuzhou, 88 072 Chinois sont chrétiens pour 21 paroisses[22]. Non seulement le chiffre des catholiques augmente, mais Lavoie montre que les enfants chinois éduqués dans les écoles des Jésuites ont un niveau remarquable qui mérite ainsi le financement des Québécois.

Pour les missionnaires jésuites, investir dans l’éducation des garçons chinois vise ultimement à créer un clergé indigène[23]. La revue cherche à convaincre que cette éducation est positive et publie à ces fins des histoires comme celle de P’eng Tcheou-chong (nommé Petit-Jean). Chargé de former de jeunes Chinois à la prêtrise, le Père Souligny remarqua son désir de devenir prêtre. Cependant, lors des vacances d’été, alors que les séminaristes aident leurs parents pour les récoltes, P’eng Tcheou-chong retourne dans son village et apprend que ces parents l’ont fiancé sans son avis. Il proteste, mais piégé par le « religieux respect qu’en Chine les enfants ont envers leurs parents[24] », il préfère s’enfuir et retourner au séminaire afin de continuer à apprendre la religion catholique. Après plusieurs péripéties, l’affaire est résolue et P’eng Tcheou-chong peut continuer son étude. L’article se termine en demandant aux lecteurs québécois une aide financière afin de lui permettre de poursuivre dans cette voie. Cette histoire cherche ainsi à jouer sur le registre des émotions en présentant ce garçon comme un « bon catholique » qui se voit menacer par ces parents dans sa vocation de prêtrise, mais sauvé par les Jésuites québécois.

Transferts monétaires : du Québec à la Chine

Le Brigand permet aussi de suivre une circulation monétaire hors des frontières, celle des dons offerts par les Québécois à la Mission[25]. L’abonnement à la revue est le premier d’entre eux. Son coût s’élève à 1 $ par an ou quelques sous par numéro. Cette grille tarifaire demeurera inchangée jusque dans les années 1950.

Afin de créer un lien d’attachement entre les Québécois et la Chine, ainsi qu’une source de financement sur le long terme, Le Brigand propose également pour 1 $ l’adoption symbolique de bébés, aussi appelés « bébéx » dans la revue. Il s’agit d’un système de parrainage ou en échange d’un don, la photo du bébé sera envoyée au bienfaiteur[26]. Chaque numéro rappelle en quelques lignes cette forme de soutien qui vise deux objectifs : financer la mission et endiguer la pauvreté en Chine. Ce dernier point est récurrent dans la revue. L’un des « Croquis de Chine » qui porte sur l’agriculture explique que les récoltes sont incertaines : inondation, sécheresse et autres calamités, et qu’il faut en plus s’armer afin d’empêcher le vol par des brigands[27]. La revue se fait également l’écho de la sœur Lefebvre, membre d’une congrégation non spécifiée, qui donne à manger à des Chinois forcés de se déplacer hors de leur terre due à la famine de 1928-1930[28].

La lecture de cette revue missionnaire permet d’en apprendre plus sur le Québec. Celle-ci sert à une historiographie nationale, celle du développement des groupes missionnaires québécois en dehors de leur province. En cherchant des sources de financements pour la Mission, le Père Lavoie produit une revue utile au transnationalisme. On peut autant étudier la circulation de personnes, ici des missionnaires, que la transposition de la « mission » de ces congrégations qui participent en fait à une entreprise coloniale[29]. En effet, il s’agit tout autant de l’imposition de l’Occident en Chine par les « traités inégaux » que la construction d’un imaginaire au Québec de la création d’un régime colonial. Cette vision du Québec se développe également dans le Nord-Ouest où des romans d’aventures cherchent à relier le Québec avec des zones non « colonisées » en présentant les missionnaires comme des êtres vertueux à encourager[30].


Bibliographie

  • Sources

JÉSUITES. PROCURE DES MISSIONS. « Le Brigand ». 1930.

  • Ouvrages généraux

FAIRBANK, John King et Merle GOLDMAN. Histoire de la Chine des origines à nos jours. Paris, Tallandier, 2010, 750 p.

GRANGER, Serge. Le lys et le lotus : les relations du Québec avec la Chine de 1650 à 1950. Montréal, VLB, 2005, 187 p., Coll. Études québécoises, 192 p.

  • Études

BERNARD, Jules. « Les débuts de la Société des Missions-Étrangères de la Province de Québec (1919-1931) ». Sessions d’étude — Société canadienne d’histoire de l’Église catholique, vol. 38 (1971), p. 31‑54.

DAIGLE, Jean Guy. « Convertir sans condamner ? Le cas des missions catholiques du Sichuan oriental durant la seconde moitié du XIXe siècle ». dans Shenwen Li, sous la dir. de, Chine/Europe/Amérique : rencontres et échanges de Marco Polo à nos jours. Québec, 2009, Coll. InterCultures, p. 271‑292.

DUMONS, Bruno. « Pour une histoire transnationale du “catholicisme au féminin” (XIXe-XXe siècles). Circulations missionnaires, dévotions spirituelles, révolutions sociales et sexuelles ». Revue de l’histoire des religions, 2020, p. 423‑445.

FLEURY, Samuel C. « Le financement canadien-français de la mission chinoise des Jésuites au Xuzhou de 1931 à 1949 ». Maîtrise, Québec, Laval, 2014, 149 p.

GAUDREAULT, Benoit et Catherine LAROCHELLE. « Voix d’enfants canadiens et racisme catholique : I’Œuvre de la Sainte-Enfance au XXsiècle ». Histoire sociale, vol. 56, n115 (2023), p. 65‑92.

LAROCHELLE, Catherine et Ollivier HUBERT. « Culture coloniale euroquébécoise et missions catholiques dans l’Ouest canadien au XIXe siècle ». Études d’histoire religieuse, vol. 85, no 1‑2 (2019), p. 5‑21.

LI, Shenwen. « Les jésuites canadiens-français et leurs écoles catholiques en Chine (1919-1949) ». Li, Laugrand, Peng, sous la dir. de. Rencontres et médiations entre la Chine, l’Occident et les Amériques. Missionnaires, chamanes et intermédiaires culturels. Québec, 2015, Coll. Études d’histoire et de culture chinoises, p. 353‑368.

LI, Shenwen et Samuel C. FLEURY. « La revue missionnaire Le Brigand et les jésuites canadiens-français en Chine pendant la première moitié du XXe siècle ». Textes missionnaires dans l’espace francophone. Tome 2 : L’envers du décor. PUL, 2018, p. 137‑151.

SAMSON, Christian. « La Mission Chinoise de Québec (1914-1948) : prosélytisme et intégration ». Thèse, Québec, Laval, 2007, 109 p.


[1] La revue continue d’être publiée après novembre 1955, mais le dernier jésuite québécois est expulsé de Chine continentale le 31 octobre 1955 après plusieurs années d’emprisonnement. Les jésuites ont créé de nouvelles Missions en Thaïlande, à Formose (Taïwan), à Hong Kong, etc. Voir Le Brigand, no 185, novembre 1955, p. 20.

[2] Les premiers jésuites québécois arrivent en 1918. La mission devient indépendante des Français (Nankin) en 1931. Voir, Shenwen Li, « Les jésuites canadiens-français et leurs écoles catholiques en Chine (1919-1949) », Rencontres et médiations entre la Chine, l’Occident et les Amériques. Missionnaires, chamanes et intermédiaires culturels, Québec, 2015, p. 353.

[3] Samuel C. Fleury, « Le financement canadien-français de la mission chinoise des Jésuites au Xuzhou de 1931 à 1949 », Maîtrise, Québec, Laval, 2014, p. 62.

[4] Le Brigand, no 1 (mars 1930), p. 2.

[5] Samuel C. Fleury, op. cit., 2014, p. 62

[6] Le Brigand, no 1 (mars 1930), p. 2.

[7]  Le Brigand, no 3 (mai 1930), p. 5.

[8] Shenwen Li et Samuel C. Fleury, « La revue missionnaire Le Brigand et les jésuites canadiens-français en Chine pendant la première moitié du XXe siècle », Textes missionnaires dans l’espace francophone. Tome 2 : L’envers du décor, PUL, 2018, p. 140.

[9] Ibid., p. 141.

[10] Rosario Renaud, Corr. À Georges Marin, AJC, M-0007, Cl. 6, 30 janvier 1932, no 54, p.6.

[11] Shenwen Li et Samuel C. Fleury, op. cit., 2018, p. 141.

[12] Serge Granger, Le lys et le lotus : les relations du Québec avec la Chine de 1650 à 1950, Montréal, VLB, 2005, p. 33.

[13] Tout d’abord signé en 1842-1843 avec le Royaume-Uni et la France en 1844, la Chine se voit imposer une ouverture commerciale et culturelle par l’Occident (en incluant la Russie et le Japon). Voir John King Fairbank et Merle Goldman, Histoire de la Chine des origines à nos jours, Paris, Tallandier, 2010, p. 297.

[14] Ibid. p. 34.

[15] Christian Samson, « La Mission Chinoise de Québec (1914-1948) : prosélytisme et intégration », Thèse, Québec, Laval, 2007, p. 82.

[16] Le Brigand, no 2 (avril 1930), p. 1.

[17] Ibid., p.1.

[18] Benoit Gaudreault et Catherine Larochelle, « Voix d’enfants canadiens et racisme catholique : I’Œuvre de la Sainte-Enfance au XXe siècle », Histoire sociale, vol. 56, n115 (2023), p. 81.

[19] Voir à ce sujet, Shenwen Li, op. cit., 2015.

[20] Le Brigand, no 2 (avril 1930), p. 7.

[21] Ibid., p. 7.

[22] Samuel C. Fleury, op. cit., 2014, p. 149.

[23] Voir Jules Bernard, « Les débuts de la Société des Missions-Étrangères de la Province de Québec (1919-1931) », Sessions d’étude — Société canadienne d’histoire de l’Église catholique, vol. 38, (1971), p. 31‑54 ; Jean Guy Daigle, « Convertir sans condamner ? Le cas des missions catholiques du Sichuan oriental durant la seconde moitié du XIXe siècle », dans Shenwen Li, et al. sous la dir. de, Chine-Europe-Amérique. Rencontres et échanges de Marco Polo à nos jours, Québec, 2009.

[24] Le Brigand, no 5 (novembre 1930), p. 11.

[25] Voir à ce sujet, Samuel C. Fleury, op. cit., 2014.

[26] Voir Benoit Gaudreault et Catherine Larochelle, op. cit., 2023.

[27] Le Brigand, n4 (septembre 1930), p. 4-6.

[28] Le Brigand, no 1 (mars 1930), p. 7-8.

[29] Bruno Dumons, « Pour une histoire transnationale du “catholicisme au féminin” (XIXe-XXe siècles). Circulations missionnaires, dévotions spirituelles, révolutions sociales et sexuelles », Revue de l’histoire des religions, 2020, p. 428.

[30] Catherine Larochelle et Ollivier Hubert, « Culture coloniale euroquébécoise et missions catholiques dans l’Ouest canadien au XIXe siècle », Études d’histoire religieuse, vol. 85, n1‑2 (2019), p. 19.