Dipesh Chakrabarty, Après le changement climatique, penser l’histoire, Aude de Saint Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat, trad., Paris, nrf/Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 2023, 397 p.
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Wien, T. (2023). Dipesh Chakrabarty, Après le changement climatique, penser l’histoire, Aude de Saint Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat, trad., Paris, nrf/Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 2023, 397 p.. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=12212Chicago
Wien Thomas. "Dipesh Chakrabarty, Après le changement climatique, penser l’histoire, Aude de Saint Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat, trad., Paris, nrf/Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 2023, 397 p.." Histoire Engagée, 2023. https://histoireengagee.ca/?p=12212.Thomas Wien, membre du comité éditorial et professeur associé au département d’histoire de l’Université de Montréal
Devant (et non Après) le changement climatique, penser l’histoire : sans doute ce titre résumerait-il mieux le propos de Dipesh Chakrabarty dans The Climate of History (2021) dont voici la traduction française[1]. Né à Kolkata en 1948 et formé en partie en Australie, l’historien de Chicago est un pionnier de l’approche postcoloniale. Il explique que ce livre exprime un sentiment d’urgence qui l’habite depuis 2003, au moment où un immense feu de brousse ravage – déjà – le district de Canberra, capitale de sa « seconde patrie » australienne. Prenant conscience du changement climatique anthropique et de tout ce qu’il a d’inédit, il se demande : quelle histoire écrire à la lumière de cette catastrophe annoncée? Bientôt reformulée, l’interrogation est devenue : « quelles pourraient être les implications de la science du changement climatique et de la Science du système Terre pour les humanistes soucieux de penser le temps historique que nous traversons? » (p. 44).
Après le changement… permet de suivre l’élaboration de sa réponse sur près d’une décennie[2]. Le livre comprend une version révisée de l’article, aussi intitulé « The Climate of History », coup d’envoi retentissant de 2009[3]. Suivent, agencées et parfois augmentées, plusieurs interventions plus récentes qui ont permis à l’auteur de développer sa pensée et de répondre à certain.es de ses critiques[4]. À ces sept chapitres supplémentaires s’ajoutent la préface de François Hartog et une consistante introduction. Un entretien entre Chakrabarty et le regretté sociologue des sciences Bruno Latour (1947-2022) fait office de conclusion.
Plutôt que de suivre pas à pas la pensée subtile qui chemine ici, parfois en revenant sur elle-même, essayons de saisir les idées-forces de cette réflexion en marche. L’article tant discuté de 2009 en fournit l’armature. Y sont formulées quatre thèses. Chakrabarty les présente comme autant de défis pour l’histoire globale, le genre historique dans lequel il s’inscrit. Premièrement, mis en branle par une humanité devenue « force de la nature », le bouleversement climatique récent ne peut que faire sauter la vieille cloison entre histoire humaine et histoire naturelle. Deuxième thèse, le passage à l’Anthropocène, nouvelle époque géologique portant l’empreinte stratigraphique de l’humanité, oblige à reformuler le récit familier de la globalisation et de l’avènement de la modernité. Troisième thèse, la crise climatique contraint à mettre en conversation des histoires de longueur fort inégale : les quelques siècles où se déploient et se redéploient capitalisme et impérialismes, terrain de jeu de l’histoire globale et postcoloniale; les 300 000 ans que compte notre espèce, passé s’insérant lui-même dans ceux plus profonds encore de la planète et de la vie qu’elle abrite. L’histoire mondiale récente, cette Grande Accélération qui s’enclenche vers 1950, ne se comprend qu’à la lumière de ce temps très long. Temps qui s’étire d’ailleurs devant nous aussi, au bas mot durant l’autre centaine de milliers d’années que mettra « notre » CO2 atmosphérique à tirer sa révérence. Quatrième thèse, enfin : croiser ainsi les histoires revient à « sonder les limites de la compréhension historique » (p. 93). Si toute connaissance du passé part de l’expérience individuelle, l’humanité maintenant dotée « d’agentivité géologique » (p. 46) et de responsabilités envers les autres espèces menacées d’extinction correspond à une « figure de l’universel qui échappe à notre capacité d’expérimenter le monde » (p. 99). Avec ces autres formes de vie, les humains peuplent une nouvelle histoire universelle, histoire que nous ne savons pas (encore?) formuler.
On le voit, le propos est riche, complexe… et inquiet. À l’heure qu’il est, « penser le temps historique que nous traversons » conduit naturellement à contempler la condition présente et future de cette « espèce particulière – Homo sapiens – asseyant une telle domination sur la biosphère que sa propre existence est désormais mise en péril[5] ». Il en va désormais de l’habitabilité même de la planète. Aussi Chakrabarty discute-t-il autant avec les philosophes qu’avec les spécialistes du système Terre, les historien.nes de l’environnement et les adeptes du post-humanisme. Au sein du dernier groupe, Bruno Latour est son compagnon de route le plus fidèle : le Latour qui a mis Pasteur devant ses microbes, celui qui cherchait à accorder au non-humain un rôle politique, celui enfin qui a exploré les ramifications spirituelles de la protection de la Terre[6].
S’il en est un thème central des chapitres suivants, c’est sûrement l’obligation de rompre avec toute une tradition de pensée sur la place des humains dans l’univers terrestre. Il n’est pas étonnant alors de voir la distinction kantienne entre « nature morale » et « nature animale » des humains servir d’amorce à une réflexion sur l’anthropocentrisme. Elle aboutit au constat de l’altérité radicale de la Terre. Développant une intuition de Gayatri Spivak (spécialiste comme le jeune Chakrabarty de l’histoire des subalternes), le moins jeune Chakrabarty décrit une planète qui ignore tout de son rôle de support terrestre des humains. Il rappelle que « les humains sont arrivés très tard dans l’histoire de cette planète, que la planète ne s’est jamais préparée à notre arrivée, et que nous ne représentons aucun aboutissement dans l’histoire de la planète » (p. 278). Se rendre compte de la véritable nature – changeante, convulsive – de la planète, c’est prendre congé du vieux schéma de mutualité entre les humains et la terre. C’est aussi se séparer du décor quasi-immobile et rassurant de la modernité.
Cette planète indifférente oblige à repenser la notion même de politique et de relire en ce sens notamment Hannah Arendt et Carl Schmitt (l’une victime, l’autre apologiste du nazisme). L’humanité agit et détruit à l’échelle planétaire en tant que force géophysique « impersonnelle et inconsciente » (p. 25). Mais, « pluralité différenciée de l’intérieur » (p. 46) traversée d’inégalités et de divisions, elle ne forme pas de force politique unie. Elle aura fort à faire pour trouver, vite, le consensus minimal nécessaire pour protéger à la fois humains et non-humains, en vie ou à naître. Pour favoriser une telle issue, Chakrabarty essaie d’imaginer des préceptes éthico-spirituels véhiculant des attitudes et des comportements durablement favorables au vivant. En dialogue avec Rabindranath Tagore et Edmund Husserl, notamment, il esquisse une notion de révérence, sorte de respect craintif envers le non-humain. Une telle attitude, suggère-t-il, espère-t-il, s’alimenterait de la pensée minoritaire – mais guère de la pensée indigène, comme des critiques l’ont d’ailleurs fait remarquer[7].
L’autre héritage que revoit Chakrabarty est bien sûr l’approche postcoloniale de l’histoire. Le « virage planétaire » qu’il poursuit dans ces pages a étonné bien des lectrices et lecteurs dès 2009. On voyait mal comment caser l’humanité, force anonyme agissant à l’échelle du globe, dans une pensée postcoloniale sceptique envers tout universalisme. Une telle force semblait à certain.es tout droit sortie d’un imaginaire de géophysicien masculin, modernisant et occidental. D’autres s’interrogeaient sur la mise au second plan du capitalisme, Chakrabarty ayant fait remarquer qu’après tout, le communisme aussi s’est montré friand d’hydrocarbures…[8]. Enfin et surtout, des critiques trouvaient que d’insister sur l’espèce entière, c’était risquer d’occulter la répartition si inégale, entre pays et classes sociales, de la responsabilité du changement climatique, de son incidence et de la capacité à s’en protéger. Bref, l’historien se serait éloigné de la perspective postcoloniale qu’il avait tant enrichie, notamment dans Provincialiser l’Europe (2000), son influente tentative pour repenser la modernité occidentale depuis ses marges coloniales – indiennes, principalement.
L’espace nous manque pour traiter en détail de ces débats. Retenons qu’ils expliquent néanmoins le soin que Chakrabarty met ici à développer sa troisième thèse, celle qui insiste sur la nécessité de penser simultanément des histoires longues et moins longues, aux « chronologies immiscibles » (p. 93). Il souhaite par là non pas marginaliser l’histoire des inégalités humaines, du capitalisme mondialisant et des empires, mais l’entourer de passés plus profonds et plus larges. En passant par le planétaire, les autres espèces et la très longue durée, l’auteur n’entend faire autre chose que de poursuivre son travail de décentrage postcolonial : il « provincialise » à présent non plus la seule Europe, mais l’humanité tout entière, espèce parmi d’autres, à l’apparition bien tardive[9].
À quoi pourrait ressembler une telle histoire? Dans sa formulation la plus synthétique, Chakrabarty encourage les historien.nes à
raconter l’histoire des empires humains – des oppressions coloniales, raciales et sexuelles… – de pair avec l’histoire plus large de la façon dont une espèce biologique particulière, Homo sapiens, sa technosphère, et d’autres espèces qui ont coévolué avec elle ou en ont été dépendantes ont fini par dominer la biosphère, la lithosphère et l’atmosphère de cette planète
p.32
Vaste programme… L’auteur ne le met pas en œuvre ici, mais peut-être en livre-t-il un acompte en signalant la complexité de l’imbrication dans la Grande Accélération, aux côtés des Occidentaux, des populations non occidentales, les Indiens et les Chinois en tête. Son souci principal est d’éviter de reléguer ces peuples au seul statut de modernisateurs tardifs, à la fois déchargés de leur part de responsabilité du réchauffement récent et privés d’agentivité et d’imaginaires modernes propres. D’où le rappel que la période écologiquement désastreuse des trois derniers quarts de siècle englobe aussi la décolonisation et qu’une distribution plus égalitaire des ressources planétaires aurait sans doute aggravé la crise climatique. En revanche, Chakrabarty souligne avec Amartya Sen que « [l]’embardée dans l’Anthropocène a aussi été globalement l’histoire d’une justice sociale attendue depuis longtemps, tout au moins dans la sphère de la consommation » (p. 127), avec des retombées positives pour les femmes aussi bien que pour les hommes. Personnifiant ces évolutions paradoxales, trois Indien.nes font des tours de piste mémorables : le premier ministre Jawaharlal Nehru, dont la « religion séculière de la modernisation » (p. 209) passait surtout par l’hydroélectricité et une « barrageophilie » aux résonances bien québécoises; Sandya Chauhan, mère de famille ouvrière à Delhi dont le témoignage fait de la climatisation, fût-elle liée à une centrale de charbon, une « condition de l’épanouissement humain ordinaire » (p. 191); l’étudiant Dalit (« Intouchable ») Rohith Vemula, dont le corps devient une métaphore de l’interconnexion des espèces, et de l’humain avec le planétaire.
Plaidoyer pour une nouvelle histoire globale et une conscientisation à l’échelle planétaire, ce livre exprime les urgences de l’Anthropocène. Urgences qui entre-temps sont devenues plus urgentes : en 2023, à l’heure des incendies et des inondations, c’est la Terre elle-même qui semble nous plonger dans le temps long, celui d’une chaleur estivale jamais ressentie depuis 120 000 ans. En ce sens, personne n’échappe à la conjonction chakrabartienne des durées. Libre aux historien.nes d’en tirer des conclusions plus activistes (et déjà moins chakrabrtiennes) : si devant l’ampleur de la crise, les moyens de l’histoire (globale ou non) paraissent dérisoires, ne sont-ils pas plus cruciaux que jamais, pour éviter justement de céder, fatalistes, au vertige de ce temps abyssal? Et pour rappeler, au contraire et au plus sacrant, ce que le passé recèle encore de possibles.
[1] Dipesh Chakrabarty, The Climate of History in a Planetary Age, Chicago, University of Chicago Press, 2021.
[2] La suite de ces réflexions vient de paraître (juillet 2023): D. Chakrabarty, One Planet, Many Worlds: The Climate Parallax, Waltham, MA, Brandeis University Press, 2023.
[3] D. Chakrabarty, « The Climate of History: Four Theses », Critical Inquiry, 35, 2 (2009): 197-222. L’auteur en a publié une première version en bengali en 2008: voir les précisions autobiographiques qu’il fournit dans Ashish Ghadiali, « On the Idea of the Planetary: An Interview with Dipesh Chakrabarty », Soundings: A Journal of Politics and Culture, 78 (2021): 50-63.
[4] Quelques échantillons du débat suscité au moins partiellement par l’article de 2009 dans le forum « Whose Anthropocene? Revisiting Dipesh Chakrabarty’s ‘Four Theses’ », RCC Perspectives, 2 (2016): 1-118; Grégory Quenet, « L’Anthropocène et le temps des historiens », Annales HSS, 72, 2 (2017): 267-299; Stacy Alaimo, « Your Shell on Acid: Material Immersion, Anthropocene Dissolves », dans Richard Grusin, dir., Anthropocene Feminism, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2017, 94-102; Dan Boscov-Ellen, « Whose Universalism? Dipesh Chakrabarty and the Anthropocene », Capitalism, Nature, Socialism, 31, 1 (2018): 70-83. À propos de The Climate of History, le livre, voir: Jeanne Etelain et Patrice Maniglier, « Ramener la critique sur Terre : le tournant planétaire de Dipesh Chakrabarty », Critique, 903-904 (2022) : 768-782; Stephan Palmié, « Collingwood’s Whale, Chakrabarty’s Conundrum, and Braudel’s Borrowed Time », History and Theory, 62, 1 (2023): 152-160.
[5] D. Chakrabarty, « Changement climatique et capitalisme », Esprit, 441 (2018) : 164-165.
[6] Bruno Latour, Pasteur : guerre et paix des microbes, suivi de : Irréductions, Paris, La Découverte, 2001 (1ère éd. 1984); idem, Face à Gaïa: huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015.
[7] Voir par exemple Brooke Ackerly, « Decolonial and Indigenous Climate History and Humanities for a Planetary Age », Review of Politics, 84, 4 (2022): 597-601. Chakrabarty élabore sa critique du courant décolonial dans One Planet…, p. 81-97.
[8] Sur le traitement du capitalisme : D. Boscov-Ellen, « Whose Universalism? ».
[9] L’auteur explicite ce lien entre les deux décentrages dans D. Chakrabarty, « Introduction », dans « A Symposium on Dipesh Chakrabarty’s The Climate of History in a Planetary Age », Review of Politics, 84, 4 (2022): 593 et dans One Planet…, p. 18.
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