Donald Duck et le contrôle de la population, un document d’archive insoupçonné
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Nadeau-Mercier, T. (2019). Donald Duck et le contrôle de la population, un document d’archive insoupçonné. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=9387Chicago
Nadeau-Mercier Thomas. "Donald Duck et le contrôle de la population, un document d’archive insoupçonné." Histoire Engagée, 2019. https://histoireengagee.ca/?p=9387.Par Thomas Nadeau-Mercier, Université Laval
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Du Population council à Disney, un document d’archive peu exploité
Si les tensions entre les blocs de l’est et de l’ouest animées par la peur de la bombe atomique ont constitué des balises importantes dans l’historicisation de la guerre froide, une autre bombe, d’une aussi grande importance selon l’historien Matthew Connelly, structura les dynamiques internationales du conflit[1]. La « bombe démographique » souleva de grandes craintes à travers le globe, en partie grâce à la publication d’ouvrages polémiques comme celui d’Hugh Moore, « Population bomb » en 1954[2].
Différentes initiatives ont été mises sur pied pour contrôler la taille de la population mondiale, dans une large mesure sous l’impulsion des organisations philanthropiques américaines. Sous les auspices de la Fondation Rockefeller vu ainsi le jour le Population council en 1952, une organisation dont le mandat consistait à favoriser l’implantation de la planification familiale à l’étranger[3].
L’histoire du Population council a été relatée de multiples manières. Il est à la fois présenté comme un relais de l’impérialisme américain et comme une organisation au centre de dynamiques internationales complexes[4]. Les chercheurs.euses ont en effet eu le loisir de retravailler sans cesse ce sujet grâce à la multiplicité des sources disponibles, le fond d’archive de la Fondation Rockefeller n’étant pas le moindre. En faisant mes propres recherches, j’ai mis la main sur une variété impressionnante de sources, de nombreux documents officiels du conseil, des recherches scientifiques et étonnamment, un film de Disney[5].
Si le Population council a produit une certaine quantité de matériels éducatifs, le film Family planning, réalisé en 1967, se distingue du lot parce qu’il est étroitement lié à l’imaginaire collectif états-unien, alors qu’il prétend s’adresser à un public international. C’est ainsi que nous voyons intervenir au cours du film Donald Duck, un symbole définitivement américain, pour expliquer la planification familiale aux populations du tiers monde. En ayant circulé dans une vingtaine de pays, cette archive se prête bien au cadre d’analyse transnational, et nous proposons ici quelques pistes de réflexions.
Donald Duck à la rescousse des pays moins développés, assistance ou colonialisme?
À première vue, le film donne l’impression que les États-Unis ont cherchés à conserver une distance quant aux mesures de régulation de la fertilité à l’étranger, en se limitant à fournir de l’information concernant la planification familiale. Il faut en effet comprendre que tout au long des années 1950, les États-Unis étaient extrêmement réticents à participer aux programmes de contrôle de la population, de peur que ces interventions ne soient associées à de l’ingérence dans le contexte de la guerre froide[6]. Pour cette même raison, les activités du Population council au cours des années 1950 se sont déroulées sous le signe de la collaboration, conduisant par exemple des recherches scientifiques de manière conjointe avec les autorités étrangères[7].
Dès les premières minutes du film, le narrateur insiste sur le caractère universel de la reproduction et de la planification familiale, des pratiques partagées par tous les individus de la planète, et ainsi loin d’être imposées. D’ailleurs, c’est au « common man », un individu aux traits composites, que le narrateur s’adresse, évitant de viser une nation en particulier[8]. L’ambiance du film, plutôt légère, contribue finalement à présenter le contrôle des naissances comme une pratique simple, sans conséquence négative, et au plus grand profit de l’ensemble de la famille.
Cela dit, il est difficile de faire fi du caractère profondément impérialiste et colonialiste du film, définitivement ancré dans le contexte de la fin des années 1960. En effet, si les États-Unis avaient des réserves quant aux mesures de contrôle de la population au cours des années 1950, leur attitude change complètement au cours de la décennie suivante, comme en fait foi leur intervention ouverte pour accélérer la régulation des naissances à l’étranger[9]. Les autorités américaines ont par exemple fait pression sur le gouvernement indien pour que les mesures de stérilisation et d’insertion de systèmes intra-utérins soient mise en place avec plus de vigueur[10].
Le sujet « universel » auquel fait référence le narrateur visait ainsi essentiellement les pays en développement et leur population jugée « indésirable ». Si les idées eugénistes ne sont pas explicites à travers le film, elles circulaient définitivement au sein de la société américaine. Les populations des pays en développement, et en particulier les individus des classes sociales les plus basses, étaient ainsi jugées intrinsèquement responsables de la surpopulation étant donné leur incapacité à contrôler leur instinct sexuel[11]. Tout au long du film, ce focus sur les comportements reproductifs pour expliquer le problème de la surpopulation intervient à de nombreuses reprises, et avec une grande évidence au moment où sont comparés deux modèles familiaux.
Une famille de petite taille est d’abord mise en scène, disposant d’assez de ressources pour se nourrir, tandis qu’une seconde, bien plus nombreuse, se retrouve dans une situation de pauvreté[12]. Tous les facteurs sociaux, économiques et culturels sont ainsi évacués au profit d’une simplification de la relation entre la taille de la population et l’accès aux ressources. Le message est clair, sans la planification familiale et le contrôle des naissances, la nourriture viendra à manquer.
Si les populations du tiers monde semblent constituer le public cible du court-métrage, les États-Unis, eux, indiquent la marche à suivre pour mettre un frein à l’explosion démographique. Le narrateur peut en effet aisément être associé au peuple américain transmettant les connaissances au pauvre paysan arriéré qu’est le « common man »[13]. Car bien qu’on prétende ne faire aucune discrimination ethnique en faisant intervenir ce personnage, il est bien plus étroitement associé aux pays en développement, de par son apparence physique et son mode de vie rural. La dernière partie du film est significative de ce rapport colonialiste et de cette représentation dépréciative des pays moins développés. Le narrateur entreprend en effet d’expliquer le fonctionnement de la contraception à un couple de paysans tout à fait incrédule et résigné qui vivent dans un monde où la régulation des naissances leur semble impossible[14].
Finalement, si l’on annonce au début du film souhaiter s’intéresser au sujet « universel » qu’est la planification des naissances, c’est bien au profit du modèle américain. La famille idéale que l’on voit intervenir au cours du film respecte ainsi les paramètres des rapports de genre de la société américaine, un père pourvoyeur, à la tête du ménage, et une femme reléguée à la sphère domestique, n’intervenant jamais directement avec le narrateur. L’idéal de la société de consommation est aussi fréquemment évoqué pour justifier la réduction des naissances[15].
En conclusion, nous avons suggéré quelques pistes analytiques à travers la loupe transnationale, mais plus encore, nous avons mis en évidence tout l’intérêt d’exploiter un document d’archive apparaissant d’abord d’une portée limitée. Il est évident que le film Family planning est insuffisant pour comprendre toute la complexité des interventions du Population council, mais ce type d’archive nous conduit peut être plus que tout autre vers l’étude des représentations collectives.
Pour en savoir plus
Corinna R. Unger, « Towards global equilibrium: American foundations and Indian modernization, 1950s to 1970s », Journal of Global History, vol. 6, no 1 (2011), p. 121–142
Kolson Schlosser, « Malthus at mid-century: neo-Malthusianism as bio-political governance in the post-WWII United States », Cultural Geographies, vol. 16, no 4 (2009), p. 465–484
Lara V. Marks, Sexual Chemistry: A History of the Contraceptive Pill, New Haven, Yale University Press, 2001, 372 p.
Matthew Connely, « Population control in India: prologue to the Emergency period », Population and Development Review, vol. 32, no 4 (novembre 2006), p. 629-667
Matthew Connelly, « The Cold War in the longue durée: global migration, public health, and population control » dans Melvyn P. Leffler et Odd Arne Westad dir., The Cambridge history of the Cold War, Vol. III, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 466-488.
Family planning [film], scénario de Bill Bosché, produit par Population Council et Walt Disney, 1967, 10:21 min., sur le site Youtube, consulté le 17 mars 2019, https://www.youtube.com/watch?v=t2DkiceqmzU
[1] Matthew Connelly, « The Cold War in the longue durée: global migration, public health, and population control » dans Melvyn P. Leffler et Odd Arne Westad dir., The Cambridge history of the Cold War, Vol. III, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 467
[2] Ibid., p. 478
[3] Corinna R. Unger, « Towards global equilibrium: American foundations and Indian modernization, 1950s to 1970s », Journal of Global History, vol. 6, no 1 (2011), p.124
[4] Ibid., p.121
[5] Family planning [film], scénario de Bill Bosché, produit par Population Council et Walt Disney, 1967, 10 :21 min., sur le site Youtube, consulté le 17 mars 2019, https://www.youtube.com/watch?v=t2DkiceqmzU
[6] Connelly, op. cit., p. 641
[7] Unger, op. cit., p. 139
[8] Family planning [film], scénario de Bill Bosché, produit par Population Council et Walt Disney, 1967, 1 :57 min., sur le site Youtube, consulté le 17 mars 2019, https://www.youtube.com/watch?v=t2DkiceqmzU
[9] Matthew Connely, « Population control in India: prologue to the Emergency period », Population and Development Review, vol. 32, no 4 (novembre 2006), p. 657
[10] Ibid., p. 657
[11] Kolson Schlosser, « Malthus at mid-century: neo-Malthusianism as bio-political governance in the post-WWII United States », Cultural Geographies, vol. 16, no 4 (2009), p. 470
[12] Family planning [film], scénario de Bill Bosché, produit par Population Council et Walt Disney, 1967, 4 :42 min., sur le site Youtube, consulté le 17 mars 2019, https://www.youtube.com/watch?v=t2DkiceqmzU
[13] Cette attitude des États-Unis peut être associée à la théorie de la modernisation en vogue à l’époque, suggérant l’importance d’exporter la modernité occidentale au sein des pays moins développés. Voir notamment Corinna R. Unger, « Towards global equilibrium: American foundations and Indian modernization, 1950s to 1970s », Journal of Global History, vol. 6, no 1 (2011), p.124
[14] Family planning [film], scénario de Bill Bosché, produit par Population Council et Walt Disney, 1967, 6 :45 min., sur le site Youtube, consulté le 17 mars 2019, https://www.youtube.com/watch?v=t2DkiceqmzU
[15] Le contexte international de la guerre froide et la peur d’une guerre atomique suscitèrent aux États-Unis l’identification de la famille blanche, capitaliste, de la classe moyenne, comme symbole national de cohésion et d’harmonie. Voir par exemple Lara V. Marks, Sexual Chemistry: A History of the Contraceptive Pill. New Haven, Yale University Press, 2001, p. 13
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