Lettre collective en réponse officielle au « Manifeste contre le dogmatisme universitaire »
25 min
Là où le présent rencontre le passé
15 min
Citer
Lire en PDF
Par Marie-Pierre Renaud, Nancy Wiscutie-Crépeau, Marie-Pierre Bousquet, Sébastien Brodeur-Girard, Francis Lévesque, Emmanuelle Piedboeuf, Ioana Radu et Suzy Basile. Les signataires sont candidates au doctorat et professeur·es en études autochtones dans plusieurs institutions1
Nipakanatik est une plateforme virtuelle centralisant les archives relatives à la nation anicinabe. Créée par l’organisme anicinabe Minwashin, elle permet aux Anicinabek, à travers diverses activités communautaires, de contribuer activement à la documentation de leur histoire sans que celle-ci soit systématiquement interprétée à travers un prisme colonial. Ce projet met en lumière des récits historiques longtemps marginalisés et témoigne des avancées significatives réalisées ces vingt dernières années dans la décolonisation de la recherche, notamment en matière d’études historiques et d’études autochtones. Un article paru Le Devoir le 30 décembre 2024 présente le projet et l’organisme Minwashin avec plus de détails. Dans une lettre d’opinion publiée le 11 janvier dernier dans le même journal, l’historien et sociologue québécois Gérard Bouchard réagit à cet article et soulève plusieurs questions sur le projet Nipakanatik et sa démarche de décolonisation des archives.
Tout en reconnaissant une certaine légitimité au projet qui vise à rassembler des archives anicinabées dispersées, Bouchard en critique plusieurs aspects fondamentaux. Ses préoccupations portent notamment sur l’intention de Minwashin de suivre des règles établies par l’organisme, ce qui lui paraît contradictoire avec une démarche scientifique. Selon lui, cela imposerait a priori les conclusions de la recherche. Il s’inquiète également que la volonté de Minwashin de servir « avant tout les intérêts des communautés » ne compromette l’objectivité historique et la rigueur scientifique. Bouchard craint par ailleurs que le comité d’éthique à la tête du projet Nipakanatik ne limite l’accès des chercheurs non-autochtones aux archives, isolant ainsi la recherche autochtone du corpus général des connaissances. Enfin, il critique ce qu’il décrit comme une confusion entre science et « technique thérapeutique », notant que l’équipe de Minwashin décrit ce projet comme pouvant contribuer à un processus de guérison et à la fierté des Anicinabek. Il estime que certains objectifs du projet risquent de compromettre l’intégrité des faits historiques en l’absence d’esprit critique. Si certaines de ces préoccupations méritent discussion, elles semblent néanmoins découler d’une compréhension incomplète du projet et de ses objectifs, qu’une lecture de la politique de gestion du projet aurait pu résoudre, ainsi que d’une méconnaissance des pratiques établies en recherche autochtone.
Dans sa réponse à Gérard Bouchard publiée dans le même quotidien le 18 janvier, Minwashin clarifie sa démarche. L’organisme explique que son travail consiste à restituer les archives et restaurer la mémoire des ancêtres anicinabek, en collaboration avec des partenaires institutionnels. Minwashin souligne que Nipakanatik est guidé par la vérité historique et vise à poser des gestes réparateurs capables d’évoquer un sentiment de dignité chez les personnes qui ne se sont jamais reconnues dans les livres d’histoire. L’organisme nuance la notion de « récit sécurisant » mentionnée par Bouchard, précisant qu’il s’agit plutôt d’une « démarche culturellement sécurisante ». Par cette précision, l’organisme clarifie qu’il s’est doté de normes et de règles qui ne prédéterminent pas les récits qui émaneront du projet. Minwashin explique que le comité Mitonentcikan n’a pas pour mandat de réécrire l’histoire, mais d’assurer la gouvernance de Nipakanatik dans le respect des valeurs et des aspirations des communautés anicinabek. Enfin, Minwashin défend sa vision décolonisée de la recherche, qui invite les scientifiques à adopter une posture critique face au corpus de connaissances produit sur les Autochtones. Cette approche vise à permettre la rencontre et le dialogue entre la langue et les savoirs autochtones et les savoirs scientifiques. La réponse de Minwashin a déjà apporté des clarifications importantes aux préoccupations de Bouchard. Toutefois, comme celles-ci sont partagées par d’autres scientifiques, nous souhaitons les examiner sous des angles complémentaires.
Comme le souligne Linda Tuhiwai Smith dans son ouvrage phare Decolonizing Methodologies2, les récits historiques ont fréquemment servi à justifier la domination coloniale plutôt qu’à représenter fidèlement les perspectives et les expériences autochtones. L’autrice montre que l’histoire et la recherche scientifique ont longtemps contribué à légitimer l’entreprise coloniale en représentant les peuples autochtones comme primitifs, tout en justifiant la colonisation comme une supposée mission civilisatrice. Elle explique comment ce processus a dépossédé les peuples autochtones de leur histoire, leurs perspectives et leurs récits étant systématiquement ignorés au profit d’interprétations occidentales de leur passé. Smith souligne particulièrement comment la production du savoir a été monopolisée par la valorisation exclusive des épistémologies et des méthodologies occidentales, marginalisant ainsi les modes de connaissance autochtones. Pour remédier à cette situation, elle plaide pour une décolonisation fondamentale de la recherche qui implique la reconnaissance de la valeur et de la légitimité des épistémologies autochtones, la restitution aux peuples autochtones du contrôle de leurs récits historiques et le développement de méthodologies respectueuses de leurs perspectives. Cette approche vise ultimement à garantir que la recherche serve directement les intérêts des communautés autochtones plutôt que de perpétuer des dynamiques coloniales.
Comme le soulignent plusieurs scientifiques comme Linda Tuhiwai Smith, Shawn Wilson, Margaret Kovach et Maureen Lux3, la rigueur scientifique n’a pas suffi à prévenir de nombreuses erreurs et mauvais traitements envers les personnes autochtones : leurs recherches ont mis en lumière de multiples cas d’interprétations erronées, d’abus et même d’expérimentations scientifiques non éthiques menées sur des personnes autochtones, souvent sans leur consentement. C’est précisément pour éviter la répétition de tels préjudices que la participation active des communautés et des organisations autochtones à la recherche qui les concerne, donc sa décolonisation, est aujourd’hui considérée comme essentielle par de nombreux scientifiques et par les communautés elles-mêmes. Loin de menacer la rigueur scientifique, la décolonisation de la recherche peut au contraire y contribuer, comme nous tentons ici de l’illustrer.
La politique de gestion de Nipakanatik4 nomme la vérité comme l’une des trois valeurs fondamentales du projet, aux côtés de la réciprocité et de la sollicitude. Le document stipule explicitement : « nos archives doivent être restituées avec l’objectif de restaurer la mémoire de nos ancêtres. Il faut corriger les interprétations erronées du passé au profit d’une histoire vraie et juste. » Par vérité, l’organisme entend l’insertion dans les récits historiques des perspectives des Anicinabek et non le développement d’un discours dominant sur l’histoire comme le craint Bouchard. Sa crainte reflète une méconnaissance des systèmes de savoir des Anicinabek, mais aussi des normes éthiques qui encadrent le partage de leurs savoirs. Comme l’explique la chercheuse Kathleen E. Absolon5, l’autorité dans les systèmes de savoirs anishinaabe se limite à parler de ce qu’une personne connaît, de manière responsable et dans le respect de ses réseaux de relations. Ce qu’elle connaît est intimement lié à son ancrage territorial, à son identité personnelle et à sa culture : elle doit à la fois faire preuve d’humilité par rapport à ses propres connaissances et aux limites de celles-ci, mais aussi respecter celles des autres personnes. Dans une perspective anicinabe, la coexistence de multiples récits historiques peut être considérée comme valide, même en présence d’apparence de contradiction. Un tel système de savoir n’est pas compatible avec l’émergence d’un discours unique sur l’histoire. La crainte de Bouchard reflète ici plutôt son propre ancrage dans la science occidentale, qui est quant à elle encore fortement influencée par le positivisme et l’idée de l’existence d’une seule réalité objective et mesurable.
Selon la politique de gestion de Nipakanatik, la décolonisation vise à « renverser les répercussions historiques de la colonisation qui s’exprime par des actes d’affirmation culturelle, politique ou juridique ». Concrètement, il s’agit de permettre une participation accrue des Anicinabek aux récits historiques qui les concernent, mettant ainsi en valeur leurs savoirs, leur langue ancestrale et leur occupation millénaire du territoire. Nipakanatik cherche à créer un espace de dialogue constructif entre les savoirs autochtones et scientifiques, conjuguant rigueur méthodologique et respect de différentes formes de connaissances. La pratique scientifique de l’histoire, contrairement aux discours étatiques, met aussi en lumière des interprétations et des récits variés. En ce sens, l’approche de Nipakanatik s’harmonise avec les pratiques historiographiques actuelles.
L’intégration des perspectives autochtones dans l’histoire du territoire aujourd’hui appelé Québec apporte des éclairages essentiels et en enrichit notre compréhension collective. Cette approche permet non seulement de reconnaître les contributions fondamentales des nations autochtones à notre histoire commune, mais aussi de mieux appréhender les impacts du colonialisme, tant historiques que contemporains. De plus, la diversification des perspectives historiographiques contribue à atténuer les biais inhérents à toute entreprise de recherche. Cette multiplication des points de vue réduit les risques d’interprétations erronées ou d’abus potentiels dans le processus scientifique, particulièrement dans les discours étatiques sur l’Histoire, tout en assurant une représentation plus équilibrée des différentes perspectives.
Parce que la recherche s’est trop souvent faite au détriment des peuples autochtones sans leur apporter de bénéfices, dans les paradigmes de recherche autochtones, la contribution au développement, à la guérison, à la fierté et à l’avenir d’une nation est un objectif légitime. Or, nulle manipulation de l’histoire ne sera nécessaire pour que Nipakanatik puisse contribuer à la fierté des Anicinabek. Leur histoire et celle d’autres nations autochtones témoignent notamment de leur résilience, de leur créativité, de leurs riches connaissances et de leurs prouesses technologiques. La fierté que produit Nipakanatik émane plutôt de la découverte par les Anicinabek d’éléments de leur histoire, de leur participation active à sa réappropriation et au contrôle et à la protection des archives qui portent sur leurs familles, leurs communautés, leur territoire. Nipakanatik contribuera aussi à la fierté des Anicinabek parce qu’il s’agit d’un projet axé sur le respect de leur dignité et de leur humanité. Pour les nations autochtones, réécrire l’histoire n’implique pas de la réinventer entièrement, mais signifie plutôt de s’insérer dans les récits historiques dans lesquels elles n’apparaissent généralement qu’au second plan. Il est grand temps de remédier à cette invisibilisation.
Le comité éthique de Nipakanatik, nommé Mitonentcikan, assure une gouvernance respectueuse des documents et de leur utilisation, notamment en protégeant les informations sensibles et les droits des personnes identifiables dans les archives. Si ses responsabilités et ses valeurs spécifiques reflètent la cosmologie, les modes relationnels et les épistémologies des Anicinabek, sa mission présente néanmoins des similitudes avec celle des comités d’éthique universitaires. Le comité adopte aussi des pratiques établies en recherche autochtone. Les normes éthiques du projet s’alignent en effet sur des principes largement reconnus, notamment ceux énoncés au chapitre 9 de l’Énoncé de politique des trois conseils6, document de référence guidant la recherche financée par les conseils de recherche canadiens. Ces principes, particulièrement les PCAP® (Propriété, Contrôle, Accès et Possession)7, visent à garantir une participation significative des nations et des organisations autochtones dans la recherche les concernant. Des organisations telles que l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador8 et Femmes autochtones du Québec9 ont aussi produit des lignes directrices et des modèles d’entente guidant des collaborations entre les scientifiques, les communautés et les organisations autochtones. Elles mettent l’accent sur la réciprocité, la collaboration et la co-construction des connaissances. Elles sont de plus en plus adoptées dans les milieux scientifiques. À l’échelle internationale, d’autres principes et lignes directrices, par exemple les principes CARE pour la gouvernance des données autochtones (bénéfice collectif, autorité de contrôle, responsabilité et éthique)10 encadrent également la recherche scientifique et la gestion des données sur les peuples autochtones.
Nipakanatik n’est donc pas un cas isolé et il s’inscrit plutôt dans un contexte de remise en question des pratiques muséales et archivistiques au Canada. Les appels à l’action 67 à 70 de la Commission de vérité et de réconciliation du Canada11 portent sur les musées et les archives et demandent au gouvernement fédéral de financer plusieurs initiatives majeures : un examen des politiques muséales avec l’Association des musées canadiens pour assurer leur conformité avec la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, ainsi qu’une révision des pratiques archivistiques en collaboration avec les peuples autochtones. Bibliothèque et Archives Canada est également appelé à mettre en œuvre intégralement la Déclaration de l’ONU et les Principes Joinet/Orentlicher, particulièrement concernant le droit à la vérité sur les pensionnats, à rendre accessibles les documents relatifs à ceux-ci et à développer du matériel éducatif sur le sujet, le tout dans une perspective de réconciliation et de respect des droits des peuples autochtones.
Nipakanatik émane de collaborations dynamiques et interdisciplinaires avec de nombreuses universités, institutions muséales et archivistiques. La politique de gestion du projet prévoit explicitement des processus pour permettre aux chercheurs externes d’accéder aux archives, moyennant le respect de certains principes éthiques fondamentaux. Tout chercheur peut demander l’accès aux documents, même ceux à accès restreint, via une procédure établie qui implique la signature d’une licence d’utilisation. La seule condition est que l’interprétation des documents protégés se fasse en collaboration avec un médiateur identifié par Minwashin, ce qui permet justement d’enrichir la recherche d’une perspective anicinabe.
Le rapatriement des archives dans Nipakanatik permet de centraliser en un seul fonds documentaire les archives concernant les Anicinabek, tout en préservant leur accessibilité dans les institutions qui les détenaient initialement. Cette duplication des sources accroît non seulement la pérennité des documents à long terme, mais élargit aussi leur accessibilité. Ainsi, pendant que Minwashin développe une meilleure gouvernance des archives concernant sa nation, les chercheur·es, qu’ils soient autochtones ou non, conservent la possibilité de consulter ces documents via les institutions dépositaires d’origine. Loin de mener à une potentielle restriction, Nipakanatik contribue au contraire à élargir et à enrichir le corpus documentaire disponible. Lors d’une vaste campagne de numérisation menée dans les communautés au cours de l’été 2022, l’équipe de Minwashin a enrichi Nipakanatik de documents inédits, incluant des photographies familiales et des enregistrements audiovisuels jusqu’alors inaccessibles aux équipes de recherche.
En conclusion, Bouchard reconnaît lui-même que l’histoire des nations autochtones a largement été écrite et imposée par d’autres. Cette observation soulève une question cruciale : l’histoire québécoise dominante, qui marginalise les nations autochtones, peut-elle prétendre à une plus grande objectivité scientifique ? N’est-elle pas elle-même, au moins en partie, le produit d’un projet national et colonial visant à célébrer la nation québécoise et à légitimer son occupation du territoire ? Alors que le gouvernement du Québec planche sur le projet de Musée national de l’histoire du Québec, vivement critiqué parce qu’il risque de renforcer et de véhiculer un discours historique dominant invisibilisant les peuples autochtones et d’autres groupes marginalisés, n’est-il pas d’autant plus pertinent de multiplier les voix et les perspectives sur l’histoire du Québec et des gens qui l’habitent12 ?
La démarche au cœur de Nipakanatik reflète un souci réel d’équilibre entre le respect des perspectives anicinabe et les exigences de la recherche historique et scientifique. Elle vise à enrichir la compréhension historique en intégrant des perspectives jusqu’alors négligées. Elle permet de réduire les biais et les interprétations erronées en multipliant les points de vue et en donnant la parole aux personnes qui en ont longtemps été privées. Nipakanatik permet de mobiliser les communautés autochtones et les scientifiques dans une démarche de mise en lumière de facettes de l’histoire qui étaient restées dans l’ombre. Des projets similaires d’autres organisations autochtones, telles que l’Institut Tshakapesh et l’Institut Avataq, ou encore le projet « Un visage, un nom », développé par le collège Nunavut Sivuniksavut, le gouvernement du Nunavut et Bibliothèque et Archives Canada13, contribuent aussi à cette mise en lumière depuis de nombreuses années. Tout le monde ne peut que profiter de regards plus riches, plus précis et décolonisés sur l’histoire.
Articles sur les mêmes sujets