Numérisation des archives : une solution incomplète
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François-Xavier Alarie, . (2025). Numérisation des archives : une solution incomplète. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=13288Chicago
François-Xavier Alarie . "Numérisation des archives : une solution incomplète." Histoire Engagée, 2025. https://histoireengagee.ca/?p=13288.Par François-Xavier Alarie, bachelier en histoire (UdeM) et étudiant en archéologie (ULaval et ULBruxelles)
![Employés de la poterie Dion devant leur atelier, [189-?], Musée canadien de l'Histoire](https://histoireengagee.ca/wp-content/uploads/2025/02/3312-2116-1935-PR2003-022-base.jpg)
Les progrès technologiques des dernières décennies ont le mérite d’avoir créé une variété d’outils favorisant le travail en histoire, en archéologie, en archivistique et autres disciplines des sciences historiques. Parmi ces avancées se trouve évidemment la numérisation d’archives. Si le patrimoine numérisé devient, en théorie, plus accessible qu’une boite cachée dans un centre régional de Bibliothèque et Archives nationale du Québec (BAnQ), en pratique, il reste encore quelques obstacles à franchir. Ce texte propose une réflexion sur les zones grises de la numérisation documentaire au Québec.
Une situation précise m’a mené à cette réflexion. Au printemps 2024, on me demandait d’effectuer un bilan des industries locales de poterie à Québec au 19e siècle. Sur le territoire de l’actuelle ville de Québec, trois principales poteries d’importance existaient à cette époque. Celle de Cap-Rouge se spécialisait, entre 1860 et 1892, dans les plats de type Yellow Ware et Rockingham Ware. La poterie Bell, construite en 1845 et fermée en 1932, produisait massivement des tuyaux de canalisation pour la ville, divers types de couverts domestiques, des pots à plantes et des pipes à fumer en argile. Celle des Dion, une entreprise familiale active de 1851 à 1918, vendait pour sa part des couverts en terre cuite rouge avec une glaçure tachetée de brim, de jaune et de vert.
C’est en tentant de trouver des photographies numérisées de cette dernière poterie que s’est déclenchée mon épiphanie. En effet, la seule photographie accessible sur le Web provient du Musée canadien de l’histoire, à Gatineau. On y voit quelques employés de l’entreprise se trouvant devant la poterie. Elle n’est datée qu’approximativement de la dernière décennie du 19e siècle et aucun élément ne permet d’identifier plus précisément les individus photographiés. Ne trouvant pas mieux, j’ai utilisé cette photo dans mon bilan pour montrer partiellement à quoi ressemblaient le bâtiment et les travailleurs.
Quelques jours plus tard, j’ai réalisé que des fouilles archéologiques ont eu lieu en 1978. Heureusement, le ministère de la Culture et des Communications (MCC) numérise et partage l’ensemble des rapports d’intervention archéologique sur la Bibliothèque numérique en archéologie (BNA). À mon plus grand bonheur, le rapport de ces fouilles s’y trouve en format PDF. L’archéologue responsable du dossier a pu communiquer avec Jules Dion, un descendant de la famille, qui a su offrir de grandes précisions sur certains éléments du bâti de la poterie. Il a également transmis des photos du lieu, dont celle du Musée canadien de l’histoire, tout en étant de meilleure qualité. Alors qu’on aperçoit neuf individus sur la première, celle du rapport montre plutôt 11 personnes. En prime, Jules Dion a su nommer les employés présents et dater la photo, qui serait ultérieure à 1906. Deux autres photos contemporaines montrent la poterie sous d’autres angles. On y voit d’autres travailleurs, dont certains étaient identifiés par Dion. Fort heureux de ma découverte, j’ai conclu mon bilan avant de le soumettre.
Ce n’est que plus tard, en parlant avec des collègues pensant qu’il n’existait de cette poterie que la photo du Musée canadien de l’histoire, que j’ai réalisé l’ampleur de ma trouvaille. En effet, en ligne, il n’existe qu’une seule photo de la poterie. Alors que la tendance à tout numériser gagne en popularité, il peut être facile de croire qu’il s’agit de l’unique photo existante illustrant la poterie Dion, mais ce n’est manifestement pas le cas. Cette situation illustre bien deux enjeux de la numérisation : l’accessibilité et la découvrabilité des contenus.
D’abord, la numérisation ne garantit pas automatiquement l’accès au contenu virtuel. S’il est vrai qu’elle multiplie les sources disponibles sur nos écrans, celles-ci doivent être déposées sur des plateformes publiques pour être accessibles à tout le monde. Au Québec, la communauté historienne peut compter sur l’accessibilité de la plateforme BAnQ numérique, qui offre gratuitement une grande variété de contenu numérisé. Mais certaines archives, bien que numérisées, sont déposées sur des plateformes dont l’accès est limité à quelques individus. Ces portails peuvent être payants ou encore, comme dans le cas de la BNA, être limités au milieu professionnel d’un domaine particulier. Les rapports numérisés sur la BNA sont ainsi plus accessibles que les rapports en format papier… Mais seulement pour les personnes ayant accès à la plateforme. Cet enjeu d’accessibilité est considérable dans le travail en histoire, puisqu’il restreint le nombre de données avec lesquelles il est possible de travailler.
Même si un document est accessible aisément en ligne, il arrive que son contenu ne le soit pas : l’écriture cursive des documents anciens peut s’avérer incompréhensible, même à travers un écran. Heureusement, il est dorénavant possible d’entrainer l’intelligence artificielle pour décoder les textes anciens et en faciliter la compréhension. Le projet Nouvelle-France numérique s’attaque justement à cet enjeu en exploitant le logiciel Transkribus pour déchiffrer les archives du régime français et les diffuser par la suite. Ce genre d’initiative favorise d’une part l’accès aux archives en soi, qui doivent être numérisées pour être traitées, et d’autre part aide à comprendre le contenu des documents. L’archive est ainsi doublement accessible.
Également, la découvrabilité d’un document doit être réfléchie, sans quoi il risque de n’être utilisé que par des individus qui le cherchent très spécifiquement. La découvrabilité représente le potentiel pour un contenu d’être découvert par une personne qui ne le cherchait pas. Il peut s’agir de recommandations de titres similaires dans les bases de données des bibliothèques : un individu qui cherche un premier livre sur la plateforme aura alors quelques recommandations de titres sur le même sujet. En histoire, un exemple intéressant est le collectif Archives Révolutionnaires, spécialisé dans la mise en valeur d’archives liées à l’histoire militante du Québec, qui propose sur son site Web diverses numérisations de périodiques tirés de ses fonds d’archives. En plus de ses propres archives, il oriente les gens qui le consultent vers d’autres périodiques numérisés sur des plateformes externes. Le collectif assure ainsi une certaine découvrabilité des contenus similaires aux siens.
Pour faire connaitre un contenu, il importe donc de lui garantir un certain potentiel de mise en valeur. Puisque ces photos ont été numérisées et qu’elles se trouvent dans un document PDF, leur potentiel de découvrabilité est plutôt nul. En effet, puisqu’elles se trouvent seulement à l’intérieur d’un document enregistré, comme un rapport, il devient difficile, voire virtuellement impossible, de les faire ressortir. L’accessibilité restreinte et l’absence de mise en valeur par rapport à des contenus similaires les vouent à exister dans une zone grise du numérique.
Le principal cas d’étude présenté dans ce texte n’est pas dramatique, et encore moins final. Une solution envisageable serait, après la numérisation des rapports archéologiques, de transmettre les documents non sensibles à BAnQ pour que soient diffusés et mis en valeur ces pans de notre histoire commune. La confidentialité des rapports serait ainsi assurée à travers la BNA, mais les photographies comme celles de la poterie Dion pourraient être diffusées et employées par le grand public et la communauté de recherche. Cet effort supplémentaire dans la gestion des archives favoriserait une plus grande diffusion d’une partie invisibilisée du patrimoine commun.
Ce texte n’a pas la volonté de remettre en question le fonctionnement de la BNA, une plateforme qui rend jaloux les bureaux archéologiques des provinces voisines. Il illustre simplement une tendance numérique, tendance qui tient pour acquis qu’une fois la numérisation complétée, un document est autonome dans son accessibilité et sa découvrabilité. Plutôt, il apparait pertinent que les éléments numérisés du patrimoine commun, par exemple les photos de la poterie Dion, sortent des plateformes à accès restreint pour en faire profiter le public et les communautés de recherche d’autres domaines que l’archéologie.
Cette histoire peut sembler anecdotique, mais elle illustre bien à quel point il est facile, à l’ère de l’ultranumérisation, de perdre involontairement une partie de notre patrimoine entre deux fichiers PDF. Comme le gouvernement du Québec, de concert avec le gouvernement français, s’est engagé en 2024 dans une démarche d’amélioration de la découvrabilité des contenus culturels francophones, il y a bon espoir de voir émerger une nouvelle réflexion entourant le patrimoine numérique. Malgré tout, continuons à garder l’œil ouvert pour préserver les documents qui tombent dans les zones grises numériques afin d’éviter de perdre des fragments de notre histoire commune.
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