Vous êtes (d’)ici. Sherbrooke et l’histoire locale : pratique collective et bien commun

Publié le 10 avril 2025

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Bazile, J. (2025). Vous êtes (d')ici. Sherbrooke et l’histoire locale : pratique collective et bien commun. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=13390

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Bazile Julien. "Vous êtes (d')ici. Sherbrooke et l’histoire locale : pratique collective et bien commun." Histoire Engagée, 2025. https://histoireengagee.ca/?p=13390.

Par Julien Bazile, Responsable de la recherche, Musée d’histoire de Sherbrooke

Image de la ville de Sherbrooke, noir et blanc
IP52 Fonds Louis-Philippe Demers, Musée d’histoire de Sherbrooke.

L’histoire locale : pourquoi, pour qui ? Cette question, on se l’est déjà posée il y a cinquante ans, alors que naissait le Centre de recherche en histoire régionale à l’Université de Sherbrooke. Au prétexte de cet anniversaire, cet article esquisse un éloge des sociétés d’histoire, du Musée d’histoire de Sherbrooke, et rappelle la pertinence de l’histoire locale, son actualité et sa portée.

Aux racines de l’histoire locale

Ce qu’on nomme « histoire locale » représente bien plus qu’un loisir : il s’agit d’un objet de recherche et d’une discipline d’intérêt public. Telle est notre conviction au Musée d’histoire de Sherbrooke. C’est aussi celle qui animait les membres fondateurs du Centre de recherche en histoire régionale (CRHR, devenu par la suite Groupe de recherche en histoire régionale) qui voit le jour en 1973 au département d’histoire de l’Université de Sherbrooke. Ses activités de recherche démarrent au printemps 1974, il y a un peu plus de cinquante ans.

Un anniversaire fournit toujours une double occasion : celle de célébrer des noms passés et présents, bien sûr, mais aussi de dresser un bilan et d’esquisser des souhaits pour l’avenir. Le Musée d’histoire de Sherbrooke travaille en interaction constante avec la population, qu’il s’agisse d’un public général ou d’une clientèle plus spécialisée, de visiteur·euses de passage ou résident·es de longue date. Étant au service du public, nous jugeons important de rendre compte de notre activité, d’expliciter ce que nous pratiquons chaque jour : l’histoire locale. En tant que responsable de la recherche au Musée d’histoire de Sherbrooke, cette explicitation me paraît d’autant plus importante. Cinq décennies après la création du CRHR, quel portrait peut-on dresser de l’histoire locale, et plus particulièrement de la façon dont elle est pratiquée dans une société ou un musée d’histoire ?

Avant tout, je conçois ici l’histoire comme une pratique : une chose à faire, et à refaire. Pour le public, « pratiquer » signifie pouvoir approcher le passé selon ses propres termes : par la lecture d’ouvrages spécialisés, la visite d’expositions, de centres d’archives ou de quartiers anciens. Bref, un éventail d’activités sont partagées entre public et médiateur·trices.

Cependant, dans la recherche en histoire, on ne n’est pas toujours préoccupé du « local » en tant que tel. Il faut revenir brièvement sur l’évol​ution de ce qui est devenu un secteur à part entière de l’enquête historique. L’histoire dite « locale », donc, désigne le récit (ou la démarche d’enquête) qui se déploie sur une échelle particulière : celle de la localité, de la municipalité, de la région. Comme intérêt spécifique en recherche, elle prend notamment forme dans le sillage de la « nouvelle histoire sociale », issue des mouvements sociaux des années 1960 et 1970, caractérisée par un intérêt particulier pour la vie quotidienne, les perspectives individuelles, les populations marginalisées ou les minorités. Son regard se porte sur les conditions de vie, les communautés familiales, religieuses ou professionnelles… Autant de thématiques qui peuvent être explorées fructueusement à l’échelle locale. De fait, ces décennies sont aussi celles de l’essor de la microhistoire, courant historiographique animé par des auteurs comme Carlo Ginsburg, Emmanuel Le Roy Ladurie, Giovanni Levi ou Alain Corbin, et proposant un déplacement de la loupe de l’historien·ne vers des situations et des individus localisés. Car si l’histoire s’écrit avec des sources, l’histoire locale s’écrit avec des sources locales. Elle fait donc la part belle aux documents retrouvés ou conservés localement, aux évolutions de l’architecture, aux témoignages et à l’histoire orale, entre autres.

Toutefois, il ne faudrait pas restreindre l’émergence de l’histoire locale aux universités et à leurs spécialistes. Ce courant de recherche suppose, peut-être plus que d’autres, une forme de partage de l’expertise plus poussée ; une sollicitation de souvenirs encore vifs, la participation des édiles et des personnes érudites du coin. C’est peut-être là l’une de ses grandes forces : alors que la discipline historique poursuit depuis la fin du XIXe siècle un mouvement de professionnalisation qui tend à concentrer ses pratiques autour du centre de gravité des universités, l’histoire locale repose encore parfois sur le bénévolat et la participation de la société civile. En somme, le « local » n’est pas qu’une affaire de sujet, mais également de méthode. Le « local » est le lieu d’émergence des questions, d’étude des traces, d’élaboration des récits et de diffusion des histoires.

Le Centre de recherche en histoire régionale : un jalon important

Université et société civile ne sont pas des lieux d’élaboration historique voués à être opposés. Faire de l’histoire locale au sein d’un cadre universitaire : voilà la mission que s’est donnée le Centre de recherche en histoire régionale. Celui-ci est fondé en 1973 par cinq membres du département d’histoire de l’Université de Sherbrooke : la professeure Andrée Désilets, les professeurs Jean-Pierre Kesteman, André Lachance, Guy Laperrière et Marc Vallières, avec le soutien des recherchistes Serge Aubry et Jean-Maurice Demers.

Dès les premières années, les réalisations sont nombreuses. Le Centre organise et anime un groupe travaillant activement sur l’histoire des Cantons-de-l’Est, son économie, sa géographie, sa démographie et sa culture. Il constitue une collection structurée de documents et de travaux relatifs à l’histoire de Sherbrooke et de sa région. Enfin, ses membres participent à la publication de plusieurs ouvrages marquants, dont une première Bibliographie d’histoire des Cantons-de-l’Est (1975), deux ans après la publication posthume du livre de Mgr. Maurice O’Bready, De Ktiné à Sherbrooke.

En effet, les noms associés au Groupe de recherche méritent certainement d’être rappelés. Ils s’inscrivent dans une histoire longue, celle de la pratique de l’histoire locale et de sa place dans la vie municipale. Le groupe cesse ses activités à la fin de la décennie 1970. Les travaux sur l’histoire de Sherbrooke et des Cantons-de-l’Est se poursuivront, dans les années suivantes, sous d’autres formes et dans d’autres institutions. Le Centre d’Étude des Cantons de l’Est (CRCE/ETRC), fondé à l’Université Bishop’s en 1982, demeure à ce titre un organe incontournable de la recherche en histoire locale. La décennie 1970 est d’ailleurs un tournant à plusieurs titres : c’est au cours de cette période que la Société d’histoire de Sherbrooke, devenue Musée d’histoire de Sherbrooke en 2019, se met à occuper une place de premier plan dans le paysage de la médiation historique à l’échelle locale.

De la Société historique des Cantons de l’Est au Musée d’histoire de Sherbrooke

À sa fondation en 1927, la Société historique des Cantons de l’Est est une société savante : l’assemblée d’un petit groupe d’érudits. Ses activités sont conduites par (et dirigées vers) un nombre restreint d’amateurs éclairés, de notables fervents et passionnés. Par nature, le cercle qu’ils forment cherche un certain isolement, une forme de confidentialité. On ne parle pas encore à cette époque d’animation culturelle, moins encore de projet muséal ou de service d’archives… Les archives nationales du Québec n’existent alors que depuis quelques années.

L’élan initié en 1927 prend une nouvelle ampleur grâce au Groupe de recherche en histoire régionale. L’histoire locale devient, plus que jamais, l’affaire de tous·tes et une question d’intérêt public. Sherbrooke a d’abord été un sujet d’histoire, puis, sous l’impulsion de la Société d’histoire et du Groupe de recherche, la ville devient véritablement un atelier pour l’élaboration de cette histoire. Des idées reçues sur l’histoire locale sont sur le point d’être brisées. Passons-en quelques-unes en revue.

On dit de l’histoire locale qu’elle est pratiquée d’abord et avant tout par des personnes amatrices. Si le terme n’est pas faux, il peut être trompeur. L’amateur·trice est une personne non professionnelle, parfois autodidacte. Elle choisit de consacrer des heures, des mois, parfois des décennies entières à « prêter main-forte » à l’effort d’histoire, à travers des tâches variées aussi bien dans leur nature que dans leur ampleur : collecte, classement, rédaction. Mais si l’amateur·trice consent à consacrer un temps et une énergie tels, il faut rappeler que c’est justement parce qu’il est amateur·trice : quelqu’un·e qui aime est porté par une passion pour l’enquête historique. De fait, nos recherches en histoire locale doivent beaucoup aux heures dépensées, aux efforts secrets et personnels de membres de la communauté.

Lorsque le Groupe de recherche en histoire régionale est créé, universitaires et amateur·trices alignent leurs intérêts pour faire mentir un autre cliché : celui voulant que l’histoire locale ne soit pas un projet « sérieux », digne de recherche organisée. L’histoire locale serait (suffisamment) achevée, déjà écrite de longue date ; définitive, n’appelant aucune révision. Elle serait futile, ne traitant pas d’enjeux assez grands, ne se déployant pas sur des échelles assez importantes. N’étant pas prioritaire, ne disposant pas de symboles grandioses, n’étant pas directement « rentable », elle serait à reléguer au rang des loisirs communautaires, ou seulement dédiée à soutenir l’attractivité touristique.

La fondation d’un groupe de recherche universitaire fait voler en éclats ces préjugés. Oui, l’histoire locale est un projet sérieux, participant à la connaissance historique et nourrissant l’enthousiasme populaire, tout à la fois. C’est qu’on a longtemps dit, et certain·es le pensent peut-être encore, que l’histoire locale n’est que l’apanage des sociétés savantes, des clubs fermés et des cénacles obscurs. Qu’elle est écrite par et pour un public niché, dont on ne veut que titiller la fierté, l’émotion patriotique, voire un certain chauvinisme. Elle serait une histoire de petite ampleur, de petits sujets, bonne à alimenter de « petites émotions ». Elle ne serait pas une histoire digne d’intérêt public, voire rien de plus qu’une démarche distribuant le carburant de l’exaltation patriotique.

Comme toute idée reçue, celle-ci a un pied dans le réel. Dans ses lettres patentes du 4 juillet 1967, qui reprennent les règlements de 1927, la Société d’histoire des Cantons de l’Est se donne pour tâche d’encourager cette « étude éminemment patriotique » qu’est l’histoire locale. Son papier à lettres arbore une citation de l’écrivain Edmond About, d’après lequel « Celui qui n’aime pas passionnément sa patrie ne sera jamais que la moitié d’un homme ». Du temps s’est ensuite écoulé. Dans les statuts de 1992, l’intention est reformulée : il est désormais question de contribuer à « créer un sentiment d’appartenance ». L’histoire locale ambitionne de parler à la raison et au cœur, de donner à la communauté les mots pour se (re)penser.

Assurément, le public de l’histoire locale tend à être, lui aussi, local. Conduite avec une rigueur académique, cette histoire est lue et partagée au-delà de la sphère universitaire. Et c’est précisément parce qu’elle s’adresse au plus grand nombre que sa production doit être soignée.      

Plaidoyer pour l’histoire locale et les sociétés d’histoire

Choisir de s’engager pour l’histoire locale n’est pas renoncer à une plus vaste altérité. Au contraire, c’est se donner un cadre au travers duquel observer et comprendre les passages, pour voir comment le local est traversé, travaillé et transformé par ce qui se trouve à ses marges. Il s’agit d’une démarche permettant de remarquer les persistances et les évolutions dans les langues, les cultures, les mentalités, les activités économiques.

Alors, on ne découvre pas seulement que le lieu nous appartient, mais aussi que nous appartenons au lieu. Sa fréquentation, ponctuelle ou répétée, présente ou passée, nous façonne. Des défricheurs canadiens-français aux colons loyalistes venus de la baie Missisquoi, des nations autochtones aux investisseurs britanniques, des immigrant·es d’Europe et d’Amérique à ceux d’Asie et d’Afrique, « être d’ici » n’est pas un statut éternel et invariable : il y a eu une succession de façons et de raisons « d’être d’ici »… qu’on soit enraciné·es de longue date ou implanté·es de la dernière heure.

L’histoire locale est donc une histoire « concrète et matérielle », ancrée dans le quotidien. Elle est celle des familles illustres, des édifices fameux, des rues incontournables, des entreprises, des associations, des institutions de la santé, des arts, de l’éducation, des sports. Elle s’écrit au rythme des édifications, des reconversions, des inaugurations et des fermetures. Il s’agit d’une histoire des vies vécues, des arrivées et des départs, d’une histoire lue dans la presse, les affiches, les journaux intimes, la correspondance, les objets de tous les jours. Il s’agit d’une histoire faite d’un matériau à portée de main, nourrie au témoignage vivant des habitant·es, décelée dans les pages de documents préservés dans les murs d’une ville, lisible dans ses paysages, ses pierres, ses arbres, ses rivières. L’histoire locale demeure une science humaine, certes, mais dotée d’un accès au terrain qui lui donne une dimension expérientielle dont toutes les sciences humaines ne peuvent se prévaloir.

C’est la découverte la plus surprenante : l’histoire locale est en réalité d’une grande portée. D’abord rétrospective, la plongée dans le passé local se révèle introspective, intime, éclairante. Le récit nous tend un miroir en tant que communauté, et devient un guide pour l’action civique et citoyenne. Il peut informer les décisions, faire connaître les initiatives précoces, les tentatives vaines, les échecs répétés. Il permet le contraste entre les espoirs d’autrefois et les craintes d’aujourd’hui.

Cette histoire locale, on pourrait en défendre les retombées économiques… La réalité est que ce travail doit être fait, quoi qu’il coûte ou puisse rapporter. La connaissance est son propre but, et l’enquête historique n’est pas un mouvement spontané de l’esprit. Il faut un effort suffisant pour que la recherche s’amorce, et œuvrer sans faiblir pour maintenir les conditions de sa persistance. Il faut se donner des moyens, défendre les structures qui participent à l’effort collectif d’élaboration et de diffusion, ainsi que connaître, fréquenter, aider les sociétés d’histoire. Militer pour l’existence d’institutions capables de préserver, produire et diffuser la recherche en histoire locale. Les aider à traverser le temps.

Il reste du travail. L’histoire locale doit être maintenue à jour, actualisée à la lumière de nouvelles sources, selon une méthode guidée par de nouveaux outils. Ayant la connaissance comme horizon, il est nécessaire de dresser des bilans et rendre des comptes, de vérifier les itinéraires déjà empruntés. Réécrire ce n’est pas effacer, ni oblitérer. Au contraire, c’est maintenir en vie. Vérifier l’ouvrage accompli, le mettre à l’épreuve pour s’assurer de sa solidité, sont autant de devoirs dévolus aux professions de la médiation historique et du patrimoine.

L’histoire locale est la mission du Musée d’histoire de Sherbrooke, depuis bientôt un siècle. Ce musée se veut tout à la fois lieu de construction identitaire, de découverte culturelle, d’appréciation esthétique, de compréhension rationnelle des sociétés présentes et passées, de divertissement, de loisir et d’édification. J’ai la charge de son service de recherche. Quel service s’agit-il de rendre, au juste ? Certes, on cherche pour les usager·ères, afin d’honorer requêtes et commandes par la délivrance de réponses historiques. Mais plus encore, on cherche avec le public. Il n’est plus seulement question d’information, mais de formation, de permettre à tout un chacun de naviguer de manière autonome dans l’histoire.

Si l’on souscrit à l’idée que l’histoire est un bien commun, et qu’y avoir accès tient du service public, alors une société ou un musée d’histoire pourrait bien en être le guichet d’accès privilégié. Le service de recherche du Musée d’histoire de Sherbrooke, à ce titre, reçoit quotidiennement des demandes de toutes sortes : par curiosité, obligation professionnelle ou devoir familial, par nostalgie, par désir d’évasion ou de reconnexion. Nous sommes un lieu de veille pour l’histoire locale. Tout le monde s’y affaire pour maintenir des lignes de vie entre passé et présent, pour retrouver ce qui a subsisté de lieux morts, de souvenirs fuyants et d’événements éteints ; au croisement du loisir scientifique et de l’institution de recherche, du bureau d’information et de l’espace communautaire.

La plongée dans l’histoire locale ne tient pas du loisir fugitif. C’est une possibilité offerte, au prix d’un détour par hier, de mieux connaître le monde. De le réintégrer plus instruit, un peu plus réconcilié, émerveillé, ou simplement conscient de la réalité d’aujourd’hui. Mais restons réalistes : dans l’arène du marché de l’information (et de la désinformation), des faits allusifs et du souvenir déformé, l’essentiel de la lutte se fera en ligne. On le sait désormais, en histoire comme ailleurs, c’est sur internet qu’il est d’usage de « faire ses recherches ». Le Musée d’histoire de Sherbrooke demeure animé par la conviction qu’il faut maintenir pour la recherche des espaces physiques, des lieux de rencontre où peut se nouer un contact, humain d’abord, mais aussi documentaire. Plonger les mains dans les traces de l’histoire locale, c’est s’ouvrir à une parenthèse sensorielle, à des textures, des lumières et des parfums. Dans les murs d’une société d’histoire, le fil qui relie le présent au passé est analogique.

Le temps passe. Vous lisez ce texte cinquante ans après la naissance du Groupe de recherche en histoire régionale. Son message demeure : qu’on regarde vers les astres, dans le cœur des atomes ou dans celui du papier jauni, on ne perd jamais son temps à essayer de comprendre un peu mieux où l’on se trouve.