Ce que tu nous as appris

Publié le 17 novembre 2020
Collectif les Béliers solidaires

Le texte du Collectif les Béliers est précédé d’une brève introduction signée par le Comité de rédaction d’Histoireengagée.ca:

Plusieurs incidents reliant le racisme systémique et le système scolaire ont défrayé les manchettes dans les dernières semaines. Suite à l’utilisation du mot en N en classe par une professeure de l’Université d’Ottawa et les événements qui y ont fait suite (plainte des étudiants, sanctions de l’université d’Ottawa), la société civile québécoise, incluant nombre de ses chroniqueur.euse.s, ses journalistes, ses personnalités publiques, ses élu.e.s et ses enseignant.e.s, ont discouru en long et en large de cet événement. Refusant de voir la situation sous l’angle du racisme systémique, plusieurs l’ont instrumentalisé pour brandir de possibles « menaces » à la liberté d’expression de la majorité blanche. Pour certain.e.s cette liberté est essentielle, fondamentale et au cœur de la mission d’éducation qu’ont nos institutions d’enseignement – et l’utilisation du mot en N, revendiquée par des personnes de différentes communautés, est pensée comme pouvant justement expliquer le racisme, ses origines et ses conséquences.

En tant qu’historiens et historiennes de l’éducation au Québec, nous souhaitons rappeler certains faits :

  • Dès sa mise sur pied au 19e siècle, le système d’instruction publique du Québec a participé, très étroitement, à la diffusion et la production de l’idéologie raciste, du racisme biologique « scientifique » et de la déshumanisation de plusieurs groupes (les communautés noires, les peuples autochtones, les sociétés arabes, etc.);
  • Le matériel scolaire, notamment les manuels, a été (et est encore pour une part) une courroie importante de transmission de stéréotypes racistes et déshumanisants;
  • Parmi les disciplines scolaires, l’histoire a été particulièrement mobilisée dans l’inculcation et la perpétuation d’une mythologie nationale raciste que beaucoup prennent encore pour la « vérité historique »;
  • L’école québécoise a défendu et défend toujours pour une part une vision du monde et du savoir libérale issue du 19e siècle dont la « neutralité » et « l’objectivité » sont remises en cause par de nombreux courants intellectuels depuis des décennies.

La lettre des étudiant.e.s ancien.ne.s de l’école Henri Bourassa que nous diffusons aujourd’hui vient témoigner de cet héritage d’un système d’éducation québécois créant, diffusant et alimentant le racisme systémique depuis plus d’un siècle. Cela n’est pas qu’une histoire: il s’agit de notre présent. Souhaitons que cela ne soit bientôt plus qu’une page des manuels d’histoire et non une violence toujours imposée aux élèves québécois. À ce moment peut-être, on pourra reparler de « liberté d’expression ».

Le comité de rédaction d’HistoireEngagée.ca


Nous ne sommes pas des porte-paroles et nous ne parlons qu’en nos propres noms. Nous sommes des jeunes issu.e.s de communautés racisées et moins nanties sur le plan socioéconomique à qui tu as enseigné l’Histoire. Chaque jour, il nous est rappelé que tout sera plus dur pour nous. Chaque jour, on nous rappelle qu’on doit travailler deux fois plus dur pour n’avoir que la moitié. Mais toi, au lieu de nous élever, tu choisis délibérément de nous laisser pourrir dans une attitude fataliste. Cela transparaît dans ton enseignement de l’Histoire. Tu ne nous enseignes pas que la première révolution décoloniale fut portée par le peuple haïtien. Jamais les noms de grandes figures africaines qui ont résisté au colonialisme se retrouvent dans ton programme. Toi qui es un si fervent souverainiste, tu ne nous racontes pas comment des militants du FLQ se sont rendus en Algérie pour apprendre des Algérien.ne.s les moyens de lutte de libération. Tu n’as jamais daigné nous présenter des personnalités autochtones qui pouvaient nous inspirer autre chose que de la pitié. Non, tu préfères faire croire que l’Histoire des Noirs se limite à l’esclavage. Tu ne mesures pas l’effet que ça peut avoir sur un.e jeune Noir.e de 15 ans, par exemple, de se faire dire que ses ancêtres n’ont jamais pu être autre chose que de pauvres victimes de l’Histoire.

Tu nous fais croire qu’on ne vaut pas mieux que le « ghetto » de l’où on vient. Tu nous réduis à la bâtardise de TA nation. Tu nous fais croire que nous n’avons pas de place dans ton récit national. Pourtant, nous sommes fières et fiers de ce ghetto que tu méprises tant. Notre ghetto est noble. Il nous a portés. Il nous a bordés. Ce ghetto nous a inculqué le partage, la solidarité, l’humanisme. Des qualités dont tu n’as jamais su faire preuve.

Dans ton cours à distance, tu utilises la souffrance de la communauté juive engendrée par l’Holocauste pour exprimer qu’il faille, selon toi, parler de certaines réalités même si elles sont douloureuses, et ainsi justifier ton utilisation décomplexée d’un mot abject. En classe, nous t’avons vu maintes fois effectuer un salut nazi dressé bien haut pour ponctuer les mots « nazis » et « Hitler ». Alors que tu vois dans ce jeu une façon de rendre ton cours plus dynamique, nous y voyons encore une fois un manque de jugement pédagogique. Ton auditoire, composé d’adolescent.e.s, te voit répéter ce geste sans vergogne, ce qui a pour effet de nous désensibiliser à la violence qu’il représente. Tu banalises un symbole génocidaire au point où on en vient à oublier que, pour d’autres, ce n’est pas qu’un geste historique, mais une attaque à leur identité propre.

Ta tribune et la nôtre ne sont pas au même pied d’égalité. Ton rôle d’enseignant te confère plusieurs responsabilités, dont la plus grande est celle d’alimenter avec tes acquis les aspirations les plus audacieuses des adultes en devenir. Ton rôle d’enseignant, tu l’as abandonné pour adopter à la place le rôle paternaliste de l’avocat du diable de sorte à véhiculer des préjugés bancals avec des justifications paresseuses.

 « Rien ne sert de se plaindre », nous répétais-tu, « parce que d’autres se sont plaints avant nous et ça n’a rien changé ». Tu te targues ainsi de faire mal à des jeunes en quête d’identité. Tu te vantes de répandre la haine, de déverser ton fiel identitaire sur des élèves qui ne demandent qu’à apprendre. Au lieu de nous intéresser à l’Histoire, tu nous la rends infecte. Te souviens-tu de tes 12 compétences professionnelles? Tu faillis sur toute la ligne dans ton rôle d’éducateur.

Tu es enseignant depuis 25 ans maintenant. Tu es solidement ancré dans un système dirigé par un syndicat corporatiste. Nous savons le pouvoir qu’ont les employé.e.s syndiqué.e.s. Tu nous l’as fait comprendre à maintes reprises. Tu es protégé par un système parasité par le racisme. D’autres enseignant.e.s et membres de la direction participent aussi à la banalisation de ta violence. Nous savons qui vous êtes.

Si seulement tu te contentais de te défouler sur nous. Non, il faut en plus que tu t’attaques à la dignité et à l’intégrité de nos parents. Tu dis que tu as un sérieux problème avec « ces » immigrant.e.s qui profitent du Québec, se  « mettent sur le BS »  en travaillant au noir et retournent dans leur pays quand leurs enfants sont éduqué.e.s. En disant ça, tu craches sur nos parents qui laissent tout derrière. Nos parents qui sont venu.e.s avec des diplômes pour lesquels elles et ils se sont vus refuser l’équivalence. Nos parents qui travaillent des heures folles quitte à ne pas être assez présents pour leurs enfants. Ça, tu le saurais si tu tendais une main sincère à celles et ceux qui te confient aveuglément leurs enfants. Nos parents sont bien dupes, trop bons et certainement trop cons pour toi.

Sache que nous sommes aussi celles et ceux que tu appelles affectueusement les « Québécois.es de souche ». Nos ancêtres se sont approprié l’identité et le territoire québécois avant l’arrivée de nos camarades issu.e.s de l’immigration. Ton comportement a aussi un impact sur nous. À l’adolescence, nous sommes avides de savoir et de causes à défendre. Assis.es dans ta classe, nous servons à notre insu à reproduire le statu quo qui veut que notre couleur de peau, nos noms de famille et nos accents, similaires aux tiens, bénéficient d’un privilège, dans ce cas-ci, éducatif, et ce au détriment du bien-être de nos pairs. Tu réserves tes comportements harcelants, ta terminologie déshumanisante et tes opinions polarisantes à nos camarades de classe qui auraient le malheur de ne pas exister selon les critères qui feraient d’elles et eux, selon toi, de vrai.e.s Québécois.e.s. Ton comportement déteint sur nous. Parce que tu représentes une figure d’autorité, nous reprenons ton langage pour intimider nos camarades qui, par exemple, mangent de la nourriture halal ou n’ont pas la même langue maternelle que nous. Tu nous encourages insidieusement à avoir des comportements inacceptables. C’est à travers des modes d’éducation externe et de façon autonome que certain.e.s d’entre nous ont eu la chance de désapprendre tes leçons et de faire preuve, contrairement à toi, d’ouverture et de solidarité. Tes opinions ne sont plus les nôtres. Nous avons fait du progrès. Nous avons échappé à une forme de radicalisation qui, dans les pires des cas engendre des terroristes – comme en témoigne le terrible attentat qui eut lieu à la Mosquée de Québec – , et qui dans les meilleurs des cas, brise des esprits et des communautés.

Les salles de classe ne sont pas des espaces neutres. L’éducation et son cadre institutionnel peuvent propager, raviver et renforcer des biais sur l’origine ethnique, au genre et à la classe sociale. Ton rôle d’enseignant te confère plusieurs pouvoirs : tes notes décident de l’avenir académique et professionnel de tes étudiant.e.s, ton éthique de travail et tes motivations profondes ont le potentiel d’encourager (d’empower) ou bien de détruire complètement l’intérêt d’un.e jeune étudiant.e envers certains sujets et envers son milieu scolaire.

Nous n’avons pas la même tribune, mais maintenant qu’on a ton attention, on veut t’apprendre quelques trucs. Les personnes Noires sont présentes dans ce territoire non cédé depuis des siècles. Elles ont fait valoir la justice, la solidarité et la ténacité là où il n’y avait que de la déshumanisation. Les personnes qui ont la riche expérience d’assumer l’identité musulmane, LGBTQ2IA+, féminine, vivant dans toutes sortes de sociétés et exerçant toutes sortes de professions existent et ont toujours existé.

D’un océan à l’autre, elles ont innové, elles ont imaginé l’inimaginable. Elles ont fait face et continuent à faire face à des obstacles coloniaux qui ont été mis en place par les plus « éduqués » des oppresseur.e.s, à savoir des politicien.ne.s, des scientifiques, des professeur.e.s, des anthropologues, des médecins et des « agent.e.s de l’ordre » ayant comme vision “objective” celle de la suprématie blanche.

Les Québécois.es Noir.es existaient, s’autodéfinissaient et s’organisaient déjà à l’époque de Pierre Vallières. Tout comme maintenant, en 1968, la récupération du mot N par un Québécois blanc n’était pas moins violente. Si Yvon Deschamps avait à sa portée des centaines des mots pour décrire ses voisin.e.s Noir.e.s sans les déshumaniser, toi en tant qu’enseignant en 2020, tu as le choix de te servir des centaines d’ouvrages provenant de partout dans le monde pour parler de racisme et pour encourager un discours critique autour de la controverse qui s’est produite à l’Université d’Ottawa.

Nous n’avons pas besoin d’un avocat du diable, nous avons besoin d’humain.e.s capables de tisser des liens et d’éveiller en nous ce que des siècles d’oppressions coloniales, impérialistes, misogynes et homophobes ont voulu éteindre.

Tu nous as fait douter de nous-mêmes, de notre identité et de nos compétences. Tu es une figure autoritaire qui a utilisé ladite Histoire à son avantage et a promu ton propre agenda politique. Tu nous as fait douter de notre culture et de notre valeur. Selon toi, ne pas être « Québécois.es de souche » est un crime pour lequel nous sommes coupables. Chaque année, tu prends le soin de nous rappeler que si nous ne partageons pas la même culture, nous n’avons pas notre place dans ta classe.

Hier, nous étions cette jeunesse que tu as tenté d’enterrer mille pieds sous terre. Aujourd’hui, nous sommes cette même jeunesse qui revient te hanter. Merci de ne pas nous avoir aidés ; tu nous as ainsi permis de faire les choses par nous-mêmes. Le cycle d’intimidation, de mépris et d’intolérance que tu prends soin d’entretenir depuis des années doit être rompu. On n’a pas pu le faire par le passé. Nous te regardons aujourd’hui dans les yeux. Comme on se retrouve…

S.N, cohorte 2014

J.M.L, cohorte 2014

A.S, cohorte 2014

S.H, cohorte 2015

G. O., cohorte 2012