Recension : « C’est le Québec qui est né dans mon pays! » Carnet de recontres, d’Ani Kuni à Kiuna, d’Emanuelle Dufour

Publié le 23 novembre 2021
Léanne Vo

9 min

Léanne Vo, étudiante en enseignement primaire et diplômée en histoire et en études autochtones

« C’est le Québec qui est né dans mon pays! » Carnet de rencontres, d’Ani Kuni à Kiuna est une invitation à la rencontre des peuples autochtones, en commençant par un tête-à-tête avec soi-même dans le but de prendre conscience de notre place dans l’histoire. Emanuelle Dufour nous offre une bande dessinée autobiographique et collaborative, concrétisée dans le cadre de son projet doctoral en recherche-création à l’Université Concordia. À travers une démarche introspective et grâce à un assemblage riche de témoignages, elle s’intéresse à la (non) rencontre entre Québécois.es et Autochtones. Les illustrations poignantes et réfléchies révèlent que les rares contacts avec les peuples autochtones sont souvent artificiels et indirects. Dans la culture populaire, dans les médias et à l’école étaient transmises – et le sont souvent encore – des représentations misérabilistes des Premiers Peuples, ce qui a participé à maintenir invisibles leurs luttes et leur existence contemporaines.

En tant que future enseignante, je considère qu’il est de ma responsabilité de briser la tendance à généraliser les réalités autochtones et à les réduire à un passé lointain. Je veux sensibiliser les jeunes aux beaux comme aux moins beaux moments de notre histoire afin de les conduire vers le dialogue et de les faire contribuer à la réconciliation. Ainsi, la BD de Dufour se présente comme un outil pédagogique des plus pertinents pour commencer l’autochtonisation des cours d’univers social, étant donné que les manuels scolaires (ou plutôt le ministère de l’éducation) tardent à emboiter le pas.

Ani Kuni, entre ignorance et stéréotypes

Au fil des cinq chapitres, nous suivons Dufour dans son cheminement vers la rencontre des peuples autochtones. Le premier chapitre décrit la honte et le malaise qu’elle a vécus lorsqu’elle a réalisé l’ampleur de sa méconnaissance des réalités autochtones de « chez elle »[1]. Pourquoi en connait-elle si peu alors qu’elle habite le même territoire? Même si l’on suit son histoire personnelle, les références à la culture populaire québécoise ainsi que les témoignages de personnes allochtones montrent que l’ignorance de l’autrice reflète en fait plutôt bien l’expérience québécoise. Les stéréotypes continuent de marquer les esprits et la rencontre s’arrête bien souvent à une simple fascination superficielle pour les cultures autochtones.

Dans son deuxième chapitre, intitulé « La dormance », Dufour illustre une partie de son enfance en reconnaissant les privilèges dont elle a bénéficié. Comme plusieurs d’entre nous, elle ne côtoyait les réalités autochtones que par l’entremise de chansons dénaturées, telles que la célèbre « Ani Kuni »; de jeux de cowboys et de l’univers de Pocahontas[2]. Inconsciemment, ces minces liens désintéressés participaient à soutenir un imaginaire folklorique des plus tenaces.

À l’aube de l’été 1990, le réveil fut brutal pour la population québécoise.  À la vue des Warriors sur les écrans et dans les journaux s’est écroulée l’image romancée de l’Indien « authentique et primitif », si bien ancrée dans les esprits. Soudainement, les Autochtones réapparaissaient, mais complètement dénudés de leurs plumes et désarmés de leurs traditionnels arcs à flèches, et menaçaient l’ordre public[3]. En même temps, le traitement médiatique du conflit a ravivé la conception selon laquelle les Autochtones étaient des guerriers violents et sauvages. Les évènements à Kanehsatà:ke furent un point culminant dans l’histoire des relations entre Québécois.es et Autochtones. Ils ont incarné le fossé profond qui s’était creusé au fil du temps : les un.es percevaient une « crise » démesurée et injustifiée, alors que les autres ne faisaient que réitérer, plus haut et plus fort, leurs droits ancestraux. Les revendications territoriales avaient été trop longtemps ignorées pour attirer l’empathie, même celle des Québécois.es dont les aspirations politiques étaient pourtant similaires[4].  Ce qui avait été enseigné à l’école n’avait guère été utile non plus pour comprendre la situation[5]. Au contraire, les cours d’histoire avaient été conçus de manière à ce que les élèves se souviennent des Iroquois comme les ennemis torturant les martyrs[6], ou encore, plus récemment, réduisaient les peuples autochtones à leurs réalités précoloniales.  

Comme le témoignent les collaborateur.trices de la BD, la perception du conflit était donc imprégnée de stéréotypes méprisants et de non-dits[7]. Pour de nombreux.ses Autochtones, toutes nations confondues, cette période a été synonyme d’exclusion et de discrimination. En revanche, elle a aussi été une occasion de montrer qu’iels étaient encore là, prêt.es à lutter pour leur territoire.  

Kiuna, « à nous » : pour un avenir à leur image

Après avoir analysé les origines de certaines représentations, Dufour fait place aux véritables rencontres et aux accomplissements des acteur.trices autochtones. Elle raconte les moments déterminants qui ont défini son parcours et durant lesquels elle a été témoin de la résilience des communautés.

Si pendant longtemps, l’école a fait abstraction de ses élèves autochtones, la création d’institutions par et pour celleux-ci, dans les dernières années, constitue un virage majeur pour l’éducation autochtone. L’autrice se penche plus précisément sur la sécurisation culturelle de ces milieux et son impact sur la réussite des étudiant.es autochtones. Un peu partout à travers le Canada, les revendications pour une reconnaissance digne de leur existence et pour une éducation autochtone adaptée se sont multipliées. Des figures de proue, comme Michèle Audette, Stanley Vollant, Ghislain Picard, ont pris la parole sur la place publique pour faire avancer ces aspects trop longtemps négligés. Après tout, qui de mieux pour savoir ce dont les communautés ont de besoin? Notre rôle, c’est de leur tendre la main.

Autochtoniser notre enseignement… Par où commencer?

Les cours d’univers social au primaire sont régis par un programme de formation désuet, en vigueur depuis 2001. Les réalités autochtones sont étudiées dans une perspective qui a tendance à les ancrer seulement dans le passé et à effacer l’individualité de chaque nation. Comme le fait remarquer Dufour[8], le programme confine les peuples autochtones à des tableaux vains dans lesquels sont comparés les Algonquiens et les Iroquoiens vers 1500, deux familles linguistiques anthropologiquement construites. Ils y sont réduits à leur mode de production, avant et après l’arrivée de colons, sans égards aux traumatismes liés aux épidémies, à l’assimilation, aux pensionnats. Avec un peu de chance, certaines classes de sixième année se rendront plus loin dans le cursus et découvriront le mode de vie des Inuits, mais de 1980… Est-ce vraiment suffisant pour amener les élèves à amorcer la rencontre?

L’œuvre d’Emanuelle Dufour devrait avoir une place de choix dans nos bibliothèques de classe. En plus d’être un médium très accessible et facilement exploitable avec les élèves, la bande dessinée permet d’atténuer des lacunes des manuels scolaires en allant découvrir les luttes et des pans importants de l’histoire autochtone récente. On apprend à connaitre des activistes importantes telles que Melissa Mollen Dupuis, Ellen Gabriel, Anna Mapachee et plus encore. Aussi, le livre est une mine d’or de ressources : à la fin, il comprend une liste exhaustive d’ouvrages, de films, de sites Web, etc. à consulter.

Pour être en mesure de transmettre une histoire qui est juste, les enseignant.es doivent eux.elles-mêmes en maitriser le contenu. Autochtoniser l’école nécessite bien plus que l’intégration de savoirs autochtones dans nos cursus; nos méthodes doivent aussi y être soumises. Malheureusement, ce n’est pas tous.tes les enseignant.es qui reçoivent une formation digne de ce qu’elle devrait être, et il n’est pas évident de savoir par où commencer. Comment aborder le sujet sans parler au nom des communautés autochtones sans toutefois leur imposer le fardeau de nous éduquer? La démarche d’Emanuelle Dufour, qui est d’une grande humilité, est une piste dont il faudrait davantage s’inspirer. Avant d’aller à la rencontre d’une histoire commune, situons-nous d’abord dans le cadre colonial et déconstruisons nos représentations et biais inconscients. Comme chez l’autrice, le malaise et la honte seront à apprivoiser et à transformer en moteur d’action.

L’enseignement de la compréhension interculturelle, de l’empathie et du respect mutuel devrait être accentué dans nos classes, comme le suggère l’appel à l’action #63 de la Commission Vérité et réconciliation du Canada[9]. Écouter ce que les personnes autochtones ont à dire c’est aussi prendre part à la rencontre. En leur laissant la parole dans sa BD, Dufour montre l’importance de prêter attention à leurs histoires, pour cultiver l’empathie.

Même si le portrait n’est pas encore tout à fait rose dans le milieu de l’éducation, il tout de même est important de souligner le travail de tous.tes celleux ayant contribué à créer des programmes et des écoles qui répondent aux besoins des Autochtones. Emanuelle Dufour le fait brillamment tout au long de sa bande dessinée. Prenons, nous aussi, du temps en classe pour nous responsabiliser et pour honorer les nations résilientes qui habitent ici depuis des millénaires.


[1] Emanuelle Dufour, « C’est le Québec qui est né dans mon pays! » Carnet de rencontres, d’Ani Kuni à Kiuna, Montréal, Éditions Écosociété, 2021, p. 30.

[2] Ibid., p.46.

[3] Ibid., p.55.

[4] Ibid., p.65.

[5] Ibid., p. 76.

[6] Ibid., p. 60-61.

[7] Ibid., p.59.

[8] Ibid., p. 91.

[9] Canada, Commission de vérité et de réconciliation du Canada. Appels à l’action, Winnipeg, 2012, p. 9.