De Cannon à Bastarache : la commission d’enquête comme manœuvre d’évitement

Publié le 10 février 2012

Par Mathieu Lapointe, Université McGill

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L’actualité politique québécoise a été agitée, ces dernières années, par une recrudescence des soupçons vis-à-vis des gouvernants et de leur gestion de la chose publique, à Montréal comme ailleurs en province. Pas une semaine ne semble passer sans que les limiers des médias ou les partis d’opposition ne reniflent des odeurs de corruption ou ne révèlent des affaires franchement scandaleuses, dans un registre assez large allant de l’éthique douteuse aux malversations criminelles, avec l’implication parfois visible du crime organisé.

Comme Montréal semble au cœur de ces affaires scandaleuses, plusieurs intervenants évoquent la «ville ouverte» d’avant l’ère Drapeau et l’enquête Caron qui aurait lancé un grand ménage de la politique dans la métropole. Les débats publics actuels rappellent d’ailleurs l’effervescence scandalisée des années 1950, dans laquelle se sont préparées les réformes de la politique québécoise qui paraissent actuellement mises à mal par diverses tactiques de contournement. Avec une rare quasi-unanimité à travers la société québécoise, des représentants des mondes policier, judiciaire, syndical, patronal, politique, intellectuel et associatif réclament une enquête complète pour aller au fond des choses, même si les avis divergent sans surprise sur la définition de son mandat (liens entre la politique et le milieu de la construction, financement du Parti libéral, etc.). Malgré les scandales successifs et le mécontentement de l’opinion publique, le gouvernement Charest résiste et se retranche derrière la prérogative légale qui réserve à l’exécutif le pouvoir de déclencher une enquête et de délimiter son mandat. Comme néanmoins il est de mauvaise politique de sembler s’obstiner à ne rien faire, un gouvernement assiégé peut être tenté d’instituer une commission d’enquête sur un enjeu périphérique, histoire de détourner l’attention du public et de gagner du temps. C’est, de l’avis de plusieurs, ce qu’a fait le gouvernement Charest en instituant en 2010 la Commission d’enquête sur le processus de nomination des juges (présidée par l’honorable Michel Bastarache).

Vu dans le contexte de l’histoire des campagnes de moralité publique à Montréal, cet épisode rappelle moins la célèbre enquête Caron (1950-1953), obtenue de haute lutte par une mobilisation civique et une coalition d’associations, qu’une plus petite commission aujourd’hui oubliée, tenue six ans plus tôt par décision du gouvernement Godbout : l’enquête Cannon (mars-juin 1944), avec laquelle il présente des ressemblances frappantes. Cette histoire étonnante vaut en soi d’être racontée. Mais surtout, mise en parallèle avec la Commission Bastarache, elle révèle la mise en œuvre par le gouvernement provincial, dans des contextes historiques très différents, d’une stratégie presque identique pour contourner le débat public et tenter de calmer le jeu. Il s’agit, d’une part, d’instituer une commission d’enquête au mandat restreint ou portant sur une question secondaire par rapport aux scandales qui agitent la sphère publique et préoccupent la population; et, d’autre part, de focaliser l’attention sur les affirmations d’un dénonciateur bruyant et peu crédible, que l’enquête parviendra aisément à disqualifier, dans l’espoir que ce discrédit retombera sur l’ensemble des critiques du gouvernement.

En 1944 comme en 2010, la situation présentait les éléments suivants :

  • Un gouvernement provincial talonné par des protestations émanant de larges pans de la société civile et harcelé par les demandes d’enquête publique (relayées notamment par l’opposition officielle).
  • L’apparition d’un personnage peu crédible qui, pour des raisons visiblement en partie personnelles (désir de vengeance ou de réhabilitation, recherche de popularité), s’agite sur la place publique en dénonçant la corruption du gouvernement provincial, s’autorisant de son statut d’initié.
  • Le gouvernement saisit l’occasion et instaure une commission d’enquête restreinte qui examinera en particulier les affirmations de cet individu providentiel, sachant probablement d’avance que celles-ci sont mal fondées et/ou qu’il sera facile de discréditer le personnage. La définition du mandat de l’enquête tend donc à personnaliser le débat, l’éloignant ainsi des enjeux plus fondamentaux. L’humoriste Stéphane Laporte exagérait à peine en lançant que le premier ministre Jean Charest avait décidé de «faire une commission d’enquête sur Marc Bellemare» (La Presse, 14 avril 2010), puisqu’une bonne partie de la Commission Bastarache a porté sur la vérification des allégations de ce dernier. Par ailleurs, le mandat sera aussi défini de façon à englober une période et une problématique débordant les scandales actuels et ayant touché les deux grands partis; ce qui serait tout à fait légitime si par ailleurs on ne cherchait pas manifestement à détourner l’attention des questions les plus embarrassantes pour le gouvernement. En l’occurrence, avant les déclarations de Me Bellemare, la nomination des juges n’était ni l’objet d’importantes suspicions, ni un aspect des scandales éventés par les médias.

Similitudes et différences des contextes

Les contextes dans lesquels se déploient les deux campagnes anti-corruption présentent des similitudes notables. À l’époque comme aujourd’hui, Montréal parait le cœur de la corruption, le lieu de l’éclatement des plus gros scandales, à cause du poids de la métropole dans la société et les médias québécois, de l’échelle des affaires qui s’y déploient, de son urbanité toujours un peu inquiétante et de la présence visible des milieux criminels. Autre constante : la faible autonomie de Montréal et des municipalités ainsi que l’insuffisance de leurs revenus engendrent une dépendance et une pénétration des forces politiques provinciales en politique municipale; ce qui déplace vers le palier supérieur de gouvernement des débats sur des phénomènes de corruption observés localement. Enfin, à chaque époque, on trouve un pouvoir provincial aux prises avec d’importantes contestations à cause de réformes majeures qu’il a mises en œuvre et de l’orientation générale de sa politique, même si les lignes idéologiques des gouvernements Godbout et Charest diffèrent largement.

Au-delà de ces parallèles nombreux, les contextes sont passablement différents, à commencer par la nature des scandales reprochés aux autorités, plus moraux autrefois, plus économiques aujourd’hui. Le cœur du scandale, pendant la guerre et l’après-guerre, était la «situation de la moralité à Montréal», en particulier la large tolérance policière des immoralités publiques criminalisées (prostitution, pari et jeux de hasard, notamment) qui avait valu à Montréal la réputation nord-américaine de «ville ouverte». De cette corruption morale on concluait à une corruption politique, puisque le règne du «vice commercialisé» n’était possible, selon les réformateurs, sans la collusion entre les autorités municipales et la pègre. Par contraste, les scandales actuels sont avant tout affaires de gros sous : ils lient généralement la corruption politique au détournement de fonds publics, notamment dans le domaine de la construction et du génie-conseil, dans le contexte d’une privatisation (contestée) de l’État et d’une crise économique qui appauvrit les contribuables tout en suscitant des investissements massifs dans les travaux d’infrastructure.

Les scandales de moralité publique des années 1940 émergeaient, eux, dans une période de prospérité, mais aussi de bouleversements sociaux et politiques intenses : vive reprise économique amenée par la production de guerre, afflux de population dans les villes, crise du logement, travail accru des femmes à l’usine, intensification de la vie nocturne (night life), hausse de la consommation d’alcool et visibilité accrue des jeux de hasard et de la prostitution.  Ces mutations et ce «désordre» inquiétaient bien des citoyens, dans de nombreux milieux de la société montréalaise et québécoise. Leurs angoisses morales et sociales se mêlaient aussi aux ardents débats politiques de la guerre, marqués entre autres par le plébiscite sur la Conscription (avril 1942) : elles donnaient notamment des munitions symboliques aux critiques de la politique de guerre totale des libéraux fédéraux et à ceux qui accusaient le gouvernement Godbout de s’aplatir devant Ottawa. D’autant que les libéraux provinciaux avaient assoupli la Loi des liqueurs et imposé à Montréal, suite à sa faillite en 1940, un nouveau système politique municipal qui restreignait la démocratie au nom de la saine gestion. Les hommes du gouvernement, installés au Comité exécutif de la métropole, étaient soupçonnés d’y laisser prospérer le «vice commercialisé».

Le Moraliste et l’enquête Cannon

C’est dans ce contexte qu’apparaît, en septembre 1942, un curieux petit «journal jaune», Le Moraliste, se disant «au service de ceux qui aiment la justice». Le mystérieux hebdomadaire semble servir la croisade personnelle d’un ancien détective de la police provinciale qui avait été démis après le retour des libéraux provinciaux au pouvoir en 1939 : les premiers numéros consacrent de longues pages à l’histoire de ce Salem Alepin, à la défense de sa réputation et à l’accusation des autorités politiques et policières responsables, d’après le journal, de son injuste renvoi. L’hebdomadaire s’acharne en particulier sur le chef adjoint de la Sûreté provinciale, Louis Jargailles, qui selon Rumilly «rassemblait presque autant d’inimitiés que Charles Lanctôt parmi les adversaires du parti libéral». Mais de là, la dénonciation s’étend à d’autres cas scandaleux, qui confortent une accusation plus générale du régime politique et policier en place. Les histoires choquantes se multiplient, «révélées» par celui qui prétend en avoir été témoin de l’intérieur, par cet ancien policier qui aurait décidé de briser la loi du silence pour combattre la corruption. Semaine après semaine, l’hebdomadaire à scandale fait le procès de l’administration de la police et de la justice par le gouvernement libéral, qu’il accuse de tolérance envers le crime et le vice, et de complicités intéressées avec le monde interlope. Le journal sert donc à la fois de «révélateur» de la tolérance de l’immoralité à Montréal et de cheval de bataille contre le gouvernement libéral.

Duplessis et son biographe Rumilly nieront toujours que Le Moraliste ait été financé par l’Union nationale, même si la petite feuille de chou deviendra de plus en plus clairement unioniste jusqu’à sa disparition en 1946. Néanmoins le chef de l’opposition officielle se servit bientôt de ces «révélations» scandaleuses pour talonner le gouvernement Godbout en chambre et réclamer l’ouverture d’une enquête publique. Que les accusations du Moraliste aient essentiellement porté sur la police provinciale convenait parfaitement à Duplessis, qui pouvait ainsi attaquer directement les libéraux. Cela était rendu possible par le fait que, jusqu’à l’annonce de l’enquête, ce corps de police partageait avec la police municipale la responsabilité de réprimer le vice commercialisé à Montréal, autrement dit le droit de taxer informellement ces activités en faisant des descentes et en récoltant des amendes.

Le gouvernement résista longtemps à ces demandes d’enquête, mais céda finalement en mars 1944, dans le contexte des pressions accrues pour la répression de la prostitution dans les villes du pays : l’intervention des autorités militaires, alarmées de la prolifération des maladies vénériennes au sein des troupes, venait d’ailleurs de provoquer la fermeture soudaine du Red Light de Montréal en février 1944. Cependant, le gouvernement provincial ne se laissa pas faire pour autant et profita pleinement de sa prérogative de mettre en place l’enquête qui lui convenait.  Alors que l’opposition réclamait qu’on examine le comportement de la police provinciale sous les libéraux (depuis 1939), le procureur général annonça le 15 mars 1944 la tenue d’une enquête royale qui, remontant jusqu’à 1936, couvrirait également le premier gouvernement de l’Union nationale. L’administration Duplessis serait donc elle aussi sous investigation, devant un juge (libéral) choisi par le gouvernement. Cette annonce fit bondir le chef de l’opposition, qui déclara que le gouvernement se servait clairement de cette enquête à des fins politiques, puisque des élections étaient imminentes.

La réponse du gouvernement aux accusations de Duplessis trahit bien cette motivation politique. Même si le procureur général avait d’abord cherché à donner une légitimité religieuse à cette démarche en invoquant l’avis de la Semaine religieuse de Montréal (l’organe de l’archevêché), le procureur général Léon Casgrain et le premier ministre Godbout déclarent que l’enquête «démontrerait non seulement si la Sûreté provinciale est honnête sous le gouvernement actuel mais s’il est vrai en même temps que, sous le gouvernement de l’U.N. [sic], la protection du vice se vendait à Montréal». Ils défient aussi Duplessis (et l’opposition) «d’aller répéter devant le tribunal d’enquête les accusations qu’il a portées lui-même à la Chambre contre un chef de la Sûreté provinciale» :

Pourquoi le gouvernement ordonne-t-il une enquête? Des accusations ont été lancées en dehors de la Chambre et ici même à la Chambre. Nous voulons que les accusateurs viennent répéter leurs accusations devant un tribunal de justice. Salir des réputations quand on est protégé par son immunité parlementaire, c’est de la lâcheté! […] Si un député, un citoyen ou un journaliste a des accusations à proférer, il en aura l’occasion pendant cette enquête. S’il ne fait que lancer de la boue, elle retombera sur le lâche accusateur.

Ils narguent encore Duplessis, selon eux fâché que l’enquête remonte jusqu’en 1936 : «Est-ce cela qui énerve tant le chef de l’opposition? Du temps de l’Union nationale, d’après lui, tout était beau, il n’y avait pas de criminalité, la jeunesse était protégée. Si tout était beau, pourquoi tant s’énerver?». Tout de même, pour éviter de paraître trop partisans, les libéraux affirment que «cette enquête est demandée par le public et par les employés de la Sûreté provinciale, qui veulent que le public sache la vérité sur l’intégrité de la Sûreté provinciale». En somme, ils cherchent visiblement à démontrer la nature politique des attaques de Duplessis en choisissant de concentrer leur attention sur Le Moraliste, dont ils soupçonnaient probablement les liens avec l’Union nationale; ainsi qu’à laver la réputation de la Sûreté provinciale et de la Police des liqueurs, qui étaient sous l’autorité directe du procureur général : toutes choses que l’enquête fera en fin de compte.

Le juge choisi pour l’enquête, l’honorable Lucien Cannon (1887-1950), était issu d’une famille d’hommes de loi proches du Parti libéral; son père Lawrence-John Cannon (1852-1921), lui aussi juge à la Cour supérieure, avait mené une enquête semblable sur la police de Montréal en 1909. Lucien Cannon était devenu très jeune l’un des orateurs vedettes du Parti libéral.  C’est d’ailleurs lui qui y aurait attiré le célèbre Charles Gavan     («Chubby») Power (1888-1968) alors qu’ils faisaient leur droit ensemble à l’Université Laval vers 1910. Ils s’associèrent après leurs études pour fonder un cabinet d’avocats qui, selon Power, s’occupait surtout de politique. Cannon fut ensuite député libéral provincial et fédéral de 1913 à 1930 et de 1935 à 1936, année où il est nommé juge à la Cour supérieure. C’est donc un choix sûr pour le gouvernement libéral, qui sait à tout le moins que le magistrat n’aura pas de préventions contre le parti au pouvoir…

On comprend pourquoi, dès l’ouverture de l’enquête, le juge sent la nécessité de souligner que celle-ci aura un caractère «strictement et exclusivement judiciaire» — autrement dit, qu’elle ne sera pas une affaire politique. Il fait du même souffle appel à la collaboration de «tous les citoyens responsables qui ont des informations sérieuses et des renseignements utiles» et leur garantie écoute et protection. Le Devoir n’en sent pas moins le besoin d’appeler à l’action les groupes non partisans, «la saine portion du public, les associations de “civisme”, les groupements “d’action” qui auront le devoir de ne pas laisser à d’autres, moins désintéressés, le soin d’éclairer l’enquêteur». C’est ainsi que le Comité des œuvres catholiques suivra l’enquête par l’intermédiaire de Me Jean-J. Penverne, qui conseillera le juge enquêteur avant de jouer, dans les années suivantes, un rôle central dans la campagne d’assainissement montréalaise. Le Comité faisait d’ailleurs pression sur le gouvernement depuis 1943 pour obtenir une enquête sur la moralité et la police à Montréal.

Le gouvernement confie à la commission Cannon un mandat assez large, celui de faire «une enquête publique sur la Sûreté Provinciale du district de Montréal et la police des liqueurs du même district, pour la période écoulée depuis le 26 août 1936 au 16 mars 1944». Le juge ne se bornera donc pas à étudier la question du Moraliste et de la moralité à Montréal, mais devra se pencher sur l’organisation et le fonctionnement de la police provinciale dans le district de Montréal (qui couvre en fait toute la moitié ouest de la province) et faire des recommandations à divers égards. Il mène l’enquête avec l’aide de deux avocats choisis par lui, Mes Gérald Fauteux et Hugh O’Donnell, et d’un jeune secrétaire, Me Guy Favreau, tous promis à de brillantes carrières. Il a en outre à sa disposition, pour enquêter sur les plaintes crédibles et les affirmations du Moraliste, une équipe de policiers, dont l’objectivité n’est toutefois pas du tout acquise : il faut en effet se demander si le fait qu’ils aient été eux-mêmes membres de la Sûreté provinciale, le corps policier critiqué par Le Moraliste, même s’ils n’appartenaient pas au district de Montréal, ne risquait pas de biaiser leur perspective. La commission tient 46 audiences, reçoit 125 dépositions et ses séances publiques s’étalent entre le 29 mars au 9 juin 1944.

Même si elle ne s’y confine pas, l’enquête Cannon accorde une place prépondérante à l’examen de la police des mœurs à Montréal, exercée simultanément par la police municipale et par la Sûreté provinciale jusqu’au début de l’enquête. Cette première véritable enquête publique sur la moralité à Montréal depuis celle du juge Louis Coderre en 1924-1925 révèle la persistance, jusqu’à quelque temps avant l’enquête, du système de tolérance constaté vingt ans plus tôt. Le juge Cannon s’étonne par exemple des pratiques de cautionnement sur place des gens trouvés dans les maisons de désordre (jeu et prostitution); du faible nombre d’arrestations à chaque descente dans les bordels; du fait qu’en pleine épidémie vénérienne, on n’oblige pas les prostituées infectées à se faire soigner, comme le veut la loi; de l’absence de poursuites contre les véritables propriétaires des maisons; et de la non-application des mesures qui exigeraient l’emprisonnement de ces exploiteurs et permettraient ainsi la fermeture définitive des maisons.  Il critique le travail de police, mais n’hésite pas blâmer aussi les juges des Cours du Recorder et des Sessions de la Paix. En somme, le magistrat condamne la mauvaise application des lois sur la moralité à Montréal et son rapport sera l’une des assises des efforts de différents groupes (Ligue de vigilance sociale, Comité de moralité publique) pour obtenir une enquête sur la police montréalaise jusqu’au début des années 1950.

Renverser le fardeau de l’immoralité et discréditer le dénonciateur

Le juge Cannon blâme cependant davantage la police municipale que la Sûreté provinciale, la comparaison tournant systématiquement à la faveur de cette dernière. De même, à part certains correctifs qui s’imposent, il trouve l’état actuel de la police provinciale très satisfaisant à côté des scandales qu’il découvre au début du gouvernement de l’Union nationale (1936-1937). Le commissaire blanchit donc en gros la police provinciale, pour laquelle il ne cache pas son admiration : des abus ont eu lieu, surtout avant 1939, mais, pour l’essentiel, tout serait maintenant rentré dans l’ordre.  Et, forçant un peu la note dans le registre de l’autolégitimation, il affirme qu’aucune plainte fondée ne serait venue ni du public ni du Moraliste, toutes les révélations valables étant donc le fruit du travail de la Commission elle-même.

Au contraire, Le Moraliste en prend pour son rhume et son directeur Alepin est fustigé par le rapport Cannon, qui le présente comme un personnage tout à fait ignoble. Adoptant un ton hautement moralisateur, le juge souligne sa résistance à comparaître et écrit que «son physique, sa contenance, ses réticences, ses contradictions sont en ligne avec le métier qu’il exerce». Selon ses enquêteurs, toutes les accusations portées par le Moraliste seraient fausses ou seraient de vieilles histoires réglées depuis longtemps à l’interne… et Alepin aurait même été le coupable dans l’une d’elles! Le Moraliste n’est pas seulement malhonnête et partisan, c’est un «ramassis de saletés érotiques, dont les manchettes attirent la curiosité de la jeunesse et dont les malpropres histoires empoisonnent l’esprit des lecteurs». Le juge n’hésite pas à le qualifier de «pornographie» et en appelle aux autorités civiles et religieuses «afin qu’elles coopèrent pour protéger l’honnête population de la cité de Montréal contre cette feuille scandaleuse», «afin de protéger notre jeunesse, la dignité de la population de Montréal et l’autorité légalement constituée». Quant à Alepin, les audiences à huis clos où l’on a examiné son dossier et son caractère auraient révélé non seulement qu’il n’est «pas croyable sous serment», mais aussi qu’il «doit être un maniaque érotique et le juge se demande si un sanatorium ne serait pas l’endroit pour le guérir»! Le juge Cannon renverse donc le fardeau de l’immoralité, lavant la police provinciale et son assistant-directeur Jargailles, et démolissant la crédibilité du Moraliste.  Plus gênant encore pour l’Union nationale, l’enquête révèle que le rédacteur de cette feuille, un certain Albert Plouffe, avait été secrétaire de Duplessis vers 1936-1937.

Peut-être Le Moraliste méritait-il ce discrédit, du moins en partie. Mais il est difficile de ne pas percevoir dans l’enquête Cannon à la fois une manœuvre partisane et une tentative de la part du gouvernement de confondre moralistes et Le Moraliste, pour faire de ce dernier un «homme de paille» facile à abattre, en espérant discréditer ainsi tous ceux qui critiquaient l’administration libérale pendant la Guerre. Dès l’annonce de l’enquête, l’éditorialiste du Canada, quotidien proche du Parti libéral, avait annoncé «le dégonflement des “moralistes”». Puis, au cours de l’enquête, on avait assisté à une exploitation politique des révélations sur la Sûreté durant le régime unioniste : le même journal s’en donnait tellement à cœur joie que le juge Cannon dut à un moment le rappeler à l’ordre, l’intimant de ne pas préjuger des conclusions de l’enquête. Mieux encore : après la publication du rapport le 10 juillet, un mois plus tard que prévu et moins d’un mois avant l’élection provinciale du 8 août, l’organisation libérale provinciale publiait sous forme de brochure les passages du rapport Cannon les plus «juteux» et les plus accablants pour l’Union nationale, en les assortissant d’une introduction partisane et d’un bref questionnaire à saveur électorale.

Tout ceci confirme bien l’opinion du criminologue Jean-Paul Brodeur, selon laquelle l’enquête Cannon fut l’une des commissions dans lesquelles la dimension politique était la plus évidente. La campagne moraliste de Duplessis, qui avait instrumentalisé des soucis répandus dans la population, avait donc fini par se retourner contre lui, ce qui ne l’empêcha pas de reprendre la gouverne de la province aux élections d’août. Une fois de retour au pouvoir, cependant, le nouveau premier ministre affichera pendant son long régime (1944-1959) une grande tiédeur à l’endroit des demandes d’enquête sur la moralité publique montréalaise. De sorte que pour les citoyens inquiets de l’immoralité et de la corruption à Montréal, cette affaire n’avait en rien réglé la question, ni servi la démocratie. La manœuvre politicienne de Duplessis et l’esquive du gouvernement Godbout avaient en quelque sorte tourné en farce leurs préoccupations, même si l’enquête avait apporté une certaine caution judiciaire à leurs inquiétudes. Il faudrait encore six ans de plus, de nombreux autres scandales et une mobilisation citoyenne importante pour obtenir l’enquête Caron, qu’on devrait ensuite mener à bout de bras, envers et contre tant les dirigeants municipaux montréalais que le pouvoir provincial.

Quand on se compare, on se console, mais…

L’histoire ne se répète jamais à l’identique, on le voit bien. Comparée à l’enquête Cannon, la commission Bastarache paraît excessivement sérieuse. Les accusations de partisanerie lancées à l’endroit du juge Bastarache semblent tout à fait futiles devant le curriculum vitae du juge Cannon et en regard des liens étroits qui unissaient autrefois le judiciaire et le politique. De même, le déroulement de l’enquête et le ton du rapport Bastarache frappent en comparaison par leur neutralité et leur sérénité. Et s’il y a eu des manquements à l’objectivité, ils sont beaucoup moins flagrants aujourd’hui qu’en 1944. Tout cela est propre à rassurer ceux qui s’inquiéteraient de la qualité du processus judiciaire actuel…

Il n’empêche que si elle n’a pas donné lieu au même genre de destruction de réputation que l’enquête Cannon, la commission Bastarache a tout de même servi, d’un point de vue politique, une fonction semblable : celle de démonter les allégations d’un accusateur peu crédible sur lequel le gouvernement désirait focaliser l’attention publique. Au moment d’instituer la Commission Bastarache, le gouvernement Charest savait manifestement que les accusations de Me Bellemare ne résisteraient pas à un examen approfondi (le premier ministre n’avait d’ailleurs pas hésité à le poursuivre en diffamation); de la même façon que le gouvernement Godbout savait probablement d’avance qu’il serait facile de discréditer l’obscur Alepin en lui faisant subir un interrogatoire serré — a fortiori si l’on confiait l’enquête sur le personnage et ses accusations à des membres du corps de police dont il ternissait la réputation.

Personnalisation du débat, donc, mais aussi déplacement de la question. Le gouvernement Charest savait probablement dès le départ que le système de nomination des juges était assez sain — du moins beaucoup plus qu’il ne l’a été à d’autres époques de notre histoire. Or, avant les déclarations de Bellemare, l’indépendance du judiciaire n’était aucunement en cause dans les scandales qui agitaient la sphère publique. Pareillement, le gouvernement Godbout, avant même de confier son enquête à un juge sympathique, savait certainement que la police provinciale avait été réformée après avoir connu une période trouble au début du premier gouvernement Duplessis. Dirigeant l’œil de l’enquêteur là où le scandale ne risquait pas de les éclabousser, ces gouvernements faisaient un usage décidément bien cynique de la commission d’enquête, une institution censée, en démocratie, aider la population à obtenir des réponses à des questions qui la préoccupent.

Une telle manœuvre pouvait servir plusieurs fins : gagner du temps (comme le choix de ne compter que sur les enquêtes policières, longues par définition, et pas nécessairement imperméables aux interventions politiques); divertir l’attention du public et des médias; rassurer la population ou ses partisans; discréditer un rival, un gêneur et plus largement, les critiques du gouvernement, même lorsque ceux-ci soulèvent des questions légitimes. Rien ne prouve, en l’occurrence, que la tactique ait permis à ces gouvernements d’accroître leur popularité : au lendemain du dépôt du rapport Bastarache, un sondage révélait que la population préférait encore croire Bellemare contre Charest; et les libéraux de Godbout perdirent le pouvoir peu de temps après le dépôt du rapport Cannon. Même tenté par le cynisme, l’électorat déteste toujours assister à ce que plusieurs considèrent comme un spectacle politique et un gaspillage de fonds publics.  En outre, malgré toutes ses précautions, le gouvernement ne peut empêcher que l’enquête ne révèle quelques faits susceptibles de nourrir encore les soupçons.

Pourtant le problème de fond demeure : parce que le déclenchement des commissions d’enquête est une prérogative gouvernementale, cela peut prendre beaucoup de temps, en l’absence de «volonté politique», pour qu’une population mécontente et inquiète obtienne l’enquête publique désirée.  Si l’histoire nous apprend une chose, c’est que la route vers une commission d’enquête vraiment éclairante en matière de corruption politique peut être très longue, puisque le gouvernement garde, en tout temps, le contrôle de la situation — ou, comme dirait l’autre, «les deux mains sur le volant».

Pour en savoir plus

BRODEUR, Jean-Paul. La délinquance de l’ordre. LaSalle, Hurtubise HMH, 1984, 2 v.

BRODEUR, Magaly. Vice et corruption à Montréal, 1892-1970. Québec, Presses de l’Université du Québec, 2011, 144 p.

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LACASSE, Danielle. La prostitution féminine à Montréal, 1945-1970. Montréal, Boréal, 1994, 240 p.

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MORTON, Suzanne. At odds : gambling and Canadians, 1919-1969. Toronto, University of Toronto Press, 2003, 296 p.

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