Les abus de la mémoire-bouclier

Publié le 9 février 2023

Par Catherine Larochelle, membre du comité éditorial d’HistoireEngagée.ca, historienne et professeure à l’Université de Montréal

Le 2 février dernier, La Presse a publié une chronique intitulée « Nos souffrances la font vomir », signée de son collaborateur Maxime Pedneaud-Jobin. Si M. Pedneaud-Jobin veut s’improviser historien, je lui conseille de parfaire sa formation d’abord. Son texte est un parfait exemple d’instrumentalisation pernicieuse de l’histoire.

L’histoire d’une société ne s’explique pas en alignant deux trois faits et en leur faisant dire ce que l’on veut. Sa manipulation est dangereuse et avec elle viennent des responsabilités, car la mémoire collective qui en sort peut nourrir la solidarité sociale, comme elle peut faire l’inverse[1].

Des grands-mères bien utiles

En débutant la lecture de cette chronique, je me suis vite demandé en quoi les aïeules de M. Pedneaud-Jobin étaient liées à toute la controverse entourant la nomination de Mme Elghawabi. Le chroniqueur instrumentalise l’histoire pour nous faire croire que c’est aux souffrances de ses grands-mères aux mains de l’Église que s’est attaquée Mme Elghawabi. Il crée ainsi l’illusion d’un lien causal unissant toutes les souffrances de tous les Canadien.ne.s français.es du passé. Le chroniqueur pousse l’audace jusqu’à aborder le niveau d’instruction des Québécois francophones du milieu du 20e siècle, le comparant à celui des Noirs américains. Non seulement ce genre d’affirmation aurait mérité une référence directe à l’étude qui démontre ce fait, mais surtout ce procédé vise à brouiller les esprits : dans l’histoire du racisme, en fait, les Canadien.ne.s français.es sont surtout (seulement) du côté des victimes, nous dit-il. Qu’il n’y ait aucun lien logique entre la domination britannique à laquelle le tweet de Mme Elghawabi faisait allusion et le niveau d’instruction des Canadiens français en 1960 n’y change rien, le message est passé.

Comprendre les racines historiques du rapport entre le Québec et l’islam

Si on veut mobiliser le passé et l’histoire pour mieux comprendre les enjeux actuels, il serait beaucoup plus productif pour le dialogue (que disent souhaiter plusieurs commentateurs), de regarder le passé québécois non pas pour brandir ses souffrances, mais pour comprendre comment l’islam et le monde musulman ont été représentés historiquement, et quel rôle cet imaginaire a joué dans la construction de l’identité canadienne-française[2].

Depuis 12 ans, je fouille le passé québécois pour comprendre comment, en plus des conditions internes de sa construction (Église, domination britannique, voisinage américain), l’idée nationale s’est constituée sur un imaginaire racial et civilisationnel dans lequel les Arabes et les musulmans ont été une figure majeure. Sait-on que pendant des décennies les enfants québécois ont appris à lire avec la phrase « la nonchalance de l’Arabe[3] »? Que de multiples pièces de théâtre, romans, récits de voyage, reportages médiatiques, de production locale ou d’importation française, ont diverti de nombreux Canadiens français entre 1850 et 1950? Que ces productions culturelles et ces représentations scolaires véhiculaient une certaine image de l’islam? Et que « l’esclavage des femmes » musulmanes et le rapt des femmes blanches étaient l’un de ses thèmes de prédilection? Notre compréhension des enjeux actuels de la société québécoise serait certainement enrichie par une connaissance plus poussée de cette histoire.

Une mémoire-bouclier

Le rapport conflictuel d’une bonne part de la société québécoise avec la religion et l’Église catholique explique certainement en partie le contenu des débats sur la laïcité. Mais il faut cesser de penser que la rupture religieuse de la Révolution tranquille est la seule explication. En la présentant comme telle, et en recentrant l’enjeu sur la souffrance passée des Canadien.ne.s français.es, le chroniqueur (et bien d’autres) alimente une mémoire collective qui creuse les fossés générationnel et culturel de notre société.

De la même façon qu’elle n’aura aucune utilité sociale si on la veut honteuse ou coupable, la mémoire collective ne servira certainement pas le vivre-ensemble si elle nous empêche de regarder en face les manifestations contemporaines du racisme. Et pour les regarder en face, il faut cesser de les ramener constamment à la misère passée des Canadien.ne.s français.es.

Brandir l’expérience historique des femmes ayant souffert sous l’Église pour détourner le débat vers la reconnaissance des torts passés subis par la majorité historique, c’est alimenter une mémoire-bouclier.

Et c’est tout sauf rendre hommage à ces femmes.


[1] Catherine Larochelle, « La mémoire québécoise au-delà de la misère canadienne-française : réponse à Gérard Bouchard », Pivot, 7 décembre 2022 https://pivot.quebec/2022/12/07/la-memoire-quebecoise-au-dela-de-la-misere-canadienne-francaise-reponse-a-gerard-bouchard/

[2] Marc Brosseau, « L’autre comme apport à notre identité : l’image de l’Arabe dans les récits de voyage au XIXe siècle », Université d’Ottawa, Département de géographie, mai 1987; Pierre Rajotte, « La représentation de l’Autre dans les récits de voyage en Terre sainte à la fin du XIXe siècle », Études françaises, vol. 32, n° 3, 1996, p. 95–112; Id., « L’Orient dans les récits des voyageurs québécois de la seconde moitié du XXe siècle : une expérience de déperdition de soi », Voix et Images, vol. 31, n° 91, automne 2005, p. 15-31; Mounia Benalil et Janusz Przychodzen (dir.), Identités hybrides : Orient et orientalisme au Québec, Montréal, Département des littératures de langue française, Université de Montréal, 2006; Catherine Larochelle, « Les représentations de l’Orient méditerranéen dans les manuels de lecture québécois (1875–1945) », mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal, 2013; Id., « L’Orient comme miroir: les altérités orientale et autochtone dans les récits de voyage des Canadiens français au XIXe siècle ». Histoire sociale/Social History, 2017, vol. 50, no 101, p. 69-87; Id., « Petite histoire du nationalisme québécois et de ses racines orientalistes » dans Dia Dabby, Leila Celis, Dominique Leydet et Vincent Romani (dir.), Modération ou extrémisme? Regards critiques sur la loi 21, Québec, Presses de l’Université Laval, p. 29-42.

[3] Catherine Larochelle, L’école du racisme. La construction de l’altérité à l’école québécoise (1830-1915), Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2021, p. 257 (voir : Charles-Joseph Magnan et John Ahern, Mon premier livre : lire, écrire, compter. Éducation, instruction. Manuel des commençants, Québec, s. é., 1900, p. 52).