Entrevue avec Ochy Curiel
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Marcheterre-Pina, A., Stinfil, J. et Curiel, O. (2025). Entrevue avec Ochy Curiel. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=13210Chicago
. "Entrevue avec Ochy Curiel." Histoire Engagée, 2025. https://histoireengagee.ca/?p=13210.Les propos publiés ci-bas ont été recueillis par Jacques Renaud Stinfil et Ariane Marcheterre-Pina, au nom du comité d’organisation du colloque « Décentrer le champ des études noires ». Cet entretien est traduit de l’espagnol au français par Justina Uribe. La traduction est révisée par Jacques Renaud Stinfil.
Cet entretien a été réalisé en marge dudit colloque, tenu le 7 et le 8 novembre 2024 à l’Université de Montréal. Il se veut, à côté d’autres entretiens du même genre, une manière de poursuivre autrement les échanges et les discussions sur des enjeux majeurs touchant les personnes et les communautés noires. Histoire Engagée, partenaire du colloque, republie l’entrevue pour le bénéfice de notre lectorat. Bonne lecture!
Jacques Renaud Stinfil et Ariane Marcheterre-Pina : Pouvez-vous nous expliquer votre itinéraire ? Comment êtes-vous arrivée au féminisme décolonial ?
Ochy Curiel : J’ai passé une grande partie de ma vie en République dominicaine, particulièrement à Santiago, ville où je suis née. Ensuite, j’ai migré vers différents pays de l’Abya Yala[1], et cela fait presque vingt ans que je vis en Colombie.
Je suis la deuxième d’une famille de classe moyenne inférieure, trois filles et un garçon. Mes parents étaient enseignants, mon père professeur de musique et ma mère, professeure de chimie et de biologie. D’où [ma passion pour] la musique et mon désir de transmettre des connaissances, deux constantes dans ma vie.
J’ai étudié le travail social, ensuite j’ai fait une spécialisation en sciences sociales, et plus tard une maîtrise et un doctorat en anthropologie.
Très jeune, j’ai été liée aux questions sociales, notamment à travers le chant. J’ai commencé à composer mes premières chansons liées aux enjeux de société, et plusieurs mouvements m’ont approchée pour que je chante dans leurs événements. Je pourrais dire que cela a fait de moi une artiste organique de l’action politique avec pour projet de lutter contre les injustices.
C’est ainsi que j’ai rencontré le féminisme ; d’abord le féminisme blanc et hégémonique, ce féminisme qui prétendait qu’on était toutes égales, les femmes, et que l’on devait par conséquent forger une sororité presque « naturelle ». Vers la fin des années 1980, un mouvement culturel très intéressant a vu le jour en République dominicaine, réunissant plusieurs artistes et acteur.ice.s culturel.le.s. L’une des revendications de ce mouvement était de reconnaître la négritude, la matrice africaine, qui a été si souvent niée en République dominicaine où la majorité des gens pense que les Noirs, ce sont les Haïtiens, notre peuple voisin. Mais cette revendication se faisait à partir du mulataje, de la même manière que, dans d’autres pays d’Amérique latine, le métissage était revendiqué en tant qu’idéologie nationaliste raciste qui, par le biais de l’homogénéisation, niait les identités noires et autochtones, ou du moins ne les reconnaissait pas suffisamment. Nous, les femmes afros au sein de ces mouvements, nous avons commencé à remettre cela en question en signalant que nous n’étions pas mulâtresses, mais bien noires. Le terme afrodescendance est arrivé plus tard.
Parallèlement, dans les années 90, j’ai fait partie de deux courants politiques importants dans la région : le lesbianisme féministe, où on luttait contre le régime de l’hétérosexualité, et le courant féministe autonome, qui contestait l’institutionnalisation du féminisme — institutionnalisation produite par les politiques de développement, l’influence de l’AID [Association internationale de développement] et la coopération internationale dans la politique féministe. Dans ces deux courants, nous étions nombreuses, surtout parmi les femmes racisées, à dénoncer l’absence de prise en compte du racisme.
C’est bien plus tard que j’ai découvert les apports du tournant décolonial, et la proposition de María Lugones en particulier de créer un féminisme décolonial. Sa démarche et sa pensée ont permis d’approfondir les propositions politiques que beaucoup d’entre nous soutenaient déjà en articulant une analyse du genre, et évidemment de l’hétérosexualité, du racisme, du classisme, à partir de la matrice coloniale, et des différentes façons dont celle-ci s’exprime dans la colonialité contemporaine. C’est grâce à cela qu’aujourd’hui je me définis comme féministe décoloniale. Ce positionnement rassemble une bonne partie de ce que nous avons été nombreuses à construire à travers le mouvement des femmes noires ou du féminisme noir, du lesbianisme féministe, de l’autonomie féministe, avec les apports du tournant décolonial sur la modernité/colonialité. Il rassemble aussi les contributions des communautés autochtones, afrodescendantes, paysannes, en adoptant des ontologies et des philosophies relationnelles qui ne séparent pas l’humain du non-humain. C’est une démarche collective, mouvementiste, qui génère une pensée décoloniale et anticoloniale à partir de nos expériences situées.
Je fais partie du Groupe Latino-américain d’Études, de Formation et d’Action Féministe (GLEFAS), un réseau qui a vu le jour il y a plus de vingt ans et qui rassemble des camarades de divers pays. Depuis plus d’une décennie, nous nous positionnons comme féministes décoloniales.
Je suis également professeure à l’Université (universitaria), et je ne dis pas « universitaire » (académica), car mes idées et mes théories ont été forgées dans le mouvement social, et c’est ensuite que je les partage dans les universités où j’enseigne. J’y apporte non seulement mes propres contributions, mais aussi celles de nombreuses personnes, collectifs, organisations et mouvements qui alimentent la pensée antiraciste, anticoloniale et décoloniale.
J. R. S. et A. M.-P. : D’après vos propos, il semble évident que l’engagement sociopolitique ou militant joue un rôle crucial dans votre positionnement théorique. Pourtant, c’est aussi à ce niveau que semble s’expliquer votre « divergence » avec vos collèges des mouvements féministes lesbiens et féministes autonomes. En effet, c’est le mode d’articulation imbriquée des revendications qui serait au cœur de votre méthodologie critique, plus qu’un point de vue singulier. Votre perspective irait donc bien au-delà des épistémologies du point de vue (situé) à la Haraway ou à la Harding, par exemple. Cela expliquerait le fait que vous continuiez à interroger la matrice primordiale de productions des subalternités (liées au racisme, au sexisme, au classisme, etc.), c’est-à-dire, la matrice coloniale du pouvoir. Si nous interprétons correctement votre approche, non seulement elle prône une solidarité structurelle d’action entre les groupes subissant les effets de cette matrice coloniale, mais elle fait de cette solidarité un horizon indépassable sur le plan des possibilités de libération. Cette interprétation est-elle juste ?
O. C. : Oui, elle est juste. Un projet de libération ou de transformation ne se fait pas à partir des politiques identitaires. Celles-ci sont importantes pour comprendre comment nous avons été définies, comment nous voulons être définies et dans quel but. C’est-à-dire que les politiques identitaires nous permettent d’historiciser nos expériences et, en même temps, de nous positionner. Leurs limites deviennent évidentes lorsque, à partir des mouvements sociaux eux-mêmes, nous homogénéisons les expériences, comme l’ont fait ceux qui ont soutenu les logiques du pouvoir colonial. Par exemple, le mouvement antiraciste part souvent du principe que toutes les personnes afrodescendantes ont une même expérience ou un projet commun. De même, le féminisme tient pour acquis que son sujet politique est l’ensemble des femmes, et ainsi de suite avec le lesbianisme féministe et les lesbiennes… Il n’y a pas de prise en compte de la complexité de ces expériences, et encore moins des projets politiques de ces sujettes et sujets. En premier lieu, il est nécessaire d’analyser ces expériences à partir de la matrice coloniale du pouvoir, qui est celle de la « race », du sexe, de l’orientation sexuelle, de la classe, de la nationalité, etc. En deuxième lieu, il est important de comprendre quels sont les projets politiques. De ce point de vue, je ne suis pas intéressée par un projet politique identitaire, même si je comprends que les identités sont importantes pour nous situer, voire pour nous mobiliser. Le projet de libération ou de transformation auquel je crois doit être construit à partir de différent.e.s sujet.te.s politiques : afros, autochtones, femmes, hommes racisés, migrants et migrantes, trans, paysans et paysannes, acteurs et actrices populaires, tant qu’iels portent dans leurs actions et dans leur perspective politique la construction d’un monde juste, d’un mode de vie décolonial.
J. R. S. et A. M.-P. : Peut-on parler d’une certaine résonance réciproque entre le féminisme auquel vous vous identifiez et le Black Feminism ? Par exemple, la notion de colonialité du genre (Lugones) recoupe-t-elle, même partiellement, celle d’intersectionnalité (Crenshaw) ?
O. C. : Les coïncidences sont en effet importantes. Par exemple, le féminisme décolonial reprend une bonne partie des postulats du Black Feminism en exprimant que le genre ne peut être compris sans la race, la classe, la sexualité, etc. Les camarades du Combahee River Collective ont appelé cela la « simultanéité des oppressions » ; Patricia Collins l’a nommé « matrice de domination ». Nous aussi, depuis notre expérience sur ce continent, nous avons abordé cette notion, cette imbrication entre sexisme, racisme, hétérosexisme, etc. Je dirais même qu’on l’a fait à la même époque, seulement les Afro-Américaines se sont fait connaître davantage. Cela est lié à la géopolitique de la connaissance. Même s’il s’agit de femmes racisées, elles ont œuvré depuis les États-Unis et ont été traduites. Il n’en va pas de même pour ce que nous produisons en Amérique latine et dans les Caraïbes.
J’ai ajouté à la position de María Lugones que la position de Kimberlé Crenshaw est une proposition libérale et multiculturelle pour plusieurs raisons :
- Même si l’intersectionnalité contribue à une théorie critique, elle ne contribue pas à une proposition d’action politique, encore moins à un projet de transformation.
- Elle ne résout pas les effets de la matrice du pouvoir colonial (qui lie racisme, (hétéro)sexisme, classisme et nationalité, etc.). Elle ne fait que le montrer, c’est-à-dire qu’elle est descriptive.
- Elle ne permet pas de concevoir une relation de domination changeante et historique. Elle ne replace pas nécessairement ces relations dans leur contexte.
- Elle fixe la position des sujets en tant que victimes.
- Elle ne se demande pas comment ont été produites des catégories d’oppression séparables qui se croisent et s’influencent mutuellement. Pour nous, féministes décoloniales, ces catégories ont été produites par la modernité/colonialité.
L’intersectionnalité est-elle utile ? Oui, mais seulement pour atteindre certains objectifs libéraux.
J. R. S. et A. M.-P. : Dans quelle mesure votre identité ou condition de femme noire influence-t-elle vos engagements politiques et idéologiques ?
O. C. : J’ai toujours dit qu’une expérience ne produit pas nécessairement une conscience des oppressions qui nous affectent. Cependant, comme l’a souligné l’Afro-Américaine Patricia Hill Collins, l’expérience peut être un privilège épistémique, car elle permet de comprendre comment fonctionnent les oppressions à partir d’une subjectivité particulière. Dans mon cas, venant d’un pays où la négritude est niée, cette expérience a été essentielle. Premièrement, grâce à ma mère et à ma famille maternelle, qui ont toujours su qu’iels étaient noir.e.s — c’est de là que je viens. Deuxièmement, en ayant participé à des mouvements culturels et artistiques où ce thème était central. Et troisièmement, parce que je me suis mise à étudier ces sujets. Ces trois conditions ont façonné mes engagements politiques antiracistes, anticapitalistes, anti(hétéro)sexistes, antimilitaristes. Bref, un engagement politique qui dénonce toutes les formes de violence et de pouvoir, tout en mettant l’accent sur les résistances historiques que nous avons menées — en tant que peuples afrodescendants, autochtones et populaires — pour construire la liberté, pour recouvrer la dignité que le colonialisme et le racisme, conjointement avec d’autres systèmes de pouvoir comme l’hétérosexisme et le nationalisme, ont cherché à nous retirer à travers différentes temporalités.
Ma condition d’Afro-Caribéenne est mon principal lieu d’énonciation, mais je ne suis pas seulement cela. Je suis aussi migrante, lesbienne féministe, artiste, autonome, et tout cela a contribué à forger mon projet politique.
J. R. S. et A. M.-P. : En ce qui concerne cette idée de lieu d’énonciation pluriel, un élément qui semble original dans votre approche est votre conception du lesbianisme. On vous attribue la thèse selon laquelle le lesbianisme ne serait pas une question identitaire, mais plutôt une position politique. Pourriez-vous nous en dire davantage à ce sujet ?
O. C. : Eh bien, je ne pense pas que cette idée soit uniquement la mienne. C’est le postulat fondamental du lesbianisme féministe. Cette position politique signifie que nous luttons contre le régime de l’hétérosexualité. Elle implique aussi de mettre en lumière que ce régime a été imposé à des époques coloniales, avec ses catégories : homme, femme, famille nucléaire, monogamie, mariage — le tout étant lié à la propriété privée, à la construction nationale et au concept de citoyenneté (une notion moderne). Comprendre le régime de l’hétérosexualité nécessite donc des analyses complexes sur les plans économique, social et culturel. Il faut également articuler ces analyses avec d’autres logiques de pouvoir racistes et classistes. Il ne s’agit pas d’une identité, même si je me positionne comme lesbienne féministe et que j’ai une pratique sexuelle lesbienne. C’est important, mais cela ne suffit pas pour construire un projet de transformation, car il existe, par exemple, des lesbiennes féministes racistes.
J. R. S. et A. M.-P. : Nous aimerions maintenant aborder un autre volet de notre entretien. Comme vous l’avez déjà évoqué, vous venez d’une société où l’État censurait par le passé certaines pratiques et manifestations culturelles (comme le vodou) issues de ses « propres » communautés noires. Quel est l’état de la situation aujourd’hui ? Il semble important, d’un certain point de vue, d’utiliser des guillemets pour parler de l’appartenance de certaines personnes (ou communautés) noires à la société dominicaine. En effet, une frange de ses élites politiques ne semble pas reconnaître ces personnes comme des composantes à part entière du corps social. De fait, différents procédés d’invisibilisation et de suppression des contributions des personnes noires à la société dominicaine font l’objet d’importantes études. Il y a là un problème sérieux. Mais quelle est, selon vous, sa véritable nature ? Comment l’expliquer ?
O. C. : Pour répondre à cette question, il est important d’analyser les faits historiques. Rappelons que l’île de Babeque ou Ayiti, comme on appelait l’île d’Hispaniola (nom que Christophe Colomb lui donnera plus tard) a principalement été colonisée par les Espagnols et les Français. Ces colonisateurs ont divisé l’île en deux, d’abord par le traité de Ryswick, signé en 1697, puis par le traité de Bâle en 1795, laissant aux Français le contrôle de la partie occidentale (l’actuelle Haïti) et aux Espagnols le contrôle de la partie orientale (l’actuelle République dominicaine). Les niveaux d’exploitation, de déshumanisation et de racisme à l’égard des Africain·e·s asservi·e·s sur l’île, perpétrés par le système de plantation, principalement dans la partie occidentale, ont conduit les esclaves à produire l’une des révolutions les plus importantes : la Révolution haïtienne. Une révolution anti-systémique en ce qu’elle a remis en question la logique coloniale raciste et esclavagiste imposée par le monde occidental au continent américain. Elle a mis fin à l’esclavage et au système colonial, créant le premier État-nation noir composé de femmes et d’hommes réduits en esclavage : Haïti.
Après la révolution haïtienne, Jean Pierre Boyer, alors président d’Haïti, a occupé la partie orientale de l’île, le Saint-Domingue espagnol, pendant vingt-deux ans (1822-1844), ce que la mémoire nationale et l’historiographie raciste appellent « l’invasion haïtienne ». Ce n’était pas le cas, une grande partie de la population de Saint-Domingue espagnol souhaitait être intégrée à Haïti en raison de la crise économique qu’elle traversait.
Au cours de cette période, l’hispanisme a été renforcé pour contrebalancer la tentative de Boyer d’unifier l’île. L’élite créole blanche d’origine espagnole s’est accrochée à la langue espagnole et à la religion catholique pour affirmer son identité hispanique face aux Haïtiens. Le caractère hispanique est ainsi devenu un pilier de l’identité nationale dans la partie orientale de l’île.
C’est ainsi que naît la République dominicaine, en 1844, obtenant son indépendance d’Haïti sous la houlette des élites blanches et mulâtres, bien que l’Espagne l’ait colonisée pendant des siècles. Cela caractérise une grande partie du projet national dominicain, élaboré et diffusé par les élites créoles. Ces dernières considéraient l’Espagne comme leur mère patrie et les autres métropoles européennes comme des moyens de se protéger d’Haïti, perçue comme leur ennemi extérieur, noir et autre.
En d’autres termes, pour la majorité des Dominicains et Dominicaines, qu’il s’agisse des élites ou du peuple, est noir celui qui vient d’Haïti, bien que la majorité de la population en République dominicaine soit afrodescendante. C’est pourquoi tout ce qui a une matrice africaine — qu’il s’agisse de spiritualité (le vodou), de subjectivité, de gastronomie, de savoir ou de diverses pratiques culturelles — est invisibilisé. Cela est renforcé par des institutions telles que les écoles, les médias, les églises, etc., et par le racisme antihaïtien.
Comme le dirait le penseur Silvio Torres Saillant, c’est une forme d’autosuicide, un déni constant de la part du peuple dominicain lui-même, pourtant majoritairement noir.
J. R. S. et A. M.-P. : Comment sont reçues en République dominicaine les luttes et initiatives noires qui ont cours dans le monde ?
O. C. : Eh bien, comme je l’ai mentionné précédemment, elles sont presque inconnues, à l’exception de certains milieux intellectuels ou culturels ayant accès à ces informations. Cela est dû au racisme antinoir présent ici. Et il n’existe pas en République dominicaine un mouvement antiraciste assez fort pour socialiser ces luttes. Certains et certaines d’entre nous s’y consacrent, mais cela ne suffit pas pour créer un contre-récit qui rende compte de ces apports.
J. R. S. et A. M.-P. : Existe-t-il, dans la société dominicaine actuelle, des initiatives militantes dans les milieux académiques contre ce rejet/mépris de l’héritage africain ?
O. C. : Des initiatives collectives dans le milieu universitaire, il y en a très peu. C’est pour cette raison que nous, au sein du Groupe Latino-américain d’Études, de Formation et d’Action Féministe (GLEFAS), nous organisons des écoles décoloniales antiracistes depuis plus de dix ans, destinées aux organisations sociales, populaires. Nous faisons cela précisément parce qu’il n’existe pas, dans les universités, des programmes ou des plans pour contrer ce rejet du noir. Il existe d’autres collectifs, tels Aquelarre ou le Centre Juan Montalvo, qui font des activités antiracistes, mais j’insiste, il y en a très peu.
J. R. S. et A. M.-P. : Est-il possible d’imaginer, dans la société dominicaine actuelle, des programmes d’études du type « études noires » ?
O. C. : Oui, c’est possible. Mais cela implique un travail ardu pour convaincre les institutions académiques, et même les collectifs activistes, de leur importance. À cause de toute l’histoire que j’ai expliquée plus haut, cela n’est pas considéré comme une nécessité. Et encore moins dans le contexte actuel, où le gouvernement dominicain procède à une série de déportations de migrants haïtiens de la manière la plus inhumaine, et pas seulement de migrants mais aussi de Dominicains et Dominicaines d’origine haïtienne, ou encore de Dominicains et Dominicaines à la peau noire. Une grande partie de la société dominicaine applaudit ces actions, bien qu’une autre partie, évidemment minoritaire, les rejette. Cette situation a remis le racisme au cœur du débat, et peut-être — et je le dis davantage comme un vœu — cela pourra ouvrir la possibilité de promouvoir ce type d’études.
J. R. S. et A. M.-P. : Quelques décennies plus tard, comment évaluez-vous vos combats, menés avec vos camarades, en faveur des expressions et des groupes considérés comme minoritaires ?
O. C. : Cela a été une constante dans ma vie. J’ai passé de nombreuses décennies dans ces luttes. Je constate que l’action collective devient de plus en plus difficile. La logique néolibérale de l’individualisme, du narcissisme, la montée de la droite et de l’extrême droite, le militarisme, les guerres, l’extractivisme rendent plus ardues les actions collectives. Nous faisons face à un très grand monstre. Et face à cela, je pense que les mouvements sociaux sont de plus en plus fragmentés, tenant pour acquis que la lutte ne peut être que spécifique, à travers la politique identitaire. Cela affaiblit beaucoup le projet commun de transformation sociale. Mon combat, avec d’autres, consiste dans un appel à notre responsabilité de lutter contre cette matrice d’oppression coloniale qui articule racisme, classisme, extractivisme, nationalisme, hétérosexisme, et ce, en intégrant des sujets multiples, celleux qui s’engagent à transformer ce monde vers un buen vivir comme dirait le mouvement zapatiste, un monde où tiennent de nombreux mondes. C’est difficile, mais pas impossible. Et ce sont nos propres peuples —afros, autochtones — qui nous en donnent les clés, eux qui ont promu un système pour la vie, et non pour la mort.
Notice biographique
Anthropologue, féministe lesbienne décoloniale de renommée internationale, Ochy Curiel articule recherches universitaires et activités militantes. Ses recherches doctorales, centrées sur le racisme antinoir en République dominicaine et sur les relations haïtiano-dominicaines, lui permettent d’aborder des situations historiques, toujours d’actualité et riches en rebondissements. Certains de ses travaux ethnographiques ont déjà fait l’objet d’adaptations théâtrales.
Curiel enseigne actuellement à l’Université nationale de Colombie. Parallèlement, elle poursuit ses activités de militante féministe décoloniale. Avec La Maison pour L’Identité des Femmes Afro, elle est l’une des fondatrices de la première rencontre de femmes noires d’Amérique Latine et des Caraïbes, qui a eu lieu en République dominicaine en 1992. Elle est connue, entre autres, pour ses luttes et théorisations contre le racisme, le sexisme, le classisme, le régime de l’hétérosexualité, le nationalisme, le militarisme, et d’autres formes de pouvoir et de violence.
Elle est cofondatrice du Groupe Latino-américain d’Études, Formation et Action Féministe (GLEFAS).
[1] Note du comité : Abya Yala est un terme dérivé de la langue des Kunas, communauté autochtone de l’actuel Panama et servant à désigner les Amériques.
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