Partager, guérir, militer

Publié le 29 septembre 2020

Par Evelyn Amony

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Voici le troisième texte d’une série de cinq articles portant sur l’exposition Ododo Wa : Filles en temps de guerre, présentée au Musée canadien pour les droits de la personne jusqu’en novembre 2020. Cette série a également été publiée en anglais sur ActiveHistory.ca. Vous trouverez les autres textes de la série ici.


Une grande partie de ma vie a été marquée par des hauts et des bas, et je sais qu’elle continuera ainsi. À l’âge de 11 ans, presque 12, j’ai été enlevée par l’Armée de résistance du Seigneur (LRA) – un groupe de rebelles qui a combattu le gouvernement ougandais pendant plus de 20 ans. Avant mon enlèvement, je vivais avec mes parents et j’allais à l’école à Gulu, une petite ville du nord de l’Ouganda. J’ai été séparée de ma famille et retenue en captivité pendant plus de dix ans. Comme beaucoup d’autres personnes enlevées, j’ai été emmenée au Soudan du Sud où je vivais dans un camp de la LRA. Et, comme beaucoup d’autres filles, j’ai été forcée d’épouser un commandant et de mettre au monde des enfants.

J’ai échappé de justesse à la mort en 2005, lorsque j’ai été capturée avec mon nouveau-né dans une embuscade militaire par l’armée ougandaise. La jupe verte que je portais ce jour-là est exposée au Musée canadien pour les droits de la personne (MCDP) de Winnipeg, au Manitoba. On y voit les trous des balles qui ont effleuré mon corps lorsque j’ai levé les bras, en tenant mon bébé au-dessus de ma tête.

Lorsque je suis rentrée chez moi, je n’ai pas pu parler de mon expérience en captivité et des souffrances que j’avais endurées. J’étais trop déprimée. J’ai été enlevée quand j’étais enfant, violée et réduite en esclavage. Au fil des ans, j’ai trouvé le courage de parler de mon expérience et de l’écrire. J’ai publié mon autobiographie I am Evelyn Amony: Reclaiming My Life from the Lord’s Resistance Army en 2015, 10 ans après mon retour.

Les dessins qui font partie de la conception de l’exposition Ododo Wa mettent en évidence la façon dont nous avons commencé à raconter nos histoires. De 2009 à 2011, de nombreuses femmes touchées par la guerre se sont réunies et ont participé à un projet de partage d’histoires, organisé par le programme Justice et réconciliation. Chaque femme de notre groupe de soutien par les pairs dessinait quelque chose et en parlait ensuite. Par exemple, nous avons dessiné des cartes détaillant les camps de la LRA et les maisons des commandants. Cela a mené à des conversations sur les règles strictes qui régissaient la vie quotidienne au sein de la LRA. Même si nos maisons étaient proches les unes des autres, nous n’étions pas autorisées à nous rendre visite ou à nous parler. Nous pouvions passer des mois sans nous parler.

Details d’un dessin incorporé au design de l’exposition Ododo Wa : Filles en temps de guerre du Musée canadien pour les droits de la personne à Winnipeg, au Manitoba, en 2019. Photo : Musée canadien pour les droits de la personne; Jessica Sigurdson

Ma vie en captivité a pris un tournant encore plus abrupt lorsque j’ai perdu ma fille. Bien que des années se soient écoulées depuis la dernière fois que je l’ai vue, elle est toujours bien présente dans mon esprit. Elle a disparu lors d’une attaque militaire contre la LRA lancée par le gouvernement ougandais et une coalition d’autres pays après l’échec des efforts de médiation, en 2004. À ce jour, je ne sais toujours pas où elle se trouve, si elle est vivante ou non. J’ai écrit mes mémoires dans l’espoir que cela m’aide à la retrouver. En écrivant, j’ai pensé que quelqu’un allait peut-être lire mon livre et savoir ce qui lui est arrivé, où elle se trouve, et me contacter. Je voulais que le monde entier connaisse la douleur que ressentent les parents quand on leur enlève leurs enfants. L’écriture était un moyen à la fois d’exprimer cette douleur et de la contenir. J’ai partagé mon expérience lors d’entrevues à de nombreuses reprises depuis la publication du livre. J’ai gagné en confiance et en aisance pour m’exprimer. Mais la douleur de parler de la disparition de ma fille n’a pas diminué. C’est une chose que je peux mettre par écrit, mais qui reste difficile à dire. C’est quelque chose qui est là, dans mes souvenirs et dans mon autobiographie, mais que je n’ai pas voulu inclure dans l’exposition.

Ce que je voulais inclure dans l’exposition, c’était les répercussions continues de la violence que nous avons subie pendant notre captivité. De nombreuses femmes blessées et violées lors de conflits ont des problèmes de santé reproductive. Les femmes étaient confrontées à des mariages forcés et à des grossesses. Elles ont donné naissance, en captivité, et fait face à beaucoup d’autres choses qui restent difficiles et douloureuses. Je veux que le monde entier le sache.

Evelyn Amony (à gauche) et Grace Acan, devant l’exposition Ododo Wa au Musée canadien pour les droits de la personne, le 22 octobre 2019. Photo : Musée canadien pour les droits de la personne; Jessica Sigurdson

Je veux aussi que le monde connaisse la peur que nous avons vécue. Nous vivions dans une peur constante et nous n’avions personne vers qui nous tourner. Je me sentais seule et désespérée.

J’ai pris conscience de la valeur de parler de ce qui s’est passé. Partager mes expériences, même les plus douloureuses, me permet de me sentir mieux, d’être soulagée. Parfois, cela me permet de me sentir libre. Avant d’écrire mon livre, j’avais peur que les gens disent : « Oh, elle est inutile. Elle a été violée. Elle n’a rien. » Mais après avoir écrit sur mes expériences, j’ai eu le courage de m’exprimer publiquement. Cela m’a fait réaliser que j’ai du courage. Je ne suis pas encore retournée à l’école, comme j’espérais le faire, mais c’est toujours l’un de mes objectifs. Je peux encore changer ma vie, aller de l’avant. Je vais de l’avant. Je suis une chercheuse, une mère, une militante.

Dans mon travail de chercheuse et de militante, je travaille sur un projet qui inclut aussi des hommes qui sont revenus après avoir été captifs de la LRA. Ils sont également confrontés à des difficultés. Ceux qui ont été commandants ressentent parfois le désir de retrouver les enfants qu’ils ont engendrés en captivité. Ils trouvent qu’il est difficile de contacter la famille. Certains ont indiqué avoir été accueillis par des mots de rejet : « Non, c’est toi qui as fait perdre du temps à notre enfant. Tu n’as aucun droit ici. » Ils ont peur, mais ils estiment qu’ils doivent entrer en contact avec leurs enfants. Beaucoup de ces hommes sont revenus avec des blessures physiques, certains avec des jambes amputées, et ils n’ont aucun moyen de subsistance. D’autres se sont vu refuser des terres par leur famille. On leur dit : « Non, vous êtes restés trop longtemps dans la brousse. La terre de votre famille vous a été enlevée. » Les rapatriés manquent souvent de voix et de fondements pour revendiquer leurs terres. Certains hommes ont également été agressés sexuellement pendant la guerre. Ils ont peur de se manifester et de parler de ce qui les tourmente.

Il est essentiel de dire la vérité. J’ai le sentiment que le gouvernement n’a pas su nous protéger.

Il y a un dicton dans ma culture qui inspire la façon dont je conçois notre lutte continue pour la justice et les réparations : « Quand un arbre a été coupé, il peut encore faire pousser des feuilles fraîches, comme un arbre nouvellement planté, et continuer à grandir. »

En 2014, le Women’s Advocacy Network a présenté une pétition au parlement ougandais demandant qu’on s’occupe de nos problèmes particuliers, notamment la reconstruction de nos vies, le financement de l’éducation de nos enfants et la fourniture de soins médicaux. Nos demandes restent sans réponse.


L’exposition Ododo Wa : Filles en temps de guerre est présentée au Musée canadien pour les droits de la personne jusqu’en octobre 2020.

Evelyn Amony est la présidente du Women’s Advocacy Network basé à Gulu, en Ouganda. Elle est auteure, chercheuse et militante.