« Protests and Pedagogy » : La commémoration de l’occupation étudiante de 1969 à Concordia

Publié le 5 mars 2019
Amanda Perry

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Perry, A. (2019). « Protests and Pedagogy » : La commémoration de l’occupation étudiante de 1969 à Concordia. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=9085

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Perry Amanda. "« Protests and Pedagogy » : La commémoration de l’occupation étudiante de 1969 à Concordia." Histoire Engagée, 2019. https://histoireengagee.ca/?p=9085.

Par Amanda Perry, doctorante en littérature comparée à la New York University

Source: Concordia University Records Management and Archive (1074-02-037).

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Qu’est-ce que cela veut dire quand une institution commémore ses propres échecs? Cette question était l’une des principales de la série d’évènements « Protests and Pedagogy » qui a eu lieu à l’Université Concordia du 29 janvier au 11 février 2019. Les dates de la programmation elles-mêmes étaient très significatives : elles correspondaient exactement aux jours de l’occupation du centre informatique par des centaines d’étudiants.es il y a cinquante ans, une occupation menée par des étudiants.es antillais.es ayant accusé un professeur de racisme et reprochant à l’université de n’avoir pas suffisamment répondu à leurs plaintes.  Bien que l’université impliquée ait changé de nom, de Sir George Williams à Concordia, les bâtiments restent les mêmes. Le 4th space, la salle d’exposition où la plupart des évènements de « Protests and Pedagogy » étaient organisés, est directement en face de l’édifice Hall, dont la façade apparaît sur presque toutes les photos de l’occupation. Sur quelques-unes d’entre elles, les étudiants.es apparaissent à travers les fenêtres du neuvième étage brandissant les poings iconiques du Black Power, ou simplement fumant des cigarettes et bavardant. Sur d’autres, une quantité immense de cartes perforées tombent en cascade vers le sol, jetés par les manifestants.es après avoir appris que l’administration avait annulé les négociations et appelé la police antiémeute pour les arrêter.

Enfin, il y a des photographies de fumée et de vitres cassées qui rappellent le feu mystérieux qui a mis fin à l’occupation le 11 février. Un geste radical des étudiants.es pris.es au piège par les autorités, ou une tactique policière pour les faire sortir qui risquait de les tuer pendant qu’ils et elles étaient barricadés.es dans le centre informatique? Personne n’a été reconnu coupable d’avoir provoqué l’incendie, mais en raison des dégâts, « l’affaire Sir George Williams » a mérité le titre de manifestation étudiante la plus coûteuse de l’histoire canadienne. La réaction de la foule en dehors du bâtiment, qui a commencé à scander « Let the n****** burn », « Laisse les n***** brûler », reste un des chapitres les plus infâmes dans l’histoire du racisme anti-noir de ce pays. Par la suite, 97 étudiants.es ont été arrêtés.es, et après un procès, plusieurs des étudiants.es antillais.es ont été renvoyés.es dans leurs pays d’origine sans la possibilité de terminer leurs études. Les répercussions de cette affaire aux Caraïbes ont dépassé le sort de quelques individus : le Canada se voyait accusé de racisme et d’impérialisme économique, tandis que le procès de dix étudiants.es de Trinidad-Tobago contribuait à l’éruption des manifestations du « Black Power » de 1970 qui ont presque fait tomber le gouvernement trinidadien.

À l’époque, l’université a cherché à culpabiliser les étudiants.es et à contrôler et minimiser les dommages énormes infligés à sa réputation internationale. Cinquante ans plus tard, Concordia a donné son appui financier et logistique à la commémoration, organisée par une équipe d’universitaires et d’administrateurs.trices dont Nalini Mohabir, du département de géographie, en partenariat avec des organisations communautaires, des donateurs corporatifs et des bénévoles. Le résultat : une longue réflexion sur l’occupation elle-même, ainsi que sur le rôle ambigu des universités qui à la fois combattent et reproduisent les injustices sociales.

« Protests and Pedagogy » a énormément profité de la présence de plusieurs manifestants.es des protestations de l’époque, maintenant septuagénaires ou octogénaires. Ils et elles étaient les intervenants.es principaux.ales de pas moins de quatre tables rondes, trois à Concordia et une à la Maison d’Haïti, qui ont montré la diversité des opinions concernant la signification de l’occupation parmi les personnes les plus impliquées. Certains.es se sont surtout focalisés.es sur la controverse à l’origine de l’occupation : l’accusation soulevant que Perry Anderson, un professeur de biologie, avait systématiquement fait échouer ses étudiants.es noirs.es, nuisant ainsi à leurs ambitions professionnelles. Rodney John, une des six personnes à l’origine de la plainte contre Anderson, a souligné les efforts de l’université pour écarter leur plainte. D’autres, comme Philippe Fils-Aimé et Brenda Dash, ont plutôt affirmé l’importance de l’occupation dans un mouvement d’activisme noir qui secouait l’Amérique du Nord et le monde entier. Fils-Aimé – qui avait fait la une de La Presse en 1969 quand il avait donné comme « cadeau » une fausse poupée vodou au procureur du procès des étudiants –, a insisté pour dire que l’occupation était organisée par des militants.es acharnés.es sous la direction idéologique du grand intellectuel trinidadien C.L.R. James. Pour Michael Cohen et Michelle Serano, issu.e.s de la communauté juive de Montréal, leur participation était surtout une manière de montrer leur solidarité, en accord avec leurs convictions politiques et l’activisme de l’époque. Nancy Walker, qui était une étudiante à McGill en 1969, l’a bien dit : tout avait commencé, explique-t-elle, avec quelques étudiants antillais, assez bourgeois, qui voulaient devenir médecins; mais quand l’université a mal réagi à leurs propos modérés, la situation s’est radicalisée, allant à la rencontre du militantisme qui a défini les années 1960.

Outre les tables rondes, l’évènement phare de la série était le colloque du 8 et 9 février. Avec 27 présentations, deux tables rondes, et deux séances littéraires, ce colloque a réuni un groupe impressionnant de chercheurs.euses. Tandis que quelques universitaires comme Hyacinth Simpson, Steven High, et Kim Borden Penny ont présenté leur nouvelle recherche historique sur les communautés noires et antillaises au Canada, d’autres, comme Michael West, ont replacé les évènements de 1969 dans un contexte global. La préoccupation centrale du colloque, néanmoins, était bel et bien les universités elles-mêmes, en tant qu’institutions de pouvoir, et leurs relations tendues avec les communautés noires et racisées.

La table ronde Decolonizing the Academy and the Question of Institutionalizing Black Studies qui a attiré le plus grand public était celle de Afua Cooper, Rinaldo Walcott, et Adelle Blackett, un véritable « power trio » des études noires au Canada. Il et elles ont parlé des possibilités d’institutionnaliser les études noires au Canada. Cooper, l’autrice notamment de La pendaison d’Angélique, a expliqué les obstacles bureaucratiques qui ont bloqué la création d’un programme d’études noires à Dalhousie pendant plusieurs années, avec une administration qui leur offrait des excuses contradictoires. Le programme n’a été approuvé qu’après un changement de contexte politique, quand le mandat d’indigénéiser l’académie suivant la Commission de vérité et réconciliation a mené Dalhousie à créer un programme d’Études autochtones. Selon elle, l’administration se sentait gênée et a pris la décision d’accéder à sa demande de créer un programme d’Études afro-canadiennes au même moment. Rinaldo Walcott, professeur à l’Université de Toronto, a soulevé que les universités ont une capacité énorme d’absorber et même de récompenser les démarches critiques, donc de neutraliser le potentiel de dissidence. Il ne faut pas penser, selon lui, que la décolonisation soit une véritable possibilité au sein des institutions qui jouent un rôle conservateur. Adelle Blackett, professeure renommée de droit à McGill, a pris une autre direction, insistant sur le fait qu’il ne faut pas céder l’université ni aux buts de l’administration ni aux forces néolibérales. Elle a décrit les possibilités transgressives de l’enseignement, et elle a signalé la nécessité de lutter pour des changements au sein des programmes, par exemple en introduisant des cours qui focalisent sur les relations entre la race, la loi et le pouvoir. En plus, l’existence de tels cours peut faciliter les demandes de diversifier le corps professoral.

Le débat a continué le samedi, surtout avec la discussion sur les archives du « Negro Community Center », qui était auparavant une institution clef à la Petite-Bourgogne. Concordia a commencé à recueillir des archives du centre après sa fermeture en 1994, recevant un grand nombre de donations additionnelles après l’effondrement d’un mur de l’ancien centre en 2014. D’un côté, l’intervention de Concordia a assuré que les matériaux ne se perdent pas, comme cela s’est produit avec les archives du United Negro Improvement Association, qui ont été jetées à un moment donné. D’un autre côté, comme Annick Maugile Flavien l’a souligné, les archives sont maintenant physiquement éloignées de la communauté noire, car elles restent sur le campus Loyola, et psychologiquement à travers des processus d’accès compliqués. Il est ressorti de cette discussion le fait que les institutions académiques favorisent et restreignent la production et la dissémination du savoir. Elles sont, à la fois, des créatrices de possibilités et des gardiennes qui excluent trop souvent les populations marginalisées.

De la même façon, Caroline Brown, de l’Université de Montréal, et Philip Howard, de l’Université McGill, ont abordé la problématique des liens entre l’université et la communauté noire à travers les scandales de « black face ». Howard a diagnostiqué la tendance des universités à répondre aux instances de « black face » dans les milieux universitaires en citant « l’impératif pédagogique ». Les administrateurs.trices insistent sur le fait qu’il faut éduquer les coupables concernant la nature offensante de leurs actions, envisageant ainsi leur réhabilitation. Selon lui, cette réponse peut être optimiste au point d’être délibérément aveugle, puisqu’elle prétend que les étudiants.es n’étaient pas conscients.es des connotations racistes de leurs actions. En même temps, elle en ignore presque complètement les effets nuisibles pour les étudiants.es noirs.es et la communauté noire, qui sont continuellement soumis.es à des offenses semblables. Et si on faisait en sorte que la communauté noire, et non les coupables, soit la priorité? Ce serait au moins un pas dans la bonne direction.

Tous ces débats mettent en relief les buts de la série « Protests and Pedagogy » elle-même. La programmation a donné à une nouvelle génération d’étudiants.es la possibilité de se documenter sur l’occupation, en même temps qu’elle a réuni un groupe de chercheurs.euses et d’activistes pour  s’assurer que la mémoire institutionnelle et militante de l’occupation ne se perde pas. Le soutien de Concordia à cet évènement est aussi une forme de reconnaissance que ce qui s’est produit lors de l’hiver 1969 reste important de nos jours. Cela dit, on peut très bien se demander si les choses ont suffisamment changé. Les noirs.es restent sous-représentés.es parmi les professeurs à Concordia, et il n’y a pas de programme d’Études noires. L’université n’a jamais non plus offert des excuses officielles pour la façon dont elle a géré l’occupation. À quoi ressemblerait une vraie réconciliation? Est-ce qu’il faut maintenant parler de réparations?

La série entière avait comme base une exposition au 4th space, réalisée par Christiana Abrahams, qui a établit un dialogue entre les archives de l’occupation et les œuvres artistiques contemporaines qui la commémorent. Il parait clair, néanmoins, que ce n’était pas que les archives qui étaient exposées. C’était aussi l’université, avec toutes ses contradictions.

Pour en savoir plus :

https://protestsandpedagogy.ca

Austin, David. “All roads led to Montreal: Black Power, the Caribbean, and the black radical tradition in Canada.” The Journal of African American History 92.4 (2007): 516-539.

Austin, David. Fear of a Black Nation: Race, Sex, and Security in Sixties Montreal. Between the Lines, 2013.

Forsythe, Dennis. Let the Niggers Burn: The Sir George Williams University Affair and Its Caribbean Aftermath. Black Rose Books, 1971.

Mills, Sean. The Empire Within: Postcolonial Thought and Political Activism in Sixties Montreal. Chapter Four, “Montreal’s Black Renaissance.” McGill-Queen’s Press-MQUP, 2010. — Contester l’empire: Pensée postcoloniale et militantisme politique à Montréal, 1963-1972. Trans. Hélène Paré. Collection Cahiers du Québec, 2011.

Tunteng, P. Kiven. “Racism and the Montreal Computer Incident of 1969.” Race 14.3 (1973): 229-240.

West, Michael O. “History vs. Historical Memory Rosie Douglas, Black Power on Campus, and the Canadian Color Conceit.” Palimpsest: A Journal on Women, Gender, and the Black International 6.1 (2017): 84-100

Crisis at Sir George. Dir. Rene?e Morel. Connections Productions, 1999.

Ninth Floor. Dir. Mina Shum. NFB, 2016. https://www.nfb.ca/film/ninth_floor/