Entretien avec Henrique Carneiro*

Publié le 12 mars 2019

Propos recueillis par Caroline Robert

Henrique Carneiro est professeur d’histoire moderne à l’Université de São Paolo au Brésil. Ses recherches portent sur l’histoire de l’alimentation, des boissons et des drogues. Nous l’avons rencontré durant son séjour de recherche au Québec à l’automne 2017.

Caroline Robert : Parlez-nous un peu de votre parcours académique.

Henrique Carneiro : J’ai entrepris mon parcours universitaire en histoire vers la fin de la dictature au Brésil. À cette époque, il y avait beaucoup de répression politique, surtout dirigée vers les jeunes et la consommation illicite de drogues. La question du cannabis, qui était la drogue la plus consommée et la plus distribuée au pays, était particulièrement importante. Ainsi, dès le début de mes études, j’ai voulu comprendre la genèse de la prohibition du cannabis. Je me suis demandé pourquoi une plante si inoffensive faisait l’objet d’un tel dispositif répressif, tant policier que judiciaire. D’un autre côté, il y avait des substances bien plus dangereuses pour la santé publique, telles que l’alcool et le tabac, qui avaient pourtant un statut tout à fait licite. Suite à ces premiers questionnements, j’en suis venu à comprendre le système de distribution des drogues selon trois circuits distincts. Le premier circuit est celui de l’industrie pharmaceutique. Celle-ci produit des substances thérapeutiques, mais qui sont souvent des analogues de drogues illicites. Ensuite, il y a le circuit des substances interdites, dont font partie le cannabis, la coca et l’opium. Enfin, le troisième circuit correspond aux substances à usage récréatif, par exemple l’alcool, le tabac et la caféine.

Après avoir établi cela, j’ai commencé ma maîtrise en m’intéressant à l’histoire des drogues à l’époque moderne. J’ai porté mon attention sur Garcia Da Orta, un médecin d’origine portugaise et de confession juive, qui a vécu pendant trois décennies en Inde au XVIe siècle. Durant son séjour, il a écrit un ouvrage qui est devenu l’une des références les plus importantes en matière de drogues orientales et africaines. J’ai ensuite étudié les autres herboristes de l’époque moderne lors de mes études en France. Quant à ma thèse de doctorat, elle portait sur l’impact des nouvelles connaissances des drogues, qui ont mené à une nouvelle attitude morale de la part des Occidentaux. Ces connaissances révélaient que les Autochtones, les peuples africains et les peuples orientaux utilisaient des plantes alors inconnues des Occidentaux. Les usages qu’ils faisaient de ces plantes – je me réfère ici aux usages aphrodisiaques et hallucinogènes – étaient alors fortement désapprouvés par les Occidentaux. Il s’agissait pour moi d’un autre grand mystère que je voulais percer. Je me demandais pourquoi les hallucinogènes, qui étaient tellement importants dans les cultures amérindiennes, orientales et africaines, inspiraient l’horreur chez les Occidentaux. En fait, les substances hallucinogènes faisaient l’objet d’un grand tabou partout en Occident.

C.R. : Pourquoi ce tabou en Occident ?

H.C. : Je crois que c’est une question qui a trait à la formation religieuse en Occident. C’est la culture religieuse chrétienne qui a établi une relation hiérarchique avec l’au-delà. Dans la tradition chrétienne, les disciples n’entrent pas directement en relation avec l’au-delà, il doit y avoir une sorte d’entremetteur, c’est-à-dire les hommes d’Église. Il n’y donc pas la possibilité des expériences hors de soi, de laisser son esprit vaguer. De plus, dans plusieurs autres religions où l’animisme est présent, les éléments naturels ont une âme. La tradition judéo-chrétienne, quant à elle, n’octroie pas d’autonomie aux végétaux. En fait, dans les textes de la Genèse, on retrouve une grande méfiance à l’égard des végétaux. La transgression commise par Adam et Ève, en touchant l’arbre de la connaissance et en mangeant le fruit défendu, a amené l’humanité à tomber du paradis. Au sein de ce jardin d’Éden, représentation du paradis, il y avait une prohibition fondatrice de certains végétaux (d’ailleurs, le mot « paradis » veut dire « jardin » et vient du perse). Quand les Occidentaux sont arrivés en Amérique, ils ont eu un choc en constatant que les peuples autochtones utilisaient et consommaient certains végétaux sacrés afin de soulager certaines douleurs et d’atteindre un certain état d’extase. Il faut dire que l’idée de la souffrance dans la tradition chrétienne est associée au paiement d’une dette morale envers Dieu. Ainsi, l’utilisation de certaines plantes afin d’éviter certaines souffrances était vue d’un mauvais œil.

Plusieurs substances étaient perçues comme dangereuses par les Occidentaux à leur arrivée au Brésil, dont le tabac. La consommation de tabac était alors la plus importante technique d’extase en Amérique du Sud. Ce n’est donc pas par accident ou coïncidence que le tabac a été l’une des premières substances à être interdite. Le tabac a néanmoins été incorporé à la tradition occidentale, comme les autres plantes ayant une capacité stimulatrice, telles que le café, le thé, le chocolat, la guarana et la coca. Ces plantes ont été incorporées parce qu’elles étaient des substances dites de  performance, c’est-à-dire qui favorisaient la production. Quant à la consommation des hallucinogènes, elle menait à un état second, que l’on pourrait qualifier de « hors de soi », qui réduisait les capacités productives. Cette inhibition explique pourquoi ceux-ci, dont le cannabis, n’ont pas été intégrés dans la culture occidentale.

C.R. : Quels ont été vos principaux intérêts de recherche par la suite ?

H.C. : Après mes études, j’ai travaillé sur la tradition des boissons alcoolisées. Ces boissons étaient très importantes à l’époque moderne, surtout d’un point de vue économique. Ces breuvages, particulièrement le vin, étaient intégrés dans le grand flux de circulation commerciale. Une nouveauté est toutefois apparue au 17e siècle: les boissons distillées. Ces boissons étaient intimement liées à la structure économique de l’Amérique du Sud. L’utilisation de la canne à sucre permettait la fabrication d’eaux-de-vie, telles que le rhum ou la cachaça, la boisson alcoolisée la plus populaire du Brésil. En étudiant l’historiographie, j’ai pu constater que plusieurs aspects étaient peu documentés. Il y a bien sûr des classiques en histoire de l’alcool au Brésil, mais ceux-ci ne traitent que de l’aspect économique, dans le sens le plus limité du terme. Il s’agit le plus souvent d’analyses de la capacité de production ou de l’incidence de ce commerce sur la fiscalité du pays. Pour ma part, j’étais plutôt attiré vers le prisme de l’histoire culturelle de l’alcool, c’est-à-dire la compréhension des représentations associées à la consommation des boissons alcooliques. Je me suis demandé : quel est le niveau publiquement acceptable de l’ivresse ? Est-ce que ce niveau acceptable se modifie selon la classe sociale ou l’origine ? Et comment ces comportements associés à l’alcool sont-ils régulés?

Il m’est apparu que, vers les années 1920, au Brésil comme ailleurs dans le monde, on a  mis en place des mesures législatives visant à réguler les comportements associés au fait de boire en public. Au même moment, on procédait à la mise en place d’un réseau institutionnel destiné aux alcooliques, soit pour leur incarcération, soit pour leur réhabilitation. Qui plus est, la question de la consommation d’alcool, tout comme celle des autres comportements moralement inacceptables, se mêlait à la question raciale. Ainsi, les populations racisées du Brésil étaient alors symbolisées par les personnages du vagabond, de l’alcoolique, du syphilitique, du tuberculeux et du criminel. L’attribution de ces qualificatifs visait à diaboliser les pratiques culturelles de ces populations, sorte de prolongement de la tradition coloniale. De même, on associait beaucoup l’hérésie à la consommation d’alcool des Autochtones. Il faut dire que, pour certains peuples, boire n’était pas seulement une question de socialisation ou d’ivresse, mais une porte d’entrée communicationnelle vers leurs divinités. Ainsi, on visait, par cette croisade dite morale, à effacer une certaine mémoire collective, à effacer la culture antérieure de ces différents peuples. D’un autre côté, la répression de ces pratiques était aussi motivée par le processus d’industrialisation, qui exigeait désormais une discipline de travail axée sur la productivité. La consommation d’alcool et de drogues était dès lors vue comme un facteur diminuant le potentiel productif des ouvriers.  Il n’est donc pas surprenant de trouver, parmi les plus fervents prohibitionnistes aux États-Unis, des hommes tels que Henri Ford et John Rockefeller.

C.R. : Comment qualifieriez-vous votre approche théorique ?

H.C. : J’ai été très influencé par ma directrice de recherche Mary Del Priore, qui a été une pionnière en histoire des femmes au Brésil. Elle-même avait été influencée par l’École des Annales, ce qui a guidé mes orientations théoriques. J’ai aussi été grandement influencé par l’approche marxiste en lien avec la formation du monde sud-américain. Cette vision était très bien formulée par Immanuel Wallerstein, avec le concept de système-monde. De plus, mon passage en France m’a mis en contact avec des chercheurs du Centre de recherche du monde américain (CERMA) de l’École des hautes études en sciences sociales à Paris, qui ont influencé certaines de mes approches théoriques. Je pense plus particulièrement à Serge Gruzinski, spécialiste du processus de colonisation du Mexique. Il a été l’un des premiers historiens à tenter de comprendre l’importance des drogues dans la culture, surtout dans le contexte mexicain. Mes discussions avec lui ont eu l’effet d’une révélation quant au riche potentiel d’une histoire des drogues.

C.R : Votre séjour de recherche au Québec a été justifié par un projet d’histoire comparative entre le Brésil et le Québec en matière de régulation de l’alcool. Quelles ont été les motivations derrière ce projet de recherche ?

Je me suis d’abord intéressé aux relations entre l’Europe et les Amériques durant la période de formation de la société moderne, et plus particulièrement sur les conflits entourant les différents modes de consommation d’alcool. Par la suite, j’ai tourné mon attention sur l’époque contemporaine et ses mouvements de tempérance et de prohibition. J’ai réalisé un bilan historiographique sur l’histoire de l’alcool aux États-Unis et je me suis rendu compte qu’il y avait, au nord de la frontière étasunienne, une réalité tout à fait différente. Cette réalité canadienne en matière de régulation de l’alcool était méconnue pour moi, mais semblait aussi être peu connue à l’échelle mondiale. Rapidement, j’ai compris que la méconnaissance de ce modèle particulier, soit le monopole d’État du commerce des alcools, s’expliquait par la crainte des grandes compagnies de voir émerger un modèle alternatif de circulation de l’alcool. Par exemple au Brésil, il est peu intéressant pour les compagnies comme la AmBev (il s’agit du leader mondial de la  production de bière) de savoir qu’il existe un modèle différent pour la vente des alcools. Je me suis donc penché sur l’historiographie existante à ce sujet. Je dois avouer que, devant mon peu de connaissances sur le sujet, le résultat le plus important de mon séjour ici a été la lecture de plusieurs ouvrages abordant la question. Ces textes m’ont permis d’approfondir mes connaissances au niveau de la réglementation des boissons et de travailler à l’élaboration d’un projet de recherche plus large sur la régulation de l’alcool.

*Cet entretien a été réalisé dans le cadre du projet de blog du Centre d’histoire des régulations sociales