Les aventures de Nono, Jean Grave (1901)

Publié le 6 février 2025

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Lieutier, P. (2025). Les aventures de Nono, Jean Grave (1901). Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=13268

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Lieutier Prune. "Les aventures de Nono, Jean Grave (1901)." Histoire Engagée, 2025. https://histoireengagee.ca/?p=13268.

Par Prune Lieutier, Phd, productrice de contenus médiatiques pour la jeunesse et chercheuse spécialisée en médias émergents

Les productions médiatiques à destination des jeunes publics (livres, films, émissions de télévision, jeux vidéo) ont, nous le savons, des impacts importants sur le développement des enfants, leur capacité à acquérir des connaissances et compétences et à cultiver des valeurs. De leur posture de lecteur·trices et de spectacteur·trices, les enfants se nourrissent des représentations et discours que, en tant que société, nous décidons de financer, de produire, de promouvoir et, ultimement, de leur offrir. En cela, je suis intimement convaincue que par l’observation de ses productions médiatiques jeunesse ou au contraire de ce qu’elle ne produit pas voire censure, il est possible à l’observateur·trice curieux·se de comprendre de larges pans d’une société à un temps donné de son histoire. À travers cette série de courtes chroniques, je m’intéresse à des albums illustrés et livres pour enfants et adolescent·es qui, par leur sujet, le contexte de leur sortie, leur approche graphique ou narrative, ou encore leurs créateur·trices, font écho à de profonds changements sociaux. Ou comment, en somme, les histoires pour enfants racontent, elles aussi, la grande histoire.

« À un moment, ce fut au tour de Nono de dicter [un problème mathématique]. Et il en dicta un qu’il se rappelait avoir fait à l’école où il s’agissait d’un marchand qui, ayant acheté tant de pièces de drap, de tant de mètres, pour la somme de tant, on demandait ce qu’il fallait qu’il le vendît au mètre pour faire un bénéfice de tant. Ton problème est bien posé, fit Solidaria qui venait de paraître parmi les enfants, mais il est posé selon les règles égoïstes que l’on vous enseigne aux écoles d’un monde où l’on ne travaille qu’en vue de spéculer sur ses semblables. Ici, le problème se pose tout autrement; à ta place, je dirais : étant donné qu’un homme a tant de pièces de drap, qu’il peut, dans chaque pièce, tirer tant d’habits, à combien d’amis pourra-t-il faire plaisir, en en donnant un à chacun ? » (Grave, 1901)

En 1854 naissait en Auvergne l’un des pionniers du mouvement anarchiste du XIXe siècle français. Jean Grave, fils d’un meunier et d’une femme au foyer, lui-même savetier devenu journaliste et éditeur révolutionnaire, sera en effet tout au long de sa vie (1854–1939) un auteur prolifique et de tous les combats socialistes, puis, dès 1880, communistes libertaires. Il est l’auteur d’opus tels que La société mourante et l’anarchie (1892), une vulgarisation des écrits de Pierre Kropotkine qui motivera sa condamnation à deux ans de prison et à 1000 francs d’amende. Créateur de la revue Les Temps nouveaux en 1895, dont les quelques 900 numéros ont réuni des plumes aussi prestigieuses que celles d’Elisée Reclus, Pierre Kropotkine, Félix Fénéon ou encore Camille Pissaro, il est dit de Jean Grave qu’il est « malhabile à la parole, brusque et entêté – d’aucuns disent un peu étroit – mais simple, sans grands besoins, sans vanité et travailleur infatigable » (Méric, 1908). C’est également un éducateur passionné, intégrant et dirigeant dès 1899 la rubrique « Le coin des enfants » dans la revue Les Temps nouveaux, pour proposer aux plus jeunes des extraits (signés Hans Christian Andersen, Léon Tolstoï ou encore Charles Dickens)  « refusant la violence et la guerre, se moquant des travers du pouvoir, de tous les pouvoirs, des préjugés et de toutes les conventions des traditions, d’où qu’elles viennent » (Wagnon, 2017).

Mais ce qui nous intéresse ici dans la foisonnante bibliographie de Jean Grave, au-delà de ses activités d’essayiste engagé ou d’éditeur de revue révolutionnaire, est l’auteur du fascinant roman court pour enfants Les aventures de Nono, publié en 1901. Véritable conte libertaire, destiné à faire réfléchir les jeunes lecteur·trices aux notions de liberté, de responsabilité individuelle et collective, d’organisation sociale, de solidarité et aux dangers du capitalisme, Les aventures de Nono répondait à une commande du grand pédagogue libertaire Francisco Ferrer Guardia, qui souhaitait l’offrir aux élèves de son École moderne, fondée à Barcelone le 8 octobre 1901. Cette école s’ancre dans des principes pédagogiques basés sur la mixité garçon/fille (toute une avancée dans l’Espagne traditionaliste du début du XXe siècle !), la laïcité, l’autonomie, l’entraide, l’égalité sociale et la place centrale offerte à l’enseignement des sciences. Elle offre aussi un droit d’entrée proportionnel aux revenus de chaque famille (l’École ne recevait aucun subside public ou privé) et un mode d’organisation collective et participative permettant d’évacuer le sentiment de compétition. Sa pédagogie, aspect là aussi révolutionnaire pour l’époque, exclut les examens, classements, punitions et récompenses. Les enseignant·es n’y interviennent que sur sollicitation des élèves, qui travaillent en petits groupes affinitaires sur des projets collaboratifs et dans une logique d’entraide.

Cette pédagogie n’est pas sans rappeler d’autres philosophies d’enseignement qui en ont été contemporaines, telles que celle, éponyme, élaborée par Maria Montessori dès 1907, ou encore la pédagogie Freinet élaborée par les époux Élise et Célestin Freinet aux débuts des années 1920. En Europe et en Amérique du Nord, alors que la fin du XIXe et le début du XXe siècle voient la plupart des pays rendre l’école primaire obligatoire, on assiste en effet à une réflexion profonde et transnationale sur les manières d’accompagner l’enfant dans son développement et de transformer les modes de transmission de savoirs ; un mouvement également issu d’aspirations à construire un monde plus pacifiste au sortir de la Première Guerre mondiale. Dès 1921 est ainsi fondée, sous l’impulsion du pédagogue suisse Adolphe Ferrière, la Ligue internationale pour l’éducation nouvelle – qui, après son extinction au début de la Seconde Guerre mondiale, connait un renouveau depuis 2003. Son ambition est de « développer dans les jeunes générations le respect de la personne humaine par une éducation appropriée. Ainsi pourraient s’épanouir les sentiments de solidarité et de fraternité humaines qui sont aux antipodes de la guerre et de la violence » (Wallon, 1952). Des revues sont créées (dont Pour l’Ère nouvelle, issue de la Ligue) et des mouvements se développent (dont le Groupe français d’éducation nouvelle, qui inspirera des cercles similaires en Belgique, au Luxembourg, en Haïti, etc). Bien que l’École moderne de Francisco Ferrer Guardia ne fasse pas partie officiellement du mouvement des écoles nouvelles telles qu’incluses dans la Ligue, celle-ci participe évidemment du même processus de transformation des philosophies d’enseignement.

Les aventures de Nono s’inscrit ainsi directement dans ces écoles de pensée, Jean Grave s’attachant lui aussi à contribuer à faire évoluer les mentalités des jeunes et à « participer, par l’éducation, à la construction d’une société nouvelle [et à la mise en place] des conditions d’une révolution sociale » (Wagnon, 2017). On y rencontre le jeune Nono, neuf ans, un garçon « intelligent, tapageur, […] entêté, non pas comme une mule, non pas comme deux chèvres, mais bien comme dix mille cochons » (Grave, 1901). Un beau matin, fort mystérieusement, le voilà qui se réveille non dans son lit mais au milieu d’une clairière, en pleine nature, seul. Rapidement rejoint par des abeilles, des mésanges et autres faunes dont il semble étrangement comprendre le langage, Nono part à la recherche de quoi se nourrir et étancher sa soif. Et le voilà qui tombe sur une grande et belle femme, dont émane « une énergie puissante » (Grave, 1901). Alors qu’il lui promet d’être sage et obéissant, espérant lui plaire et s’en faire accepter, elle met immédiatement le cadre : « Sage ! Obéissant ! C’est en effet ce que l’on demande aux habitants du monde d’où tu viens. Ici, ce que l’on te demandera, c’est d’être d’abord toi-même, d’être franc, loyal, de dire toujours ce que tu penses, d’agir en conformité avec ta pensée, de ne jamais faire à tes camarades ce que tu ne voudrais pas qu’ils te fissent, d’être à leur égard ce que tu voudrais qu’ils fussent envers toi, le reste ira de soi » (Grave, 1901). Voici ainsi Nono arrivé au pays d’Autonomie. Dans cette société collectiviste, les enfants vivent et jouent en toute liberté, s’organisent entre eux et tendent à l’harmonie par le respect du libre-arbitre de chacun·e, la mise en commun des expertises et des ressources naturelles. La vie y est douce et on y acquiert connaissances et compétences à travers des expériences humaines, guidées par des éducateur·trices bienveillant·es. Nono s’y épanouit et découvre un nouveau mode d’organisation sociale.

Lors d’une balade en nature avec ses nouveaux·elles ami·es, notre intrépide jeune garçon s’éloigne du groupe quelques instants et croise un homme « ventru, richement habillé, à la figure vulgaire, au nez plat » (Grave, 1901). Lui faisant miroiter une société de richesse et de luxe, il attire Nono dans ses filets, qui le suit dans le pays d’Argyrocratie, le terme lui-même désignant une société tenue par le libéralisme d’argent. Ébloui par les ors promis, il ne voit pas au premier abord les enfants pauvres et misérables qui jalonnent la route vers ce nouveau royaume. Très vite, le voici qui déchante et qui subit, comme beaucoup d’autres enfants pauvres du pays d’Argyrocratie, un enfermement arbitraire au sein de la prison nationale. Heureusement, ses fidèles ami·es du pays d’Autonomie qui, malgré la faillibilité de Nono face aux attraits des promesses de luxe et plaisirs faciles des sociétés capitalistes, ne l’ont pas abandonné et arrivent à retrouver sa trace. Après de nombreuses aventures et péripéties plus ou moins heureuses, iels parviennent à  faire évader Nono. Le voici soulagé, heureux de retrouver son groupe d’ami·es, et sur le point de regagner, enfin, le pays d’Autonomie… pour finalement se réveiller dans les bras de sa mère. Ce n’était qu’un rêve, un processus narratif éculé, mais que l’on pardonnera aisément à Jean Grave car, convenons-en, c’était tout un rêve !

Les aventures de Nono est un ouvrage remarquable, véritable « prototype du roman libertaire pour la jeunesse » (Wagnon, 2017). Il propose aux jeunes lecteur·trices la possibilité d’un nouveau monde et d’une nouvelle organisation sociale. Très avant-gardiste pour l’époque, il pousse même l’innovation jusqu’à réinterroger les stéréotypes de genre, les jeunes filles du pays d’Autonomie se montrant intrépides et astucieuses et les garçons comme les filles mélangeant les jeux et intérêts :

« les enfants se répandirent dans le jardin, discutant des jeux auxquels ils allaient se divertir. La plupart des filles voulaient jouer à la maman ou à la maitresse d’école, vagues réminiscences de leur jeux avant l’arrivée à Autonomie, les garçons à saute-mouton, à chat perché […]. Mais, peu à peu, quelques-uns se détachaient du groupe dont ils faisaient partie […]; quelques garçons se laissèrent attirer par les douceurs du jeu de la poupée; quelques filles, parmi les plus “diables”, avaient mis leurs jupons en culotte, et jouaient bravement à saute-mouton » (Grave, 1901).

Si la question des privilèges ne bénéficie pas encore ici d’une lecture intersectionnelle, le roman se concentrant sur une vision classique de la lutte des classes, la présence d’enfants d’appartenances culturelles diverses et la place donnée aux jeunes filles sont tout de même à souligner. Enfin, et c’est peut-être l’atout principal de l’ouvrage, il invite – malgré une tendance très « début XXe siècle » à une écriture jeunesse quelque peu moraliste – à la réflexion et au développement de l’esprit critique des jeunes publics. Ainsi, si Les aventures de Nono n’a pas, à notre connaissance, eu de répercussions aussi concrètes que celles de l’ouvrage Cent ans après ou l’an 2000 d’Edward Bellamy (1897), traité dans notre chronique précédente, il reste une illustration évocatrice et pertinente des mouvements révolutionnaires qui ont marqué la réflexion sur l’éducation, la transmission de savoirs et de valeurs aux enfants. L’ouvrage est ainsi partie prenante des mouvements qui ont grandement influé et influent encore sur nos conceptions de l’apprentissage.

L’histoire de l’École moderne de Francisco Ferrer Guardia, pour qui le livre a été imaginé et écrit, est emblématique des embûches rencontrées par les penseur·ses libertaires du début du XXe siècle. Ouverte le 8 octobre 1901, le nombre de ses élèves (garçons et filles) grandit rapidement, passant de 30 le premier mois à 86 en janvier 1902, pour ensuite connaître une croissance exponentielle dans les années suivantes. L’École publie également des bulletins d’information et manuels scolaires, ouvre ses locaux aux associations populaires et applique, dans le concret, ses ambitions de transformation sociale. Mais elle fait peur, en particulier à l’Église qui, utilisant l’appartenance à l’École de Mateo Moral – auteur en 1906 d’un attentat à la bombe contre le roi Alphonse XIII, ayant fait 28 morts – pour en ordonner la fermeture. En 1909, l’Église espagnole ira plus loin, condamnant à mort Francisco Ferrer sur des allégations de participation aux émeutes de la « semaine tragique » à Barcelone. Il sera fusillé le 13 octobre de la même année.

Mais l’esprit de l’École, les convictions de Francisco Ferrer et de Jean Grave, et les brèches qu’ils ont ouvertes dans l’éducation rigoriste de la fin du XIXème siècle, ont fait des émules. Ainsi, les Moderns Schools aux États-Unis (à partir de 1911), la Société de l’École Ferrer à Lausanne (1911) et l’École moderne de São Paulo (1912) reprennent rapidement le flambeau. Si ces écoles ont pour la plupart fermé leurs portes dans les années 1940, les années 1960 et 1970 – marquées par une nouvelle vague de réflexion sur les pédagogies alternatives – ont permis leur renouveau, sous la forme de nouvelles structures et philosophies d’enseignement. Toutes, encore, semblent guidées par cette phrase des Aventures de Nono : « En l’école telle que nous la comprenons, les enfants apprendront à envisager la vie telle qu’elle est, à ouvrir les yeux sans crainte; ils apprendront à chercher, examiner, peser, discuter, critiquer, n’acceptant une solution que lorsque leur raisonnement la leur indique comme la plus logique, et non parce qu’on la leur aura enseignée telle » (Grave, 1901).

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Si nous nous sommes plongé·es, au cours de nos deux premières chroniques, dans les influences anarchistes du début du XXème siècle sur la littérature jeunesse, nous passerons pour notre prochaine analyse à une autre extrémité du spectre politique et temporel, en plongeant dans un ouvrage jeunesse œuvrant ouvertement à la propagande pro-armes de la droite américaine des années 2010. L’album My parents open carry, écrit par Brian Jeffs et Nathan Nephew et illustré par Lorna Bergman, publié et diffusé par White Feather Press en 2014, nous donnera ainsi, alors que nous venons de vivre ensemble la seconde investiture de Donald Trump, un aperçu des efforts de propagande menés depuis plusieurs décennies par les sympathisant·es de la National Rifle Association of America auprès des jeunes publics. Une toute autre sorte d’aventure.


Pour aller plus loin dans la réflexion :

Grave, J. (1901). Les aventures de Nono. Stock (Paris).

Wagnon, S. (2017). Les aventures de Nono de Jean Grave. Les aventures de Nono, collection Libertés enfantines. Éditions Noir et Rouge (Paris), pp. 9 – 13.

Wallon, H. (1952). Pour l’Ère nouvelle, n. 10, p. 23.

Haenggeli-Jenni, B. et Hofstetter, R. (2011). Pour l’Ère nouvelle (1922-1940). La science convoquée pour fonder une « internationale de l’éducation ». Carrefours de l’éducation, 1 / 31, pp. 137 – 159.

Thioulouse, J. (1994). Jean Grave (1854 – 1939) : journaliste et écrivain anarchiste. [Thèse de doctorat, Université Paris 7]. https://theses.fr/1994PA070134

Allain, T. (2018). L’anarchisme et l’éducation comme émancipation individuelle et sociale : Paul Robin à Cempuis, Francisco Ferrer et l’École moderne de Barcelone, Sébastien Faure et La Ruche. [Mémoire de maîtrise,  Université du Québec à Montréal]. https://archipel.uqam.ca/11568/