Les prescriptions normatives sur la sexualité féminine dans les pages du magazine Filles d’Aujourd’hui : déconstruction d’un discours tenace

Publié le 25 mars 2021

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catégorisé, N. (2021). Les prescriptions normatives sur la sexualité féminine dans les pages du magazine Filles d’Aujourd’hui : déconstruction d’un discours tenace. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=11076

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catégorisé Non. "Les prescriptions normatives sur la sexualité féminine dans les pages du magazine Filles d’Aujourd’hui : déconstruction d’un discours tenace." Histoire Engagée, 2021. https://histoireengagee.ca/?p=11076.

Catherine Dumont-Lévesque, Université de Sherbrooke

La récente vague de dénonciations d’agressions sexuelles dans l’espace médiatique soulève plusieurs questionnements dans notre société, notamment sur la difficulté des survivantes à prouver devant la justice et devant l’opinion publique les abus subis. Le fait que la parole des femmes qui dénoncent soit systématiquement remise en question laisse supposer qu’il existe un réel problème à reconnaître qu’elles ne sont pas responsables de ce qui leur est arrivé. Cette polémique révèle qu’on s’attend toujours des femmes à ce qu’elles se comportent selon un idéal de pureté, faute de quoi, elles s’exposent de manière inévitable aux abus. Comme l’explique la journaliste et autrice E.J. Graff, le viol est toujours largement conçu comme une chose qui arrive aux femmes qui provoquent un homme et qui se montrent « trop » attirantes.[1] L’étude des chercheures Amy Grubb et de Emily Turner à propos de ce qu’elles appellent les « mythes du viol » révèle aussi que la responsabilité d’un viol ou d’une agression sexuelle est souvent attribuée aux survivantes elles-mêmes lorsque ces dernières dénoncent ce qu’elles ont subi.[2] Comme le démontrent ces autrices, le phénomène appelé « victim-blaming » a fait l’objet de nombreuses études féministes dans les dernières années, car ce dernier n’est pas anecdotique mais, au contraire, largement répandu. Cette tendance générale à faire porter le chapeau aux survivantes possède des racines historiques qui sont liées à deux choses : la représentation du désir féminin comme étant suspect et la pureté comme étant intrinsèque à l’expérience de la féminité. Cette récente prise de parole par les survivantes et la résistance rencontrée par leurs propos démontrent qu’il existe un réel malaise dans notre société à voir les femmes exprimer leur sexualité (et à en réclamer le contrôle). Les vives réactions suscitées par les nombreux témoignages dans l’espace public traduisent également l’idée selon laquelle les femmes sont entièrement responsables du désir qui est projeté sur elles, mais n’en éprouvent pas elles-mêmes. Si l’on souhaitait réellement faire l’histoire de ce discours qui oblitère le désir féminin, il faudrait remonter au moins jusqu’à la première moitié du 19e siècle au Québec. Pour cet article, j’ai choisi de présenter une partie des recherches que j’ai réalisées pour mon mémoire de maîtrise, et pour lequel j’ai étudié une revue québécoise pour adolescentes publiée dans la décennie 1980.

Cet article vise à analyser les discours sur la sexualité et la contraception chez les adolescentes québécoises durant la décennie 1980, par l’entremise du magazine Filles d’Aujourd’hui.[3] Force est de constater que ce qu’on peut lire dans cette revue tend toujours à effacer les besoins sexuels des jeunes femmes, tout en les responsabilisant face à la contraception, cette dernière réalité étant nouvelle pour cette génération de jeunes. À l’époque, Filles d’Aujourd’hui constitue une source d’informations inédite (et substantielle) sur les méthodes de contraception, le cycle menstruel et le fonctionnement des organes génitaux. Toutefois, ce qu’on y lit n’est pas entièrement en rupture avec les discours de la période qui précède l’avènement de la pilule contraceptive. Qu’il s’agisse de la modestie encouragée face à la sexualité ou de l’absence de représentations du désir féminin, les jeunes femmes sont toujours mises en garde contre les pulsions sexuelles des hommes et on considère qu’elles doivent attendre d’être plus âgées avant d’expérimenter les relations sexuelles.

En un second lieu, je m’interroge brièvement sur la persistance des mythes entourant la sexualité féminine dans la société québécoise actuelle.

Mes interrogations concernent les conseils entourant la responsabilité de la contraception et le rapport au corps proposé par la revue, car ces propos sont révélateurs d’une certaine forme de contrôle sur le corps adolescent sexué. En 1980, la revue Filles d’Aujourd’hui constitue un espace d’échanges de conseils privilégié pour son lectorat féminin, et probablement l’une des seules sources d’informations sur la sexualité dont les jeunes filles peuvent profiter et où elles peuvent poser des questions parfois jugées gênantes. En proposant certaines attitudes à développer face à la sexualité et en culpabilisant les lectrices qui n’ont « pas pris leurs précautions », n’était-on pas en train de contrôler indirectement la sexualité des jeunes femmes? En invisibilisant le désir féminin, n’était-on pas en train de conditionner les lectrices à mettre les besoins sexuels de leurs partenaires en amont des leurs?

D’autres questions s’ajoutent naturellement à ces premières interrogations. Par exemple, quelle attitude vis-à-vis la sexualité est encouragée auprès des adolescentes de la décennie 1980? Attend-t-on toujours, encore aujourd’hui, de manière indirecte, certains comportements de la part des femmes dans leur sexualité? À bien des égards, le discours normatif sur la sexualité des jeunes femmes a tendance à nier leur désir tout en reportant sur elles l’entière responsabilité de la contraception. Selon mon analyse, ces idées reçues à propos de la féminité ont persisté jusqu’à nos jours et meublent toujours notre imaginaire actuel. Enfin, le genre semble agir comme une ligne de démarcation entre liberté et devoir de pureté; entre une absence relative de recommandations concernant la contraception, et la stigmatisation d’une sexualité jugée « irresponsable ».

L’analyse de ce discours sur la sexualité des jeunes filles m’apparaît d’autant plus pertinente qu’en ce qui concerne l’histoire des normes sexuelles au Québec, rares sont les études qui s’intéressent à une période ultérieure à la décennie 1970. Beaucoup de chercheur·euses se sont intéressé·es à l’avènement de la pilule contraceptive et ont débattu sur l’existence réelle de la révolution sexuelle. Toutefois, peu d’historien·nes se sont penché·es sur l’évolution des discours normatifs en matière de sexualité au cours de la décennie suivante.  Les revues féminines au Québec et en France ont fait l’objet de plusieurs analyses sociologiques dont je parlerai dans cet article, surtout au début des années 2000, mais cela n’a pas encore été fait dans une perspective historique ni pour la décennie 1980. Si ces années rompent en partie avec les discours de la période qui précède l’avènement de la pilule contraceptive[4], elles donnent lieu à une conception beaucoup plus individuelle du corps qui rend les jeunes filles entièrement responsables de la manière dont elles le présentent au monde. J’ai choisi le mensuel Filles d’Aujourd’hui pour sa grande popularité, mais aussi parce qu’il ne connaît pas de concurrence dans sa catégorie jusqu’à la fin des années 1990. Ma réflexion à propos des revues féminines s’inspire de l’analyse sociologique de Marjorie Ferguson sur les magazines britanniques entre 1950 et 1980[5]. Elle y décrit ces journaux comme un agent de socialisation des femmes, entre autres. Non seulement Filles d’Aujourd’hui offre-t-il un aperçu privilégié sur les trois thèmes qui soutiennent ma recherche, c’est-à-dire la sexualité adolescente, le corps féminin jeune et la contraception, mais il montre aussi quels comportements doivent être adoptés chez son lectorat. La forme de la revue permet également de saisir et d’analyser plusieurs interactions entre l’équipe rédactionnelle et son lectorat, notamment par l’entremise des « Courrier-santé », « Courrier du cœur » et « Courrier-sexualité ».

Les conceptions sur le corps féminin adolescent, entre passé et présent

À la lumière de mes recherches, le discours de Filles d’Aujourd’hui à propos du corps féminin adolescent sont porteurs de conceptions qui meublent encore notre imaginaire collectif en ce qui concerne la sexualité et les comportements attendus des femmes. J’ajouterais que ces idées reçues, à savoir la l’absence du désir féminin, l’attitude passive attribuée aux femmes ainsi que le slut-shaming sont des éléments constitutifs de ce que les féministes d’aujourd’hui dénoncent comme étant la culture du viol. En effet, les discours présents dans Filles d’Aujourd’hui transmettent des scripts sexuels qui gomment l’agentivité sexuelle des jeunes femmes et qui orientent leur plaisir en fonction du désir des garçons. Beaucoup de ces conceptions remontent aussi loin qu’au début du siècle[6], notamment dans les manuels de sexualité maritale catholiques des années 1940. Les messages analysés réitèrent plusieurs stéréotypes en lien avec une féminité non désirante et qui fait preuve d’un grand contrôle de soi face à la sexualité. Ces deux dimensions de ma recherche m’ont permis d’établir que les discours normatifs sur la féminité, du début du siècle jusqu’aux années 1980, construisent des images qui changent très peu. En effet, les clichés qui entourent l’expression de la sexualité des femmes sont toujours existants, comme nous le prouvent certaines études récentes dont je ferai mention à la fin de mon analyse. Force est de constater que ces enjeux sur les représentations de la féminité sont encore très actuels.

Baliser la sexualité féminine

Dans les pages du magazine, il n’y a pas d’injonction directe à la chasteté avant le mariage, comme c’était le cas jusqu’au seuil de la Révolution tranquille dans les manuels de sexualité maritale et dans les revues féminines[7]. Toutefois, on associe généralement la sexualité féminine au monde des émotions en évoquant la « nature » plus douce[8], plus pudique et réservée des adolescentes. Il est sous-entendu, dans Filles d’Aujourd’hui, que les filles n’ont pas de relations sexuelles pour leur plaisir personnel, notamment parce qu’elles n’éprouvent pas un désir aussi fort que celui de leurs compagnons. La curiosité et l’envie liées à la sexualité, selon les autrices et les auteurs du magazine, surviendraient pour elles à un âge plus avancé.[9] Dans le numéro d’avril 1981, on peut d’ailleurs lire ce passage sur les relations filles-garçons :

Peu d’adolescentes éprouvent du plaisir dans les relations sexuelles. […] La plupart des filles, même après avoir fait l’expérience de l’amour, ne pensent pas que c’est formidable. Elles avaient surtout comme motivation la crainte d’être rejetées si elles ne consentaient pas; le besoin de se croire désirables; le désir de plaire au garçon et le besoin de se sentir près de quelqu’un.[10]

Ce discours attribue systématiquement l’intention d’avoir une relation sexuelle à un besoin d’attention ou d’amour. Cette conception du désir sexuel féminin —ou plutôt de son absence, colle parfaitement avec la description que fait Gaston Desjardins des amours adolescentes dans l’étude L’amour en patience —la sexualité adolescente au Québec, 1940-1960 dans laquelle l’historien explique le malaise dont est entourée l’entrée en sexualité des adolescents(e)s. Au Québec, depuis les années 1940, certains changements ont cours dans le discours sur cette dimension de la vie adolescente : les rapports sexuels dits « précoces », c’est-à-dire avant l’âge adulte et en dehors du mariage, ne sont plus perçus comme des actes de délinquance en soi. À la fin des années 1950 et au début des années 1960, la sexualité adolescente pose toujours problème et il faut, aux yeux des moralistes catholiques, la circonscrire dans un espace précis, ou du moins redéfinir la signification de l’acte sexuel. Si la sexualité ne vise plus nécessairement la procréation, elle doit s’exprimer à travers le couple et répondre à un idéal chrétien[11]. Comme l’explique Desjardins (1995), les éducateurs et les parents des adolescents doivent faire valoir la sexualité comme une chose sacrée qu’il vaut mieux vivre à l’intérieur du cadre du mariage et le plus tard possible, surtout pour les jeunes filles. La « révolution sexuelle » des années 1960 est loin de marquer une réelle coupure avec ces discours sur la sexualité des jeunes femmes. On peut au contraire constater une persistance de ces mêmes idéaux dans les années 1980. Dans Filles d’Aujourd’hui, les autrices et les auteurs donnent un sens amoureux, sentimental à la sexualité féminine : l’acte sexuel est montré comme un geste d’amour, d’intimité. Les jeunes filles, explique-t-on, « sont plus portées vers les relations sentimentales, à se sentir près de quelqu’un ».[12]Elles et ils semblent penser que les filles sont beaucoup plus idéalistes en amour, alors que leurs compagnons pensent davantage à la conquête et à la découverte de leurs sens, d’où les nombreux appels à la méfiance devant la spontanéité des garçons.

D’une part, le désir féminin est invisibilisé et l’intention d’entrer dans la sexualité est attribuée à une instrumentalisation de la relation sexuelle afin de plaire, d’être aimée. En opposition, les pulsions sexuelles masculines sont montrées comme explosives et difficiles à réfréner. Selon les propos tenus dans le magazine, il semble exister un fossé très profond entre ce qui motive les intentions des filles et des garçons, ce qui crée une communication fort problématique. Le désir des garçons est montré comme impérieux, urgent, en opposition à celui des filles qui sont plus sérieuses et ont tendance à considérer l’engagement sexuel comme une étape importante. L’entrée dans la sexualité, pour les garçons, est expliquée comme un moment décisif de leur développement et comme une preuve légitime, normale de leur masculinité. Les autrices et les auteurs suggèrent aux jeunes filles d’être patientes envers leurs compagnons et d’accepter le fait que la sexualité leur semble aussi irrésistible. Il est normal qu’un garçon s’intéresse de manière démesurée au sexe et que les filles ne comprennent pas cette fixation, car elles ne sont pas aussi conscientes de leur corps et de leurs besoins physiques, explique-t-on. [13]

Les scripts sexuels présents dans Filles d’Aujourd’hui suggèrent une sexualité féminine passive —ou l’absence de sexualité. Ces rôles de genre dans l’activité sexuelle rappellent ceux qui sont encouragés dans les manuels de sexualité maritale de 1940. En fait, ils apparaissent comme une adaptation moderne des rôles décrits par Isabelle Perreault dans l’étude Morale catholique et genre féminin : la sexualité dissertée dans les manuels de sexualité maritale au Québec, 1930-1960. L’auteure y analyse les comportements sexuels encouragés chez les couples mariés : « […] l’abandon à l’amour est légitime tout comme l’ “animalité” de l’homme est pardonnée par la femme chaste n’attendant que ses caresses. Toute initiative est laissée à l’homme par cette femme passive. » [14]

L’équipe éditoriale de Filles d’Aujourd’hui parle volontiers de désir masculin et informe les lectrices sur les différentes parties des organes génitaux[15] de leurs compagnons, mais elle insiste surtout à propos de l’importance que revêt pour eux la sexualité. Elles et ils mentionnent à de nombreuses reprises la facilité avec laquelle ceux-ci peuvent devenir excités sexuellement[16] et à quel point leur première expérience sexuelle signifie pour eux un accomplissement —qui est parfaitement justifié puisqu’il représente une preuve de leur virilité. Les comportements sexuels des garçons, tels qu’ils sont décrits, appellent à l’indulgence et à la tolérance : les jeunes hommes subissent de la pression de la part de leurs amis, ce qui les rend plus prompts à entrer de façon précipitée dans la vie sexuelle, selon les autrices et les auteurs.[17] Ainsi, ils n’ont pas à se montrer aussi vertueux que les filles, car ils n’ont pas de devoir de pureté à respecter.

Sans grande surprise, les recommandations sur la contraception excluent complètement les garçons de la question. La revue est très riche en informations sur les moyens de contraception et leur utilisation : les autrices et les auteurs en parlent fréquemment et de manière détaillée, souvent de manière moralisatrice. Les lectrices sont bien averties des conséquences d’une sexualité trop spontanée, dont, évidemment, la grossesse non désirée ou « illégitime ». Les autrices et les auteurs du magazine informent les jeunes filles sur les méthodes de contraception à leur disposition, mais  rarement sans leur rappeler qu’elles n’ont pas d’excuses et qu’elles doivent prendre leurs responsabilités[18]. Enfin, plusieurs idées du discours moral de la première moitié du vingtième siècle ont survécu à l’épreuve du temps et se sont adaptées à la modernité. La maternité n’est plus montrée en tant qu’idéal de féminité, mais la modestie, la pureté et même la virginité sont toujours encouragées, en termes voilés, auprès des adolescentes. Si le mariage n’est plus obligatoire avant l’entrée dans la sexualité, elle n’est envisageable que dans le cadre d’une relation stable, de longue date.

Des mythes sexuels encore tenaces

À bien des égards,  les stéréotypes sexuels exposés dans Filles d’Aujourd’hui sont toujours présents dans notre société actuelle. Issus de mythes qui ramènent souvent à un idéal féminin religieux catholique, ceux-ci se sont frayé un chemin dans la culture sexuelle d’aujourd’hui, comme plusieurs études récentes le démontrent. Dans L’agentivité sexuelle des adolescentes et des jeunes femmes : une définition produite en 2011, l’autrice Marie-Ève Lang s’exprime au sujet de la passivité sexuelle encouragée chez les jeunes filles :

Souvent perçues comme « vulnérables » devant le désir masculin, considéré comme inévitable et naturel, les filles sont élevées avec la mentalité que ce sont elles qui doivent contrôler les relations sexuelles, et donc restreindre leur avènement en repoussant le jour où le couple aura des relations sexuelles. Elles apprennent ainsi à être passives. Or, la passivité sexuelle est l’opposé de l’agentivité sexuelle[19] .

Dans Filles d’Aujourd’hui, les lectrices sont mises en garde contre le désir sexuel masculin et contre les conséquences qu’une relation sexuelle non planifiée pourrait engendrer. Enfin, leur désir est, volontairement ou non, absent du discours. La sexualité féminine semble toujours être « en réponse » au désir masculin, les garçons étant montrés comme les sujets désirants (dont les envies s’expriment librement) et les jeunes filles comme les objets désirés (pour qui l’acte sexuel ne revêt pas beaucoup d’intérêt sinon celui d’avoir une preuve d’amour).

Dans son étude sur les revues pour adolescentes du début des années 2000 au Québec, la sociologue Christelle Lebreton remarque un phénomène semblable où les textes conduisent à l’effacement du désir chez les jeunes filles, laissant toute la place à la romance hétérosexuelle.[20] Il y a lieu de se questionner sur cette représentation de la libido masculine comme d’une pulsion impérieuse, en opposition au désir féminin qui est immédiatement reporté vers le besoin d’amour, quand il n‘est pas complètement absent du discours. Normalisé, le désir des garçons est prioritaire, tandis que la passivité encouragée chez les filles les pousse à mettre le plaisir de leurs compagnons en amont du leur.[21]

Dans l’étude Le principe du cumshot[22] : le désir des femmes sous l’emprise des clichés sexuels produite en 2017 par la journaliste Lili Boisvert, on révèle qu’un grand nombre de vidéos pornographiques s’articule autour du scénario d’une femme qui refuse d’abord d’avoir une relation sexuelle, mais qui se laisse ensuite corrompre.[23] Non seulement cette image de la femme que le sexe n’intéresse pas existe-t-elle encore, mais elle est toujours un fantasme. D’ailleurs ce scénario est quasiment décrit mot pour mot par le docteur Lucien Royer dont Isabelle Perreault rapporte les propos :

En 1945, Lucien Royer décrit avec détails la pudeur qui caractérise la sexualité de la femme. Ses contemporains corroborent largement son opinion de cette facette typiquement féminine. Il croit que la pudeur qui gêne la jeune fille lors des premiers rendez-vous avec son futur époux donne un attrait de plus à la femme. Selon lui, cette innocence et cette fragilité mettent « l’homme en appétit », ce qui explique la folie dont l’homme est victime lorsqu’il se retrouve seul avec la femme « qu’il veut posséder ». […] Si celui-ci peut souvent sembler « affamé » sexuellement c’est en raison de la pudeur de la femme. Celle-ci, d’ailleurs, n’aidera en rien l’homme à atteindre le but désiré.[24]

L’image de la femme qui résiste, des années 1945 jusqu’à nos jours, est perçue comme plus désirable que celle de la femme qui s’offre. Et cette image, comme plusieurs autres scénarios qui meublent notre culture sexuelle, est hautement problématique. Outre la résistance qu’elles doivent manifester en premier lieu avant de se laisser séduire, les femmes ont toujours un devoir de pureté à respecter et une « réputation » à sauvegarder. Dans le numéro d’octobre 1985 de Filles d’Aujourd’hui, Michel, 20 ans, admet qu’il ne serait pas attiré par une fille avec laquelle il saurait pouvoir coucher dès le premier soir, car il douterait de sa « moralité ».[25] Daniel, 18 ans, ajoute que ces filles-là sont souvent des sources de maladies transmises sexuellement.[26] De même, Lili Boisvert mentionne une étude américaine menée auprès de jeunes hommes qui admettent que si la « fille qui leur plaît a des relations sexuelles avec eux rapidement, soit au premier ou au deuxième rendez-vous, ils la percevront moins comme une amoureuse potentielle ».[27]

L’auteure Martine Delvaux s’interroge à son tour sur ce double standard dans l’étude Les filles en série : des Barbies aux Pussy Riot :

Dans la dissymétrie linguistique telle qu’on la connaît, un chaud lapin serait louable, voire admirable […] alors qu’une femme qui baise comme une lapine se trouve dévaluée : la femme « sexuelle » est d’ores et déjà rabaissée, et quand elle l’est verbalement, c’est par l’entremise d’une référence, d’une image, d’un sous-entendu sexuel. La lapine, donc, produit l’image d’une fille sexuelle doublée d’un état qui frôle l’anormalité (faire beaucoup d’enfants et trop facilement; faire trop l’amour et trop souvent) un état auquel renvoie le rapport à l’animalité.[28]

Au cours d’une enquête menée auprès de jeunes Français au début des années 2000, la sociologue Isabelle Clair se penche sur les normes qui régissent les relations entre filles et garçons, notamment à ce qui a trait à l’entrée dans la sexualité. Les garçons, explique-t-elle, n’ont pas à être aussi vertueux que les filles[29] : au contraire, ce sont eux qui décident de leur valeur en choisissant qui d’entre elles respecte son devoir de pureté et qui, à l’inverse, sera identifiée comme étant  une « pute », c’est-à-dire comme ayant une sexualité suspecte.[30] Le slut-shaming, c’est-à-dire blâmer une femme parce qu’elle aime la sexualité, parfois avec plus d’un partenaire, est également un problème auquel les luttes féministes tentent de faire face.

Enfin, la récente remise en question des lois entourant l’avortement, notamment aux États-Unis, nous ramène à la conception selon laquelle les femmes sont les seules responsables de la procréation et de la contraception. Les phénomènes tels que le « stealthing »[31] qui commencent à être mentionnés dans la sphère médiatique, même s’ils ne sont pas la norme, nous font également questionner la place que prend la responsabilité des hommes face à la contraception dans notre culture sexuelle. L’idée selon laquelle une femme qui devient enceinte involontairement n’a pas pris les précautions nécessaires est toujours largement présente dans nos sociétés.

Conclusion

Ainsi, la conception selon laquelle la sexualité enlève de la valeur aux femmes et en donne aux hommes[32] n’a pas changé. Les jeunes femmes, au Québec comme ailleurs en Occident, pour être respectées, doivent aujourd’hui incarner le modèle de la bonne fille dont la sexualité n’est pas suspecte parce qu’elle s’exprime à travers un couple de longue date —ou pas du tout. Les vives réactions face aux dénonciations des survivantes d’agressions sexuelles prouvent, entre autres choses, que notre société a toujours autant de mal à concevoir les femmes comme des êtres sexuels qui peuvent avoir des rapports en-dehors d’une relation de longue date.

Cette brève analyse historique nous révèle que les clichés entourant la sexualité féminine persistent dans notre culture . Les normes de genre balisent l’expression de la sexualité féminine, renforcent certaines conceptions conservatrices et influencent les pratiques. L’avènement de la pilule contraceptive a certainement offert aux femmes davantage de contrôle sur leur corps, mais la sexualité féminine ne demeure pas moins suspecte. La lecture de Filles d’Aujourd’hui renforce d’ailleurs l’hétéronormativité du milieu dans lequel elle a été produite : invisibilisant dans un premier temps le désir des jeunes femmes, elle ne présente pas non plus de modèles dans lesquels les adolescentes lesbiennes ou bisexuelles pourraient se reconnaître. S’il ne faut pas trop s’en étonner pour l’époque à laquelle la revue a été produite, force est de constater que le monde de la presse pour adolescentes place toujours la romance hétérosexuelle au centre de l’expérience de la féminité.

Les luttes pour les droits homosexuel(e)s et des personnes trans, la dénonciation du slut-shaming et les récentes revendications des mouvements féministes sur la liberté sexuelle nous laissent espérer que les femmes ont de plus en plus de contrôle sur la manière dont elles souhaitent vivre leur sexualité. Les nombreux écrits sur la dimension performative du genre parus au courant des années 1960 et 1970 permettent également de démystifier les comportements sexuels qui n’ont rien d’inné et qui sont, au contraire, des construits sociaux continuellement alimentés par différents facteurs. Enfin, les magazines féminins semblent nous offrir un point de vue privilégié sur les conceptions de la féminité telle qu’elle se doit d’être. L’analyse de ces stéréotypes dans les représentations de cette féminité idéale nous permet de mieux comprendre ce que notre société exige des femmes aujourd’hui et nous donne des outils précieux afin de déconstruire ces préjugés.

Bibliographie

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[1] E.J. Graff (2013, Janvier), « Purity culture is Rape culture », The American Prospect, [https://prospect.org/culture/purity-culture-rape-culture/], consulté le 12 décembre 2020.

[2] Amy Grubb et Emily Turner, « Attribution of blame in rape cases: A review of the impact of rape myth acceptance, gender role conformity and substance use on victim blaming », Agression and violent behavior, vol. 17, nº5, Septembre-octobre 2012, p. 6.

[3] Appartenant au conglomérat Québécor, la revue a été publiée mensuellement entre 1980 et 2005 et n’a connu de concurrence dans sa catégorie qu’à la fin des années 1990.

[4] Je pense entre autres aux discours des années 1960 où la sexualité n’est souvent abordée que dans la perspective de la procréation et de la maternité.

[5] Marjorie Ferguson, Forever feminine: Women’s magazine and the Cult of feminity, London (New Hampshire), Heinemann Educational Books Ltd, 1983, 243 p.

[6] Si l’on souhaitait vraiment retracer l’origine de ces mythes sur la sexualité féminine, il faudrait possiblement s’intéresser aux récits bibliques, ce qui n’est pas l’objet de cet article. La présence de ces clichés sexuels dans la culture d’aujourd’hui prouve que ceux-ci sont fondateurs dans notre culture sexuelle.

[7] Gaston Desjardins, L’amour en patience – la sexualité adolescente au Québec 1940-1960, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1995, p. 144.

[8] « Son corps : des réponses à tes questions » dans Filles d’Aujourd’hui, vol. 1, n° 7, avril 1981, p.50.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Gaston Desjardins, L’amour en patience – la sexualité adolescente au Québec 1940-1960, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1995, p.40.

[12] « Son corps : des réponses à tes questions » dans Filles d’Aujourd’hui, vol. 1, n° 7, avril 1981, p.50.

[13] « Son corps : d’autres réponses à tes questions » dans Filles d’Aujourd’hui, vol. 1, n° 7, avril 1981, p.50.

[14] Isabelle Perrault, « Morale catholique et genre féminin : la sexualité dissertée dans les manuels de sexualité maritale au Québec, 1930-1960 ». Revue d’histoire de l’Amérique française, 57, 4, (2004), p.581.

[15] On retrouve également beaucoup d’informations sur le système reproducteur féminin.

[16] « Son corps, d’autres réponses à tes questions » dans Filles d’Aujourd’hui, vol. 1, n° 7, avril 1981, p.9.

[17] Ibid., p. 50.

[18] « Es-tu vraiment prête à l’engagement sexuel? » dans Filles d’Aujourd’hui, vol. 2, n° 5, mars 1982, p. 58.

[19] Marie-Ève Lang, « L’agentivité sexuelle des adolescentes et des jeunes femmes : une définition », Critiques féministes du développement : pouvoir et résistances au sud et au nord, vol. 24, nº2, 2011, p.195.

[20] Christelle Lebreton, « Les revues québécoises pour adolescentes et l’idéologie du girl power », Recherches féministes, vol. 22, nº1, 2009, p.98.

[21] Lili Boisvert, Le principe du cum shot : Le désir des femmes sous l’emprise des clichés sexuels, Montréal, vlb éditeur, 2017, p. 239.

[22] L’expression cumshot renvoie à une séquence de vidéo pornographique où l’orgasme masculin est mis en scène dans un plan rapproché, ce qui conclut souvent le rapport sexuel hétérosexuel.

[23] Lili Boisvert, Le principe du cum shot : Le désir des femmes sous l’emprise des clichés sexuels, Montréal, vlb éditeur, 2017, p.87.

[24] Isabelle Perrault, « Morale catholique et genre féminin : la sexualité dissertée dans les manuels de sexualité maritale au Québec, 1930-1960 ». Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 57, n° 4, 2004, p. 582.

[25] « La lib. des femmes » dans Filles d’Aujourd’hui, vol. 5 nº12, octobre 1985, p. 15.

[26] Ibid.

[27] Lili Boisvert, Le principe du cum shot : Le désir des femmes sous l’emprise des clichés sexuels, Montréal, vlb éditeur, 2017, p.87.

[28] Martine Delvaux, Les filles en série : des Barbies aux Pussy riot, Montréal, Les éditions du remue-ménage, 2013, p.149.

[29] Isabelle Clair, « Le pédé, la pute et l’ordre hétérosexuel », Presses de Sciences Po, nº60, janvier 2012, p.73.

[30] Ibid., p.72.

[31] Le stealthing correspond au retrait non consenti du préservatif pendant les rapports sexuels.

[32] Ibid., p. 194.