De l’histoire au rap : entrevue avec Webster

Publié le 22 février 2017

Par Christine Chevalier-Caron, candidate au doctorat en histoire à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM)

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Il y a quelques mois, j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec l’inspirant Aly Ndiaye, plus connu sous le nom de Webster. Artiste hip-hop originaire du quartier Limoilou à Québec et se qualifiant de Sénéqueb métis pure laine[1], il a commencé à faire du rap en 1995. Passionné par l’histoire, il contribue au renouvellement historiographique du Québec en incluant à ses créations l’histoire des minorités, et plus particulièrement l’histoire des Noirs.es et de l’esclavage. À l’occasion du mois de l’histoire des Noirs.es, nous vous proposons la lecture de cet entretien lors duquel nous avons abordé des questions liées à son militantisme, au rap, à l’histoire et aux inégalités.


Christine Chevalier-Caron : Qu’est-ce qui t’a amené à militer?

Webster : Eh bien déjà, je viens d’une famille militante. Ma mère était beaucoup impliquée dans les syndicats, mon père aussi, et du côté de l’immigration, même dans notre jeunesse. Je me rappelle dans le temps de l’Apartheid, on ne pouvait pas manger de nourriture venant de l’Afrique du Sud. Mes parents nous amenaient beaucoup dans les manifestations, donc il y a cet aspect-là, aussi : j’ai grandi en ayant des modèles, des Malcolm X et des Martin Luther King, les Black Panthers, tout ça, c’est des choses qui m’ont beaucoup intéressé et qui ont joué un rôle assez formatif pour moi. Eh puis après ça, en vieillissant, j’ai décidé de toucher à tout ça, de m’investir un peu, de dénoncer les inégalités, de dénoncer ce qui se passait autour de moi, les inexactitudes aussi par rapport à l’histoire. Je m’inscris beaucoup dans un filon, disons, historique, et donc c’est, je trouve, vraiment dans le militantisme.

Christine Chevalier-Caron : C’est un peu la même chose qui t’a mené à faire du hip-hop?

Webster : Le hip-hop, plus ou moins. C’est quelque chose que j’écoutais beaucoup et j’ai eu envie d’en faire parce que ça m’intéressait. Aussi, j’ai toujours cherché une manière d’exprimer mon imagination. Au lieu de dessiner, au lieu de jouer d’un instrument, je suis tombé sur l’écriture, puis à travers ça, puisque j’écoutais un hip-hop qui était très consciencieux, ça n’a pas été long pour que tout se mélange ensemble.

Christine Chevalier-Caron : Comment conçois-tu le lien entre histoire et militantisme?

Webster : Eh bien, je pense que l’histoire est en lien avec toute chose. Tout a une histoire et on peut faire l’histoire de toute chose. […], tout a un lien. Quand j’étais jeune, j’étudiais les Malcolm X, les Black Panthers : c’est l’histoire, de l’histoire récente, mais c’est de l’histoire. L’histoire m’a toujours fascinée, d’où que ce soit, et avec le temps, en sortant de l’Université, j’ai découvert la présence des Noirs au Québec, l’esclavage au Québec, des choses dont on ne parlait pas, et c’est ainsi que l’histoire a pu s’inscrire dans une dynamique militante où je pouvais l’utiliser pour voir le présent d’une manière différente et appuyer la présence, disons la pluralité ethnoculturelle du Québec, sur des faits historiques.

Christine Chevalier-Caron : À ton avis, quelles sont les conséquences de la faible prise en compte des minorités par les historiens québécois et historiennes québécoises, et comment penses-tu qu’il soit possible de remédier à cette situation?

Webster : Les conséquences, c’est qu’en voyant une histoire homogène, ça définit une identité homogène, et donc les gens, autant chez les jeunes que chez les adultes, vont voir le Québec d’une manière homogène : les gens blancs vont voir le Québec comme blanc; les gens non-blancs vont voir le Québec comme blanc; les jeunes vont grandir en n’ayant pas nécessairement une identité québécoise affirmée, ils vont peut-être toujours se pencher plus sur leur côté immigrant, entre guillemets. Dans mon cas, je suis né à Québec, ma mère est québécoise, mon père est Sénégalais, et j’ai vécu une grande partie de ma vie en parallèle. Je me sentais québécois, mais différent, je ne me retrouvais pas dans la trame générale – que ce soit culturelle ou historique – du Québec. Pourtant, j’ai étudié l’histoire du Québec. Avoir une histoire plus inclusive va nous permettre d’affirmer une identité québécoise de manière plus inclusive : les jeunes vont pouvoir s’y voir, monsieur et madame tout le monde vont pouvoir y voir une différence même dans l’histoire, ce qui, selon moi, aura une plus grande influence sur le présent et la manière de percevoir la diversité culturelle à notre époque.

Christine Chevalier-Caron : Pour toi, est-ce que le hip-hop peut contribuer à renouveler cette histoire et donner une voix et une capacité d’actions à ceux et celles qui ont été occultés.es des récits historiques québécois comme canadien?

Webster : Oui, parce que le hip-hop me permet de chanter ces personnes-là, de chanter cette histoire, et ainsi la sortir des livres d’histoire. C’est une connaissance qui demeure très « élitiste », dans le sens où si tu n’as pas étudié en histoire, tu ne sais pas vraiment, et même si tu as étudié en histoire, ce n’est pas certain que tu saches. Donc, ça me permet de démocratiser cette information-là en la vulgarisant. Quand les jeunes viennent me voir et me parlent de Québec History X, pour moi, le coup est gagné parce que ça leur a permis de comprendre cette histoire à l’âge de 12 ou 13 ans.

Le hip-hop permet aussi, encore une fois, de pluraliser la culture québécoise, c’est-à-dire qu’une meilleure acceptation de la présence hip-hop au Québec permet aux jeunes de mieux s’y retrouver dans la culture de masse, pas juste les Noirs, les immigrants ou les enfants d’immigrants, même aussi les jeunes Blancs qui ne se retrouvent pas dans la culture aujourd’hui; eux aussi peuvent se sentir marginalisés de cette culture de masse. En laissant plus de place au hip-hop, ça permet de mieux affirmer l’identité québécoise plurielle. Je parle en termes de classes sociales comme en termes d’origine ethnoculturelle, et pour moi c’est le rôle que le hip-hop peut jouer. C’est important de montrer les origines diverses du Québec, c’est-à-dire cette contribution diverse à l’édification du Québec. Mes origines sénégalaises m’ont poussé vers-là. Ce sont des choses que j’ai découvertes en sortant des études. Je me suis dit : « voyons, ce sont des choses que j’aurai aimé savoir quand j’étais jeune », et c’est ce qui m’a poussé à faire ce que je fais.

Christine Chevalier-Caron : Et comment le hip-hop peut-il contribuer à amoindrir les inégalités sociales?

Webster : Déjà, le hip-hop est un art sans censure : on dit ce que l’on veut. Tout peut être dit dans le rap, et tu peux dénoncer ce que tu veux, amener l’angle que tu veux, que ce soit agressif ou pas, ou dire des niaiseries ou pas. Dans l’aspect militantisme même, tu peux en faire un agressif ou un militantisme de conscience, relaxe. Tous ces aspects ont du sens dans le rap, donc pour moi c’est un médium extrêmement intéressant pour pouvoir dénoncer. On est dans une société assez indépendante pour ne pas devoir assujettir nos propos à de grandes lignes directrices, et le rap permet de dénoncer aisément et parler de ce que l’on veut.

Ma démarche est locale, parce que j’essaie d’influencer localement ce qui se passe, pour changer les choses localement, et dans la vie de tous les jours globalement. Par cette démarche, au niveau de l’histoire, c’est de m’attaquer aux préjugés, aux blocs monolithiques de la pensée historique québécoise, puisqu’il y a une manière très ethnocentrique de faire l’histoire, mais elle a toujours été écrite comme ça. À l’université, j’ai eu une ou deux séances sur l’histoire amérindienne, sinon ils étaient présentés comme des spectateurs, des figurants. Jamais on a parlé d’esclavage, qu’on a mentionné le mot esclavage.

Le travail doit aussi être fait en dehors de l’enseignement : quelqu’un qui n’est pas allé à l’école va savoir qu’il y a eu de l’esclavage aux États-Unis, mais personne ne sait qu’il y a eu de l’esclavage ici. Ce n’est pas normal qu’on ne sache pas ça, même si l’esclavage n’avait pas la même ampleur qu’aux États-Unis, c’était une réalité d’ici. Je ne le fais pas pour culpabiliser, pour créer une tension, c’est vraiment dans le but de m’attaquer aux inexactitudes historiques, et à cet espèce de trou noir historique là, pour que les gens sachent, ce qui permet de remettre notre présent en perspective.

C’est important d’en parler. Les gens qui sont ici, en ce moment, n’ont pas eu d’esclaves, il n’y a personne à pointer du doigt. Il n’y a pas non plus de grande fortune qui se soit basée sur l’esclavage ici, comparativement à la France où le système a grandement reçu de la colonisation et de l’esclavage et où les gouvernements ont une dette. Tandis qu’ici, c’est différent puisque très peu des Noirs qui sont ici sont descendants d’esclaves, alors que par rapport au gouvernement et aux Amérindiens, il y a des choses qui doivent être réglées. C’est un peuple qui a été génocidé, les nations se sont bâties sur des terres. Ce n’est pas normal qu’à notre époque les nations amérindiennes soient parquées dans des réserves où l’eau est pourrie, où les appartements sont pourris. Pour moi c’est un problème de société qu’on balaie tout le temps du revers de la main. Selon moi, l’esclavage, ce n’est pas d’en parler pour susciter la culpabilité, mais pour être conscient de ce qui s’est passé, et ce qui s’est passé avec les Amérindiens c’est une autre dynamique de ce qui s’est passé pour les Noirs qui étaient en servitude ici. Il y a eu de la ségrégation ici aussi, mais ce n’était pas autant institutionnalisé qu’aux États-Unis, c’était plus « libre », entre guillemets. La réalité était tout autre qu’aux États-Unis, mais nous ne pouvons pas dire qu’il n’y avait pas de racisme.


À la lumière de cette entrevue, on constate que le rap peut servir d’arme militante et contribuer à renouveler l’historiographie des Noirs.es au Québec. Pour ceux et celles qui souhaiteraient en connaître davantage au sujet de l’histoire des noirs.es et de l’esclavage au Québec, Webster a mis en place une visite guidée de la ville de Québec lors de laquelle il présente à son auditoire les lieux qui ont été marqués par la présence de Noirs.es. Nous vous invitons à consulter son site pour en savoir plus sur son œuvre comme sur ses tours guidés.


[1] voir son site web : http://www.websterls.com/#intro.