Par Alex Bellemare, chercheur postdoctoral, Université d’Ottawa

«Les hommes-éléphants», gravure par Louis Binet pour La Découverte australe par un homme volant, ou le Dédale français (1781).

En janvier 2019, le Québec a été secoué par une pénurie subite de tofu. Les fabricants et les commerçants ont été pris de court par cette soudaine explosion de la demande, ne parvenant plus à satisfaire les commandes qui augmentent pourtant sans cesse d’année en année. Début 2019, le nouveau Guide alimentaire canadien stipulait que les citoyens du Canada devaient accroître considérablement leur consommation de protéines végétales. Le Guide qui associe santé et diète végétale est explicite à ce propos : « Choisissez plus souvent les aliments protéinés d’origine végétale ». Manger davantage de protéines végétales – et par conséquent moins de protéines animales – serait globalement une avancée, surtout du point de vue de l’hygiène de vie. En février 2019, le magazine d’information L’actualité, affichant l’image d’un cochon d’un rose pétulant, plaçait sa une sous le signe de « La révolution végane ». Ces quelques faits divers sont au moins des marqueurs de tendances lourdes (les protéines végétales ont désormais la cote dans les sociétés industrialisées), peut-être des indicateurs de changements plus profonds dans les consciences ; peut-être l’indice d’effets de société plus massifs et durables, qui se négocient à la frontière de l’histoire, de l’anthropologie et de la philosophie. Une question sous-tend l’ensemble de ces réflexions, qui ont généralement pour centre la consommation de protéines végétales : l’anthropocentrisme a-t-il des limites visibles, des frontières implicites ? En effet, sous les régimes alimentaires qu’on adopte se trouvent parfois des idéologies ou des systèmes de pensée, parfois des philosophies, mais le plus souvent des impensés (qui guident pourtant nos habitudes, nos pratiques, notre consommation). Or manger est un geste culturel, un fait social qui implique, qu’on le veuille ou non, des choix (fussent-ils tacites) qui ont des conséquences quotidiennes : tout ce que nous mangeons a une histoire ; ce que nous mangeons dit quelque chose de qui nous sommes.

Le débat que présuppose cette question, qui dérive des pratiques alimentaires, peut se résumer ainsi, par son contraire ou son informulé : que signifie manger de la viande aujourd’hui ? Est-il possible de penser les divers imaginaires alimentaires qui ont historiquement pris forme, sans utiliser de poncifs ou de généralisations, sans faire des semonces et des reproches à ceux et à celles qui mangent différemment de nous ? Aujourd’hui, le débat sur la question animale est effectivement houleux, et les approches (du carnisme au véganisme en passant par le végétarisme) sont souvent sourdes les unes aux autres ; convaincre, blâmer, émouvoir sont autant de stratégies rhétoriques utilisées pour remporter l’adhésion de ceux et de celles qui sont, bien souvent, déjà des adeptes de l’un ou l’autre de ces régimes alimentaires. Ces discours, lorsqu’ils sont pris dans leurs extrêmes, empêchent, parce qu’ils sont souvent dogmatiques, ou alors  sensationnalistes, de poser des questions a priori fort simples, mais dont les conséquences sont complexes et intriquées. Pourquoi manger de la viande ? Pourquoi ne pas en manger ? Pourquoi est-il important de se poser la question ?