Propager la foi chez les nations infidèles: les échanges transnationaux des Sœurs Missionnaires de l’Immaculée-Conception lors de séjour en Chine

Publié le 26 mars 2024

Par Geneviève Boisvert, candidate à la maîtrise en histoire à l’Université Laval

L’histoire transnationale s’intéresse aux circulations d’individus, d’idées ou d’objets[1]. Elle ne nous entraîne cependant pas toujours sur des chemins tout tracés et il est rare de trouver la collection parfaite de sources. C’est sous cette forme douce-amère que s’est présentée ma propre recherche sur les débuts de la mission des Sœurs de l’Immaculée-Conception de 1910 à 1923 à Canton, en Chine. Explorant le site d’archives en ligne Canadiana, j’ai trouvé, par chance, les Annales de la Propagation de la Foi pour les provinces de Québec et de Montréal (APF). Cette revue est publiée par l’Œuvre de la Propagation de la Foi, organisme laïque qui s’adresse à un public élargi[2]. Le potentiel des APF pour une analyse transnationale m’a tout de suite intéressée. Elle constitue une excellente source pour documenter l’aire d’influence des congrégations missionnaires du Québec et retracer les déplacements des religieuses ou des religieux. La revue contient en outre de nombreuses lettres de missionnaires catholiques qui s’adressent aux fidèles des différentes missions religieuses dispersées un peu partout dans le monde.

Publiée pour la première fois en France au début du XIXe siècle, la revue diffuse sa première série canadienne pour le diocèse de Montréal en 1839. À la fin du XIXe siècle, les Conseils diocésains de Montréal et de Québec concluent une entente afin de réunir les deux provinces religieuses dans un unique périodique. Cette série, connue sous le titre Annales de la Propagation de la foi pour les provinces de Québec et de Montréal, fut publiée de 1886 à 1923[3]. C’est d’elle dont il sera question ici.

Les APF ne cessent pas d’exister au Canada après 1923. Elles sont simplement rapatriées à Rome, où les différentes séries de la revue existant dans le monde catholique seront réunies de 1924 à 1974 en une seule et unique publication. Mon objectif de départ était de continuer ma recherche avec cette nouvelle série des APF. Malheureusement, sa numérisation a été effectuée de manière moins assidue que la série québécoise recensée dans Canadiana. Même si cette nouvelle série des APF est très intéressante, surtout pour une recherche sur les Sœurs de l’Immaculée-Conception (MIC) et leur œuvre en Asie, son inaccessibilité la rendait peu satisfaisante. En raison de ces restrictions, je me suis donc uniquement penchée sur l’étude d’une seule série, celle des Annales de la Propagation de la foi pour les provinces de Québec et de Montréal. Il m’a été possible d’accéder à plusieurs dizaines de numéros datant de la période m’intéressant grâce à la plateforme d’archivage Canadiana

Cette revue m’a permis d’avoir accès à certaines lettres écrites par les Sœurs Missionnaires de l’Immaculée-Conception. Cette congrégation ayant pour vocation de propager la foi chez les« nations infidèles », il n’est pas étonnant de la retrouver dès 1910 – cinq années après sa création – dans les APF où elles donnent des nouvelles de leur première mission en Chine, établie à Canton en 1909. Comme il s’agit également de la première mission en Chine des religieuses canadiennes, la revue suit, avec intérêt, son évolution[4].

Parcourir les Annales de la Propagation de la foi m’a ainsi permis d’identifier douze lettres écrites, soit par des sœurs présentes à Canton, soit rédigées par un évêque agissant comme intermédiaire. Destinées au public canadien, ces lettres racontent le quotidien des missionnaires. Leur publication semble motivée par deux impératifs principaux : le désir de faire connaître les réalisations de la mission à un lectorat qui n’a jamais mis les pieds en Asie, et la nécessité de récolter des fonds auprès de la communauté catholique.

Je me suis donc intéressée aux façons selon lesquelles ces objectifs se sont manifestés dans les lettres des MIC dans les APF, de même que l’établissement d’une relation transnationale entre ces représentantes du Québec et la communauté cantonnaise les côtoyant régulièrement.

Le rayonnement de la foi à l’étranger : une noble incitation

La présence des Sœurs Missionnaires de l’Immaculée-Conception à Canton se fait sentir régulièrement dans les APF au cours des premières années de la mission. Des lettres rédigées par les sœurs y paraissent de façon régulière. La propagation de la foi, idée centrale promue par les APF, semble intéresser les responsables de la revue, et les besoins des sœurs en Chine expliquent les fréquentes demandes d’aide qu’elles formulent dans leurs lettres.

Parmi les services que les Sœurs Missionnaires de l’Immaculée-Conception disent offrir à Canton, plusieurs ne visent bien entendu qu’à diffuser la foi catholique, comme les baptêmes d’enfants et d’adultes[5]. D’autres répondent cependant à certains besoins sociaux, de leur point de vue. Elles dirigent ainsi un pensionnat et un orphelinat, offrant leur aide à une région souvent frappée par les épidémies et les guerres de l’opium[6].

Les religieuses missionnaires expriment certains besoins au lectorat des APF. Elles appellent à la charité des lecteurs en vue d’obtenir du financement et des biens matériaux, toujours dans l’optique d’apporter assistance aux Cantonais dans le besoin. Diffusés depuis le XIXe siècle avec le but stratégique de promouvoir le rayonnement de la foi à l’étranger, les périodiques catholiques tels que les APF contribuent à rendre légitime la cause missionnaire chez les fidèles canadiens. En utilisant à la fois l’imaginaire des nations « dans le besoin » et la figure héroïque des missionnaires, un sens de responsabilité est développé chez le lectorat[7]. Le discours missionnaire catholique se base également sur une construction d’un Autre démuni qui attire à la fois la fascination et le mépris, facilitant ainsi son opposition à la figure familière du missionnaire dans laquelle les Catholiques se projettent[8].

Le lien émotionnel très fort développé chez le lectorat envers les communautés païennes est central à la stratégie missionnaire catholique : la compassion est notamment un élément crucial afin de réconcilier la figure de l’Autre avec le Soi[9]. Dans le cas de la mission de Canton des MIC, la compassion générée par l’évocation des Chinois souffrants est l’une des causes décisives derrière les donations faites à la congrégation.

En apportant leur aide aux Cantonais, les religieuses affirment établir des relations propices aux échanges culturels. Bien que leur statut de représentantes de la foi les place en position d’autorité, les sœurs sont conscientes d’être dépendantes dela population cantonaise – la mission ne peut fonctionner sans fidèles[10].  Ce dialogue culturel ne serait donc pas un échange à sens unique. Cependant, la position d’autorité des MIC ne se manifeste pas qu’envers les Chinois qu’elles côtoient à Canton. La publication des récits missionnaires des MIC au Québec contribue à l’élaboration du projet colonial Canadien-français. La circulation de ces récits missionnaires permet en effet la transmission d’un discours impérialiste au public des APF[11]. Les MIC se retrouvent « au cœur du grand mouvement missionnaire québécois du XXe siècle[12] », notamment grâce à leur rôle dans la réorganisation de l’œuvre de la Sainte-Enfance. Leur participation dans la diffusion de cet impérialisme est donc fondamentale à leurs interventions, tant au Canada qu’en Chine[13].

Les lettres des Sœurs Missionnaires de l’Immaculée-Conception publiées dans les APF représentent certes des sources intéressantes, mais elles doivent être utilisées avec précaution. Elles taisent le point de vue cantonais de cette relation transnationale. De plus, il ne faut pas oublier leurs buts : inciter la population canadienne à offrir des dons et démontrer la vitalité de la mission des sœurs. Les lettres fournissent donc une vision déformée des relations entre religieuses canadiennes et laïcs chinois. Le lectorat canadien n’a donc qu’un accès indirect au point de vue des Cantonais.

Diminution de la présence des Sœurs Missionnaires de l’Immaculée-Conception dans les APF

Une fois la mission mieux installée à partir de 1917, la fréquence des lettres que les Sœurs Missionnaires de l’Immaculée-Conception publient dans les APF diminue grandement. Il se passe parfois des années sans nouvelles directes de la mission de Canton. D’autres lettres mentionnent souvent leur mission et leur œuvre, mais les lettres des principales intéressées se font rares. Cette diminution de la fréquence des lettres coïncide également avec la fondation d’un périodique pour la congrégation, le Précurseur. Fondé en 1920, celui-ci a pour but de conscientiser le public canadien-français de l’œuvre des religieuses, l’encourageant en un même temps à contribuer à son financement[14].

Les lettres des Sœurs Missionnaires de l’Immaculée-Conceptionprésentes dans les Annales de la Propagation de la foi possèdent certaines lacunes : la fréquence intermittente de leur publication et la création du Précurseur contribuent à créer un corpus limité. Si ceci limite l’ampleur de ce corpus de lettres, le potentiel de ce dernier pour une lecture transnationale est en revanche indéniable. Les périodiques catholiques tels que les APF contribuent à établir des liens socioculturels entre des communautés dont la distance rend impossibles les interactions directes. Il est en revanche crucial de rester conscient desobjectifs entretenus par les organismes tels que l’Œuvre de la Propagation de la Foi. Les missionnaires agissent en effet dans un contexte de colonialisme qui affecte tous leurs faits et gestes. Ces périodiques demeurent des outils de propagande[15] et doivent donc être traités en conséquence.


Bibliographie

Annales de la propagation de la foi pour la province de Québec et de Montréal, Nouv. sér., 100 (février 1910) : 81-96.

Annales de la propagation de la foi pour la province de Québec et de Montréal, Nouv. sér., 102 (octobre 1910) : 94-96.

Annales de la propagation de la foi pour la province de Québec et de Montréal, Nouv. sér., 114 (février 1915) : 16-21.

Clavin, Patricia. « Defining Transnationalism ». Contemporary European History 14, 4 (2005) : 421-439.

Desautels, Éric et Jean-Philippe Warren. « Urbi et Orbi. Les revues missionnaires catholiques québécoises au XXe siècle ». Études d’histoire religieuse 87, 1-2 (2021) : 43-64.

Drevet, Richard. « Le financement des missions catholiques au XIXème siècle, entre autonomie laïque et centralité romaine : L’Œuvre de la Propagation de la Foi (1822-1922) ». Chrétiens et sociétés 9 (2002) : 79-114.

Gaudreault, Benoit et Catherine Larochelle. « Voix d’enfants canadiens et racisme catholique : l’Œuvre de la Sainte-Enfance au XXe siècle ». Histoire sociale / Social History 56, 115 (2023) : 65-91.

Larochelle, Catherine. « L’apprentissage des Autres : la construction rhétorique et les usages pédagogiques de l’altérité à l’école québécoise (1830-1915) » Thèse de Ph. D., Université de Montréal, 2018.

Larochelle, Catherine et Ollivier Hubert. « Culture coloniale euroquébécoise et missions catholiques dans l’Ouest canadien au XIXe siècle ». Études d’histoire religieuse 85, 1-2 (2019) : 5-21. https://doi.org/10.7202/1064562ar.

Leonardi, Paula. « Universalisation culturelle et mode d’endoctrinement : deux publications des missionnaires de Notre-Dame de La Salette ». sous la direction de Catherine Foisy, Bruno Dumons et Christian Sorrel. La mission dans tous ses états (XIXe-XXIe siècle) : Circulations et réseaux transnationaux. Brussels, Peter Lang, 2021.

Valois, Robert. « Étude bibliographique sur les Rapports de l’Association de la Propagation de la Foi à Montréal » Revue d’histoire de l’Amérique française 4, 4 (mars 1951) : 560-567.


[1] Patricia Clavin, « Defining Transnationalism », Contemporary European History 14, 4 (2005): 422.

[2] Richard Drevet, « Le financement des missions catholiques au XIXème siècle, entre autonomie laïque et centralité romaine : L’Œuvre de la Propagation de la Foi (1822-1922) », Chrétiens et sociétés 9 (2002) : 1-2.

[3] Robert Vallois, « Étude bibliographique sur les Rapports de l’Association de la Propagation de la Foi à Montréal », Revue d’histoire de l’Amérique française 4, 4 (mars 1951) : 567.

[4] Annales de la propagation de la foi pour la province de Québec et de Montréal, Nouv. sér., 102 (octobre 1910) : 95.

[5] Annales de la propagation de la foi pour la province de Québec et de Montréal, Nouv. sér., 100 (février 1910) : 83.

[6] Annales de la propagation de la foi pour la province de Québec et de Montréal, Nouv. sér., 114 (février 1915) : 17.

[7] Paula Leonardi, « Universalisation culturelle et mode d’endoctrinement : deux publications des missionnaires de Notre-Dame de La Salette », sous la direction de Catherine Foisy, Bruno Dumons et Christian Sorrel, La mission dans tous ses états (XIXe-XXIe siècle) : Circulations et réseaux transnationaux (Brussels : Peter Lang, 2021) : 96.

[8] Catherine Larochelle, « L’apprentissage des Autres : la construction rhétorique et les usages pédagogiques de l’altérité à l’école québécoise (1830-1915) » (Thèse de Ph. D., Université de Montréal, 2018), 354-355.

[9] Ibid., 320-322.

[10] Annales de la propagation de la foi pour la province de Québec et de Montréal, Nouv. sér., 102 (octobre 1910) : 95-96.

[11] Catherine Larochelle et Ollivier Hubert. « Culture coloniale euroquébécoise et missions catholiques dans l’Ouest canadien au XIXe siècle », Études d’histoire religieuse 85, no. 1 2 (2019) : 13-14, https://doi.org/10.7202/1064562ar.

[12]Benoit Gaudreault et Catherine Larochelle, « Voix d’enfants canadiens et racisme catholique : l’Œuvre de la Sainte-Enfance au XXe siècle », Histoire sociale / Social History 56, 115 (2023) : 68.

[13] Ibid., 90.

[14] Éric Desautels et Jean-Philippe Warren, « Urbi et Orbi. Les revues missionnaires catholiques québécoises au XXe siècle », Études d’histoire religieuse 87, 1-2 (2021) : 48.

[15] Paula Leonardi, op. cit. : 111-112.