Là où le présent rencontre le passé - ISSN 2562-7716

Catégorie : Catherine Larochelle Page 1 of 2

Penser les héritages coloniaux à travers le théâtre : entrevue avec Salim Djaferi

Entrevue : Christine Chevalier-Caron et Catherine Larochelle, membres du comité éditorial d’HistoireEngagée.ca

Transcription : Kathleen Villeneuve, étudiante à la maîtrise en histoire à l’Université de Montréal

La pièce Koulounisation, écrite, mise en scène et jouée par Salim Djaferi, est présentée du 26 septembre au 7 octobre 2023 au Théâtre Prospero à Montréal. L’œuvre aborde les enjeux relatifs aux événements coloniaux en Algérie par le biais des mots et de la mémoire. À cette occasion, HistoireEngagée.ca a eu le plaisir de s’entretenir avec l’artiste.

Crédit : Thomas Jean Henri

HistoireEngagée.ca (HE) : Vous ouvrez votre pièce en vous demandant comment se dit colonisation en arabe. D’où est venu ce questionnement ? Y a-t-il un événement ou un point de départ précis derrière votre démarche et l’enquête que vous avez menée ?

Salim Djaferi (SD) : Ce point de départ, c’est celui qui dramaturgiquement était le plus sensé, le plus efficace, qui servait le mieux artistiquement la pièce de théâtre. En fait, quand je me suis intéressé à cette grande question, je travaillais sur les différentes façons de nommer ce que, moi, j’appelais à l’époque la guerre d’Algérie. Je m’y suis intéressé parce que j’étais à ce moment-là en stage avec Adeline Rosenstein, une metteure en scène qui dont la pratique est principalement documentaire. Ce stage s’intéressait à la représentation des mouvements d’indépendance au théâtre. Là-dessus, je voulais m’intéresser à l’Algérie. C’est une histoire qui ne m’est bizarrement pas familière, alors que mes grands-parents sont nés en Algérie. Ce n’est pas une histoire que je connais bien, ce n’est pas une histoire qu’on enseigne à l’école. Ce n’est pas une histoire dont on débat énormément en famille non plus ; sans que ce soit un tabou. 

Recension en dialogue : Mononk Jules de Jocelyn Sioui (éditions Hannenorak, 2020) et Voyages en Afghani de Guillaume Lavallée (éditions Mémoire d’encrier, 2022)

Par Catherine Larochelle, membre du comité éditorial d’HistoireEngagée.ca et professeure d’histoire à l’Université de Montréal

Je n’affirme pas être historien, mais plutôt quelqu’un qui s’est intéressé à l’Histoire d’un petit peu trop près. J’en ai même des séquelles.

Jocelyn Sioui

Le livre Mononk Jules de Jocelyn Sioui (2020, éditions Hannenorak) commence avec un avertissement dans lequel l’auteur se positionne par rapport à son expertise historienne. Si Sioui ne se prétend pas historien, à mes yeux, son ouvrage est une tentative réussie de raconter l’Histoire – celle que les historien.ne.s ont longtemps occultée. Qui plus est, il le fait d’une façon pédagogique, hautement accessible et fort agréable. Le livre relate la vie de Jules Sioui, militant wendat né en 1906 et mort en 1990, et qui consacra une part appréciable de sa vie à la lutte pour les droits des peuples autochtones en Amérique du Nord. À travers le récit qui suit la vie de Jules Sioui, grand-oncle de l’auteur (d’où le Mononk du titre), c’est une bonne part de l’histoire politique et sociale du 20e siècle qui se fait jour.

On peut apprécier ce livre pour la trajectoire individuelle qu’il raconte, celle d’un homme mû par une énergie hors du commun, « têtu » comme pas un et issu d’une lignée de guerriers. Il mit à profit ces caractéristiques pour s’opposer au gouvernement fédéral et à ses agents. La vie que Jocelyn Sioui retrace est également celle d’un humain complexe, multidimensionnel et faillible. L’auteur réussit à ne pas faire de son mononk un héros comme l’historiographie canadienne-française l’a fait avec des figures comme Cartier (p. 23-31). Il nous démontre par le fait même qu’il est possible de faire entrer dans l’histoire des personnages importants sans les héroïser.

Les abus de la mémoire-bouclier

Par Catherine Larochelle, membre du comité éditorial d’HistoireEngagée.ca, historienne et professeure à l’Université de Montréal

Le 2 février dernier, La Presse a publié une chronique intitulée « Nos souffrances la font vomir », signée de son collaborateur Maxime Pedneaud-Jobin. Si M. Pedneaud-Jobin veut s’improviser historien, je lui conseille de parfaire sa formation d’abord. Son texte est un parfait exemple d’instrumentalisation pernicieuse de l’histoire.

L’histoire d’une société ne s’explique pas en alignant deux trois faits et en leur faisant dire ce que l’on veut. Sa manipulation est dangereuse et avec elle viennent des responsabilités, car la mémoire collective qui en sort peut nourrir la solidarité sociale, comme elle peut faire l’inverse[1].

Des grands-mères bien utiles

En débutant la lecture de cette chronique, je me suis vite demandé en quoi les aïeules de M. Pedneaud-Jobin étaient liées à toute la controverse entourant la nomination de Mme Elghawabi. Le chroniqueur instrumentalise l’histoire pour nous faire croire que c’est aux souffrances de ses grands-mères aux mains de l’Église que s’est attaquée Mme Elghawabi. Il crée ainsi l’illusion d’un lien causal unissant toutes les souffrances de tous les Canadien.ne.s français.es du passé. Le chroniqueur pousse l’audace jusqu’à aborder le niveau d’instruction des Québécois francophones du milieu du 20e siècle, le comparant à celui des Noirs américains. Non seulement ce genre d’affirmation aurait mérité une référence directe à l’étude qui démontre ce fait, mais surtout ce procédé vise à brouiller les esprits : dans l’histoire du racisme, en fait, les Canadien.ne.s français.es sont surtout (seulement) du côté des victimes, nous dit-il. Qu’il n’y ait aucun lien logique entre la domination britannique à laquelle le tweet de Mme Elghawabi faisait allusion et le niveau d’instruction des Canadiens français en 1960 n’y change rien, le message est passé.

Comprendre les racines historiques du rapport entre le Québec et l’islam

Si on veut mobiliser le passé et l’histoire pour mieux comprendre les enjeux actuels, il serait beaucoup plus productif pour le dialogue (que disent souhaiter plusieurs commentateurs), de regarder le passé québécois non pas pour brandir ses souffrances, mais pour comprendre comment l’islam et le monde musulman ont été représentés historiquement, et quel rôle cet imaginaire a joué dans la construction de l’identité canadienne-française[2].

L’histoire des pensionnats de l’Ouest est une histoire québécoise

Par Catherine Larochelle, membre du comité éditorial de la revue HistoireEngagée.ca

Le passage de l’identité canadienne-française à l’identité québécoise au tournant de la Révolution tranquille et dans le contexte des décolonisations a été un prétexte parfait pour enterrer le plus profondément possible l’histoire partagée de la province francophone avec l’Ouest du pays. Au même moment, le recentrement de l’histoire dite nationale à l’intérieur des frontières provinciales a accentué ce phénomène, de sorte qu’aujourd’hui, une bonne part de la population éduquée depuis cette époque ne fait pas le lien entre le Québec et la colonisation de l’Ouest.

Si les médias commencent à parler des pensionnats établis au Québec au 20e siècle, trop souvent encore, lorsqu’on évoque le rôle joué par les “Québécois” dans des tragédies comme celles de Kamloops, dans les pensionnats de l’Ouest, on reçoit ce genre de réponses:

  • “C’était le fédéral” (comme si la population québécoise n’élisait pas des députés fédéraux qui participaient au gouvernement … rappelons-nous Hector-Louis Langevin)
  • “C’était l’Église et l’Église a aussi opprimé la population canadienne-française” (comme si les religieux et religieuses n’étaient pas canadiens-français… rappelons-nous Albert Lacombe)
  • “On a subi tout autant le joug britannique. Les Français étaient amis avec les Autochtones” (comme si la volonté d’éliminer ces populations n’avait pas commencé au 17e siècle… rappelons-nous le récit de l’âge d’or de la Nouvelle-France).

Du haut de sa tribune populaire, Mathieu Bock-Côté écrivait précisément ceci il y a quelques jours.

Et pourtant.

L’histoire des pensionnats de l’Ouest est une histoire québécoise. L’histoire du génocide canadien est une histoire québécoise.

Émanciper l’histoire. Pour une histoire de la Multitude

Par Catherine Larochelle, Université de Montréal[1]

Je sortais tout juste de la lecture du livre de Laurence De Cock, de Mathilde Larrère et de Guillaume Mazeau, L’histoire comme émancipation[2], dont je devais faire une recension, lorsque je suis tombée sur ce livre – jamais ouvert, malgré les années – dans ma bibliothèque : Grammaire de la multitude, de Paolo Virno[3]. Ce mot – multitude – m’a tout de suite semblé être le morceau manquant du projet d’histoire émancipatrice défendu par cette triade d’historien.ne.s engagé.e.s. Dans son essai, Virno s’attarde au couple peuple/multitude comme conceptualisation du corps social, le second terme devant remplacer le premier, selon lui, pour comprendre les formes contemporaines de la vie sociale. « Le peuple est le résultat d’un mouvement centripète : à partir des individus atomisés vers l’unité du « corps politique », vers la souveraineté. L’Un est l’issue extrême de ce mouvement centripète. La multitude, par contre, est le résultat d’un mouvement centrifuge : de l’Un au Nombre[4] », écrit Virno, mentionnant au passage le beau défi que pose la « multitude » à l’analyse, concept sans lexique, sans codes, et – presque – sans histoire[5]. Il y a là une dialectique fondamentale entre d’une part, l’Unité, l’universel et, d’autre part, la Multitude, la singularité. L’histoire, comme discipline, incarne cette injonction dialectique : astreinte à produire un récit apte à inclure et à rendre lisible la cacophonie de l’expérience humaine singulière et universelle, individuelle et collective, intime et partagée.

On retrouve dans le livre de De Cock, Larrère et Mazeau, cette tension entre un appel en faveur d’une émancipation collective et l’engagement pour une historicisation des expériences de la « multitude », forme historique et contemporaine du corps social, qui permet de porter enfin la voix des oublié.e.s de l’histoire. En revenant sur les différents thèmes abordés dans ces deux ouvrages, je proposerai l’établissement d’un nouveau paradigme pour la discipline historique – une histoire de la multitude – qui s’attaque aux différentes dimensions de la praxis historique universitaire : le récit national et l’écriture de l’histoire, les conditions du travail historien et l’histoire dans la cité. 

Ce texte ne constitue pas une recension de L’histoire comme émancipation, on l’aura compris. Inspirée par la lecture de ce livre et d’autres, je présente plutôt ici un essai sur l’imbrication entre l’écriture des histoires et les formes actuelles de leur fabrication universitaire[6]. Les historiographes me donneront raison, je l’espère : il est impossible de faire l’économie de la relation étroite qui lie le contenu de l’énonciation des conditions matérielles de sa production.

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