L’histoire des pensionnats de l’Ouest est une histoire québécoise

Publié le 8 juin 2021

Par Catherine Larochelle, membre du comité éditorial de la revue HistoireEngagée.ca

Le passage de l’identité canadienne-française à l’identité québécoise au tournant de la Révolution tranquille et dans le contexte des décolonisations a été un prétexte parfait pour enterrer le plus profondément possible l’histoire partagée de la province francophone avec l’Ouest du pays. Au même moment, le recentrement de l’histoire dite nationale à l’intérieur des frontières provinciales a accentué ce phénomène, de sorte qu’aujourd’hui, une bonne part de la population éduquée depuis cette époque ne fait pas le lien entre le Québec et la colonisation de l’Ouest.

Si les médias commencent à parler des pensionnats établis au Québec au 20e siècle, trop souvent encore, lorsqu’on évoque le rôle joué par les “Québécois” dans des tragédies comme celles de Kamloops, dans les pensionnats de l’Ouest, on reçoit ce genre de réponses:

  • “C’était le fédéral” (comme si la population québécoise n’élisait pas des députés fédéraux qui participaient au gouvernement … rappelons-nous Hector-Louis Langevin)
  • “C’était l’Église et l’Église a aussi opprimé la population canadienne-française” (comme si les religieux et religieuses n’étaient pas canadiens-français… rappelons-nous Albert Lacombe)
  • “On a subi tout autant le joug britannique. Les Français étaient amis avec les Autochtones” (comme si la volonté d’éliminer ces populations n’avait pas commencé au 17e siècle… rappelons-nous le récit de l’âge d’or de la Nouvelle-France).

Du haut de sa tribune populaire, Mathieu Bock-Côté écrivait précisément ceci il y a quelques jours.

Et pourtant.

L’histoire des pensionnats de l’Ouest est une histoire québécoise. L’histoire du génocide canadien est une histoire québécoise.

Les missionnaires catholiques, originaires du Québec et de France, étaient très présents dans les Prairies et sur la côte ouest à partir du milieu du 19e siècle. Avant même la structuration par le gouvernement canadien du système des pensionnats dans les années 1880, ils avaient tenté (et parfois réussi) de mettre en place de telles institutions. Pour ce faire, les populations catholiques (celles du Québec et de France) leur fournissaient le financement, les ressources humaines (religieuses enseignantes, frères convers, etc.) et matérielles (chapes, autels, chaussures, etc.). C’est en partie sur ces bases déjà établies que le système s’est ensuite déployé. Il ne s’agit donc pas uniquement de “l’Église”, du “gouvernement fédéral” ou des “Anglais”. Il s’agit pour une part de la population du Canada français.

Au-delà de la présence religieuse et du financement tirés des paroisses canadiennes-françaises, cette histoire prend également place dans les écoles du Québec. Cette idéologie raciste est transmise par le système scolaire à tous les niveaux, dans pratiquement toutes les matières enseignées, pendant plus d’un siècle.

La vérité c’est que la société québécoise a un grand travail à faire pour comprendre le rôle qu’elle a joué dans l’histoire génocidaire canadienne et pour appréhender l’impact de cette rupture mémorielle dans la construction du Québec moderne. Ce travail, il incombe évidemment en partie aux historiens et historiennes. Si autrefois des historiens comme Lionel Groulx ont raconté l’histoire du missionnariat canadien-français dans une perspective épique et raciste, elle reste encore largement à écrire dans un contexte de réparations et de recherche de vérité.

***

Ma nouvelle recherche porte sur l’héroïsation du Père Albert Lacombe. Né à Saint-Sulpice (L’Assomption) en 1827, il fut l’un des missionnaires catholiques les plus célèbres des deux derniers siècles. Sa notoriété dépassait le cadre du Québec, il était reconnu au Canada, aux États-Unis, en Irlande, en France. L’une de ses biographies (elles sont nombreuses) fut traduite en polonais. Un acteur d’Hollywood l’a interprété dans un western de 1949.

Et pourtant, je ne savais rien de lui jusqu’à il y a quelques années. La Révolution tranquille l’a effacé de la mémoire québécoise et des manuels scolaires. Lorsque j’ai imaginé mon projet de recherche, je n’avais pas encore bien saisi le lien entre Lacombe et le début du système des pensionnats. Je savais qu’il avait été très lié à la colonisation de l’Ouest : médiateur entre le gouvernement, les compagnies et les communautés métisses, niitsítapi, nehiyawak; pacificateur lors de la Rébellion du Nord-Ouest; interprète lors de la signature de traités territoriaux; proche de Van Horne du Canadian Pacific Railroad; interlocuteur de John A. MacDonald; ami de Lady Aberdeen. Sa réputation le précédait partout. Au Québec, il était un véritable héros. Un héros vivant, puis mort. Les biographies se sont succédées. Les anecdotes de sa vie missionnaire étaient connues des enfants longtemps après sa mort en 1916. Tout cela forme le cœur de mon projet.

Les historiens et historiennes ont déjà montré comment la dépossession territoriale des nations autochtones et l’annexion des Prairies ont été centrales dans la construction nationale canadienne à la fin du XIXe siècle – construction symbolique et physique. Mais quelle était l’importance de cette conquête coloniale au Québec ? Comment la conquête coloniale de l’Ouest canadien a-t-elle été interprétée au Canada français au XIXe siècle et au début du siècle suivant ? Que signifiaient les lettres et les discours du Père Lacombe dans les milieux canadiens-français ? Quels arguments étaient les plus à même de susciter les dons des « métropolitains » montréalais ? Comment sa réputation de missionnaire héroïque a-t-elle pris forme durant les premières décennies de son missionnariat? Ces questions orientent mon enquête.

Puis arriva la nouvelle de Kamloops.

Le même jour, plongée dans les archives, encore au début de ce projet, je lis une lettre de Lacombe écrite de Saint-Joachim (Edmonton) en juin 1895 à la mère supérieure d’une congrégation québécoise de Nicolet. Il mentionne qu’il pourrait lui envoyer deux jeunes filles métisses parlant “l’anglais, le français et le Cris”. “Je pense que la mère me les donnerait volontiers”, écrit-il.  Ces enfants viendraient “remplacer” une jeune métisse décédée alors qu’elle avait été vraisemblablement envoyée dans cette institution de Nicolet par Lacombe.

Puis, viennent d’autres archives où j’apprends qu’il fut le fondateur et premier directeur de l’école industrielle de Dunbow (High River) en Alberta – l’une des trois premières écoles industrielles mises sur pied par le gouvernement fédéral. Lors de son oraison funèbre, un collègue dira de lui : « il remue ciel et terre afin de faire adopter par le Gouvernement un plan tout nouveau pour la civilisation et la christianisation des sauvages. C’est l’établissement, pour les Indiens, d’écoles industrielles et d’écoles internes. Il prouve si bien au Premier Ministre la nullité des Écoles du jour dont on les a dotés, qu’il obtient gain de cause complet. L’école Industrielle de St. Joseph, à la porte de Calgary, est fondée[1]. »

Plusieurs enfants sont décédés dans cette école. En 1996, une érosion sur le terrain de l’ancienne école mène à la découverte des restes de plusieurs de ces enfants, dans des sépultures restées anonymes. L’histoire, semblable à celle de Kamloops, a donné lieu à un court métrage en 2014. 

***

Architectes de ces pensionnats, ils furent plusieurs : Ryerson, MacDonald, Langevin, Grandin, Lacombe. D’autres s’ajouteront. Ma recherche ne porte pas sur le rôle de Lacombe dans la mise sur pied des pensionnats de l’Ouest. A-t-il vraiment été celui qui a convaincu MacDonald et Langevin de mettre sur pied ces institutions ou est-ce une exagération dans l’oraison funèbre d’un “héros”? Ce n’est pas là la vérité que je cherche. Ce que je veux savoir c’est : comment la population du Québec considérait-elle Lacombe? Comment le soutenait-elle? Comment l’héroïsait-elle? Et comment ses actions et leur interprétation ont-elles constitué une brique importante dans la construction du nationalisme canadien-français? Cette histoire, elle est liée, profondément, à celle des pensionnats. Et ce sont ces liens qu’il me faudra éclaircir.

Comme chercheuse je ne peux passer mon chemin devant ces archives. Sans changer l’angle de ma recherche, je dois prendre acte de ces traces. Je dois noter les noms, lorsque mentionnés, de ces enfants. Et trouver une façon de rappeler leur mémoire.


[1] Oraison funèbre prononcée par le R. P. H. Leduc, o.m.i. Je remercie Benoit Gaudreault d’avoir attiré mon attention sur cette archive.