Concevoir Ododo Wa/Nos histoires*
Citer cet article
APA
Masson, I. et Wa, O. (2020). Concevoir Ododo Wa/Nos histoires*. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=10153Chicago
Masson Isabelle et Ododo Wa. "Concevoir Ododo Wa/Nos histoires*." Histoire Engagée, 2020. https://histoireengagee.ca/?p=10153.Par Isabelle Masson
Version PDF
Cette semaine, nous entamons la publication d’une série de cinq articles portant sur l’exposition Ododo Wa : Filles en temps de guerre, présentée au Musée canadien pour les droits de la personne jusqu’en novembre 2020. Le présent texte en est l’introduction. Cette série a également été publiée en anglais sur ActiveHistory.ca. Vous trouverez les autres textes de la série ici.
L’équipe d’HistoireEngagée.ca est heureuse de partager avec ses lectrices et ses lecteurs ces textes d’Isabelle Masson, d’Annie Bunting et de Patricia Trudel, de Grace Acan, d’Evelyn Amony et de Gilbert Nuwagira. Allant d’importants témoignages de femmes ayant vécus des expériences de guerre à des réflexions sur l’élaboration de l’exposition et ses pérégrinations, en passant par les enjeux de la recherche, ces textes nous mènent au cœur d’une expérience muséale unique et d’un pan important de l’histoire des droits de la personne. Nous espérons que vous serez inspiré.e.s par ces récits et intéressé.e.s par cette proposition muséale importante. Bonne lecture!
L’exposition Ododo Wa : Filles en temps de guerre a été inaugurée au Musée canadien pour les droits de la personne (MCDP) le 23 octobre 2019. Située au cœur d’une galerie appelée « Les droits aujourd’hui », l’exposition combine des images, des objets et des films présentant les histoires de Grace Acan et d’Evelyn Amony. Les deux femmes ont toutes deux été enlevées par l’Armée de résistance du Seigneur (LRA), dans le nord de l’Ouganda, et contraintes à l’esclavage conjugal pendant leurs années de captivité.
Mon approche conceptuelle cherche à amplifier la voix des femmes et à mettre en valeur leur action en se concentrant sur leurs expériences avant, pendant et après le conflit armé. Le processus d’élaboration de l’exposition, qui s’est étendu sur trois ans, a été marqué par une volonté résolue de (dé)faire les représentations culturelles des expériences des filles et des femmes en temps de guerre. Les décisions relatives à la conservation ont été prises en étroite collaboration avec Grace Acan et Evelyn Amony ainsi qu’avec notre partenaire d’exposition, le projet Esclavage conjugal en temps de guerre : Partenariats pour l’étude de l’esclavage, du mariage et des masculinités (ECtG). Le projet de recherche ECtG, financé par le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), est un partenariat international entre organisations qui travaillent avec des communautés touchées par la guerre sur la question de la violence sexuelle. Il est dirigé par la professeure Annie Bunting, de l’Université York, et coordonné par Véronique Bourget.
Dès le départ, il était clair que nous essayions de déstabiliser la perception occidentale selon laquelle les filles et les femmes africaines sont des victimes impuissantes de la guerre, marginales par rapport au déroulement de la violence militarisée et sans rapport avec ses mécanismes fondamentaux. Dans la phase préliminaire de développement du contenu, le projet ECtG a facilité des entretiens d’histoire orale avec Grace Acan et Evelyn Amony. Des extraits de ces entrevues (enregistrées à Vancouver et à Toronto au printemps 2018) ont été sélectionnés et constituent le cœur des deux courts métrages présentés dans l’exposition. Dans leurs entretiens et dans leurs mémoires respectifs, Grace Acan et Evelyn Amony racontent plus de deux décennies de guerre entre la LRA et le gouvernement ougandais, à partir du milieu des années 1980, selon la perspective unique de leurs expériences personnelles de jeunes filles, d’adolescentes et de femmes. Leurs récits sur l’action des femmes, la leur et celle d’autres femmes – mères, grand-mères, enseignantes, soldates, « co-épouses » – brossent un tableau différent de la guerre. Ils exposent ses formes de violence et de relations sociales dominantes et révèlent ce qu’implique la survie, tant pendant qu’après la guerre.
Leurs récits mettent en évidence les réalités de l’esclavage conjugal dans la guerre – l’esclavage pour le travail forcé, y compris l’esclavage sexuel et le travail à des fins de reproduction sociale et biologique. Des milliers de filles ont été enlevées pendant la guerre en Ouganda. Elles étaient retenues en captivité et travaillaient comme main-d’œuvre asservie dans les camps, ainsi que sur les lignes de front. Là, elles devaient répondre aux besoins quotidiens de l’armée rebelle, survivant à sa violence et à celle de l’armée ougandaise que les rebelles affrontaient fréquemment. Lorsque les filles ont atteint la puberté, elles ont été contraintes à la servitude sexuelle, chacune obligée de servir comme l’une des nombreuses épouses d’un commandant ou d’un soldat. Evelyn Amony a été forcée d’épouser le chef de la LRA, Joseph Kony. C’était, cependant, une décision explicite de l’équipe des expositions d’exclure les images ou les séquences le montrant lui ou tout autre commandant de la LRA. En fait, on a décidé, après avoir examiné des heures d’images d’actualités de la guerre représentant strictement des hommes en armes, d’orienter les films créés par le MCDP dans une tout autre direction.
Dans l’exposition, la vie quotidienne en captivité est représentée par des dessins de camps de la LRA réalisés par des survivantes ainsi que par la reproduction d’une meule de pierre, un objet que Grace Acan et Evelyn Amony ont toutes deux mentionné pour décrire leur travail quotidien. Les dessins à la main sont incorporés comme éléments visuels dans l’ensemble de la conception graphique de l’exposition, ainsi que dans les films. Ces films, qui illustrent des moments et des expériences clés dans les histoires personnelles de Grace Acan et d’Evelyn Amony, sont constitués à la fois de segments d’entretiens et de séquences d’animation, qui rappellent ces dessins originaux.
Les scénarios ont été élaborés en étroite collaboration avec les deux femmes et le projet ECtG, qui a réuni des survivantes, des spécialistes en recherche ainsi que des militants et des militantes de pays d’Afrique orientale, occidentale et centrale pour un atelier à Kigali, au Rwanda, au début de l’année 2019. Une séance de cet atelier portait spécialement sur l’approche de notre exposition et présentait des ressources visuelles et des dessins préliminaires pour discussion et commentaires. Lors d’une séance fermée entre Grace Acan, Evelyn Amony, Véronique Bourget et moi-même, nous avons également pu réviser soigneusement les scénarios des films et examiner les extraits d’entrevues sélectionnés. Les discussions sur le contenu des films portaient entre autres sur la révision de la traduction des clips originaux de l’entrevue d’Evelyn Amony en langues acholi-luo. La signification de chacun des mots traduits a donné lieu à d’importantes conversations sur la justice au lendemain du conflit. Il est apparu clairement que la justice, du point de vue de Grace Acan et d’Evelyn Amony, implique de répondre à leurs besoins ainsi qu’à ceux de leurs enfants nés de la guerre.
Cette approche collaborative de la conservation est devenue, au fil des mois et des années du développement de l’exposition, une conversation continue sur le rôle des femmes, l’engagement féministe et éthique et, plus important encore, une expérience d’autorité partagée. Les images, les mots et les objets sont tous devenus des sujets de conversation sur la signification, l’interprétation et la représentation. Une telle approche contraste fortement avec les expériences de nombreuses survivantes qui ont raconté leur histoire à maintes reprises à des spécialistes en recherche, à des journalistes ainsi qu’à des travailleuses et des travailleurs d’ONG, mais qui n’ont aucun contrôle sur la façon dont leurs histoires sont utilisées et qui retirent peu d’avantages à les partager. C’est de ces réflexions qu’est née l’idée de faire une tournée de l’exposition en Ouganda et dans d’autres pays afin de susciter et de maintenir des dialogues communautaires sur la justice et les réparations dans les communautés touchées par la guerre. L’exposition itinérante est une version plus légère et plus flexible de l’exposition du MCDP. Elle est constituée de quatre panneaux soutenus par des poteaux pliants et comprend deux iPads et leurs supports. Elle a été fabriquée afin de pouvoir être présentée dans une grande variété d’espaces et de contextes qui ne répondent généralement pas aux normes muséologiques de conservation et d’exposition.
La professeure Bunting, Véronique Bourget et moi-même avons réussi à obtenir une subvention de connexion du CRSH pour financer cette tournée. La version itinérante de l’exposition a d’abord été lancée en Ouganda, où le gouvernement a récemment adopté une politique de justice transitionnelle, en partie en réponse à des années de revendication par des groupes de survivantes. Elle a été présentée à quatre endroits, soit au Musée national de l’Ouganda dans la capitale Kampala, pour le lancement, puis dans trois lieux au nord du pays où les communautés ont souffert le plus de la guerre. Dans chaque lieu, l’exposition a suscité d’importantes conversations et soulevé des questions pertinentes sur l’importance de la reconnaissance, des récits, de la justice et de la réparation.
Une question du public de Kampala me vient encore à l’esprit : « Pourquoi avons-nous besoin que des Canadiennes racontent nos histoires? » La question pesait lourd dans le bel espace du Musée de l’Ouganda. De nombreuses personnes présentes ont aussi exprimé le besoin de créer davantage d’espaces et de ressources pour raconter les histoires oubliées ou méconnues, même dans certains cas par les familles, de la guerre en Ouganda. Lors d’un autre événement, après une présentation de Grace Acan et d’Evelyn Amony, une femme du public s’est levée devant l’exposition pour affirmer : « Ce sont nos histoires. » Ce moment a été une affirmation pour les survivantes qui s’étaient rassemblées pour voir l’exposition, ainsi que pour ceux et celles d’entre nous qui ont participé à sa création et à sa tournée.
Deux éléments ont joué un rôle important dans le succès de la tournée en Ouganda : premièrement, la traduction du texte de l’exposition et des films dans les langues luo locales, et deuxièmement la collaboration du Refugee Law Project, l’organisation partenaire ougandaise du projet ECtG, qui a organisé et facilité des événements de dialogue communautaire à Kampala et à Kitgum. Le fait qu’une organisation locale joue un rôle de premier plan a été essentiel pour garantir que les survivantes et les survivants, les aînées et les aînés ainsi que les responsables participent aux événements. Cette réappropriation de l’exposition du MCDP par les communautés locales constitue l’un des résultats les plus significatifs de la tournée. Les prochaines étapes de notre itinéraire sont la Sierra Leone et la République démocratique du Congo, deux pays touchés par la guerre où le projet ECtG a des partenariats de longue date avec des organisations régionales travaillant avec des survivantes de violences sexuelles en temps de conflit.
Avec cette tournée, je souhaite favoriser un dialogue entre les communautés dans lequel les expériences des filles et des femmes sont centrales, un dialogue dans lequel les femmes se font entendre, un dialogue qui découle de la mobilisation des survivantes de la violence sexuelle en temps de guerre et qui y reste lié.
L’exposition Ododo Wa : Filles en temps de guerre est présentée au Musée canadien pour les droits de la personne jusqu’en octobre 2020.
Isabelle Masson est conservatrice au Musée canadien pour les droits de la personne (MCDP). Le MCDP est un musée national situé à Winnipeg, au Manitoba, qui a été inauguré en 2014.
*Cet article a originalement été publié le 22 avril 2020
Articles sur les mêmes sujets